BRIGITTE LAINÉ (1942-2018)
par Philippe Grand, publié dans Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 2018-2019, p. 417-425.
Philippe Grand a notamment été conservateur aux archives de Paris de 1977 à 2004.
« Je sais gré au président de la République d’avoir reconnu l’assassinat de Maurice Audin. La République s’honore, et la vérité ne peut plus être cachée. Je lui sais gré aussi d’avoir redonné une dignité aux harkis qui ont été si maltraités par la France qui avait fait appel à eux »
[/Brigitte Lainé,
lettre à l’ethnologue Noëlle Gérome,
28 septembre 2018, un mois avant sa mort./]
Archiviste et historienne de l’art, Brigitte Lainé, diplômée de l’École des chartes en 1966, fut successivement directeur des services d’archives de la Vendée (1966-1972), conservateur aux archives départementales de la Seine-Maritime (1972-1976), puis aux archives de Paris (1976-2008). Vingt ou trente ans après son départ de La Roche-sur-Yon, elle recevait encore des cartes postales des anciens employés du service qu’elle avait dirigé plus de cinq ans et dont elle ne parlait qu’avec une discrète et évidente nostalgie. Mais sa réserve naturelle ne m’a pas permis d’en savoir plus sur la période qui a précédé sa nomination aux Archives de Paris… Je bornerai donc mon propos aux décennies qui courent depuis 1976, début de sa carrière aux archives de Paris, et dépassent largement la date de son départ à la retraite en 2008. De cette retraite, passée presque à plein temps aux archives de Paris, elle ne semblait guère s’être aperçue, ou si peu ! Le jour venu, elle débarrassa le bureau qu’elle avait occupé trente-deux ans durant pour s’installer à un minuscule coin de table dans la salle de tri du service. C’est là qu’elle devait rédiger l’essentiel de ses imposantes publications, jusqu’alors différées par la fameuse « affaire » – liée au 17 octobre 1961 – qui secoua le petit monde des archives toute une décennie au tournant du siècle. Il n’était pas question qu’elle ne partît la tête haute, ses travaux dûment terminés et livrés à l’imprimeur.
Avant d’aller plus avant, je tenterai d’évoquer la philosophie et la haute conscience professionnelle de Brigitte Lainé, si rudement mises à l’épreuve dans la dernière partie de sa carrière, et cependant restées inentamées. Ensuite, j’exposerai successivement divers aspects de son activité, parfois entrecoupés d’anecdotes, et donnerai enfin, à sa place chronologique, une narration succincte du déroulement de l’« affaire ». Aux yeux de Brigitte Lainé, l’« affaire » n’était qu’un épisode, certes catastrophique, mais épisode tout de même, de la lutte qu’elle n’avait cessé de mener depuis son premier poste à La Roche-sur-Yon pour la défense et illustration des archives patrimoniales, ou destinées à le devenir. Et c’est précisément pourquoi elle tenait à ce qu’il y eût un avant et un après, un peu comme il y eut un avant 1940 et un après 1944. Tout au long de sa carrière, même lorsqu’elle fut placardisée et suspendue de ses fonctions, elle s’en tint aux fondamentaux : elle était une fonctionnaire rémunérée par l’État pour servir le public, et non pas l’État, dont le rôle était de la soutenir dans sa tâche plutôt que de l’entraver, voire la saboter. Elle ne perdit jamais de vue que, depuis la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794), les archives publiques sont la propriété du peuple. Pour autant, extrêmement légaliste, elle n’en appliquait pas moins scrupuleusement la loi sur les archives de 1979, sans se faire d’illusion sur son caractère purement circonstanciel1.
Une archiviste et une citoyenne
Comme la République, Brigitte Lainé était une et indivisible. Choisir entre l’exercice de son métier et son devoir de citoyenne lui aurait paru un non-sens. Et c’en était un. En vérité, jamais elle ne s’est mieux acquittée de sa mission de conservateur qu’au moment précis où elle fut accusée de l’avoir trahie, comme nous le verrons plus loin. Et jamais elle ne remplit mieux son devoir de citoyenne qu’en codirigeant comme directrice scientifique la rédaction et la somptueuse illustration d’un ouvrage d’art sur la basilique de Saint-Denis. Elle ne faisait pas de différence entre le sinistre souvenir des martyrs de la Saint-Barthélemy ou du 17 octobre 1961, par exemple, et la passionnante histoire de l’édification d’un chef-d’œuvre de l’art gothique. À ses yeux, le patrimoine n’était pas plus susceptible de dissimulation que d’ostentation.
Mais après ce long préambule, revenons en arrière. Vieilles connaissances des années soixante, nous nous retrouvâmes en 1977 aux archives de Paris, sans savoir que notre collaboration, dès l’année suivante, durerait plus d’un quart de siècle, pour le meilleur… et pour le pire. Je ne résiste pas au plaisir de raconter comment cela se passa. Lors d’une réunion de service, Jean-Yves Ribault, notre directeur fraîchement arrivé, attira l’attention générale sur la grande misère physique et physiologique (!) des archives judiciaires parisiennes, qu’il s’agît, entre autres, des caves et des greniers du palais de justice de l’île de la Cité, ou des rayonnages croulants de « notre » dépôt d’archives. Il demanda à la ronde : « Qui accepterait de s’y atteler ? » Un silence, et deux doigts se lèvent. Jean-Yves Ribault sourit et nous dit : « Vous ne serez pas trop de deux ! » C’est l’acte de naissance de notre attelage. Je ne soupçonnais pas encore la capacité de travail de Brigitte Lainé. Au bout de quelques mois, elle était la personne qui connaissait le mieux les moindres recoins du dépôt, puis du dépôt annexe de Villemoisson-sur-Orge, lorsque Jean-Yves Ribault l’eut créé. Il n’était guère de série de liasses ou de cartons qui ne conservât quelque trace de son exploration ou de ses recherches : feuilles volantes d’observations, suggestions, corrections, rectifications et pistes diverses. Elle consacrait beaucoup de temps aux lecteurs… et réciproquement : ils ne tardèrent pas à solliciter son assistance en priorité. Mais comme elle ne voulait pas rogner sur la moindre parcelle de son travail scientifique, elle en vint à fixer ses rendez-vous à des heures surréalistes.
Voici une conversation dont j’ai été le témoin :
– « Monsieur, je vous attendrai tel jour à 7 h 30 à l’entrée des Archives.
– Mais n’est-ce pas un peu tard ?
– Monsieur, il ne m’est pas possible de vous recevoir plus tôt. »
Là-dessus, le lecteur prend congé :
« Alors, c’est entendu, tel jour à 19 h 30.
– Mais non, Monsieur, nous nous sommes mal compris : je ne vous ai pas parlé de 7 h 30 du soir, mais de 7 h 30 du matin. Je vous attendrai à l’entrée, car le service ne sera pas encore ouvert. Ainsi, vous aurez tout le temps de m’exposer l’objet de votre recherche, et nous pourrons commencer à la débrouiller. »
Très respectueuse de la hiérarchie – la Constitution au-dessus de la loi, la loi au-dessus du décret, le décret au-dessus du règlement, le règlement au-dessus de la circulaire, la circulaire au-dessus de la note de service -, elle cultivait en revanche un égalitarisme intraitable dans ses rapports humains. Tout interlocuteur était digne d’une considération identique, la plus grande possible, car elle était sa servante et son égale : sa servante comme fonctionnaire, son égale comme être humain. Elle avait toujours la même façon de s’adresser à un lecteur ou à un membre du personnel, directeur ou magasinier : attentive, elle s’exprimait avec une élocution un peu sèche, cachant pudiquement une bienveillance toujours en éveil. Un jour, nous croisons le premier président de la cour d’appel. Brigitte Lainé se précipite sur lui :
« Monsieur le Premier Président, vos archives sont la honte du Palais. Que comptez- vous faire ? » Désarçonné le temps d’un éclair, il réplique en souriant : « À qui le dites-vous ! Mais soyez assurée que je vais m’y attacher sans tarder, avec votre aide ! » Ce qui fut fait quelques mois plus tard.
Enchantée du travail d’un employé, elle le convoqua dans son bureau en ma présence : « Approchez, Monsieur X, j’ai à vous parler. » Silence glacial. Le téléphone sonne. Brigitte Lainé répond : « Rappelez-moi plus tard, je suis occupée. » Elle raccroche, regarde ses notes, puis se souvient de la présence de Monsieur X et le fixe un moment : « Monsieur X, j’ai quelque chose à vous dire. » Un silence, de nouveau. Puis une sorte d’aboiement : « Monsieur X, j’ai à vous dire que je suis très contente de votre travail ! Bon, maintenant, vous me laissez s’il vous plaît. Vous pouvez disposer ! »
Un jour d’inspection. Par chance, l’inspecteur est le seul qui nous soit discrètement favorable :
« Madame Lainé, pourrions-nous convenir d’un jour ? Mardi prochain, par exemple, cela vous conviendrait-il ?
– Certainement pas, Monsieur l’Inspecteur général.
– Alors, peut-être jeudi ?
– Non plus. »
Elle feuillette hâtivement son petit carnet et murmure : « Peut-être le vendredi de l’autre semaine, si cela ne vous dérange pas trop. C’est mon seul créneau possible, Monsieur l’Inspecteur général. » Et l’inspecteur général, luttant contre le fou rire :
« Cela me va tout à fait. Disons vers 10 h ?
– Ne pouvez-vous venir un peu plus tôt ? J’ai beaucoup de choses à vous montrer et à vous expliquer. »
Cet inspecteur était le seul, à l’époque, à avoir de l’humour. Je n’ai pas besoin de le nommer. Quiconque a vécu cette époque rébarbative le reconnaîtra aisément…
En réunion de service, Brigitte Lainé défendait avec férocité le personnel qui dépendait d’elle. Elle n’avait de considération que pour le travail accompli et manquait totalement d’intérêt pour tout le reste. C’est ainsi qu’un employé affecté au service de la salle de lecture et chargé de la réintégration des documents – tâche délicate dans un dépôt vétuste et engorgé – avait le don assez rare de travailler à la fois très vite et très bien. Cela lui laissait le temps de faire une courte sieste, allongé dans une travée qui n’était pas trop fréquentée. Naturellement, il se trouva de bonnes âmes pour le dénoncer à la direction. Il fut même question d’avertissement, de blâme, de sanctions variées. Bref, l’administration administrative dans toute son élégance routinière. Brigitte Lainé s’écria en réunion : « Mais comment trouvez- vous le temps de vous occuper de ces futilités ? Pour ma part, je n’ai rien remarqué, et, de toute façon, je suis aveugle, sourde et muette. » Nous nous amusions parfois à comparer le temps nécessaire à l’encadrement pour éplucher Le Monde avec celui que prenait le « petit personnel » – cela se disait encore à l’époque ! – pour commenter L’Équipe au lendemain des innombrables matches du siècle. Dans l’intimité d’un bureau, on s’informait, toujours dans l’intérêt du service. En revanche, s’attrouper autour d’un journal qui, dans les années quatre-vingts, n’était pas encore lu par l’élite relevait d’un grave relâchement de la conscience professionnelle.
Une archiviste appréciée au delà de la France
La réputation scientifique de Brigitte Lainé s’étendait bien au-delà des frontières, et en particulier dans le monde anglo-saxon. J’ai croisé plusieurs professeurs américains qui m’ont parlé d’elle comme les supporters de foot parlent de Zidane ! Mais elle était imperméable aux compliments, dont généralement elle n’avait même pas conscience. Elle sentait qu’elle était aimée et respectée, cela lui suffisait, et je pense qu’elle en a tiré sa force dans les épreuves.
Outre le secteur de la justice, où nous collaborions partiellement – elle seule assurant le traitement des archives du tribunal de commerce et des vingt tribunaux d’instance (justices de paix) des vingt arrondissements de Paris -, Brigitte Lainé avait en charge celui des finances. À ce titre, elle découvrit en 1990, boulevard Pereire, dans un immeuble appartenant au ministère des Finances, une cave remplie de dossiers… de spoliation des juifs. Viscéralement légaliste, mais tout aussi prudente, elle alerta Jean-Marie Jenn, notre directeur de l’époque, puis envoya sans tarder un rapport aux autorités dont nous dépendions (ministère de la Culture et Ville de Paris). Un an plus tard, officiellement chargée de pousser son enquête plus avant, elle dut constater que, l’immeuble ayant été vendu, la cave avait été vidée de son contenu. Personne, nulle part, n’avait la moindre idée de ce que ledit contenu était devenu… et n’avait pris la peine de la tenir au courant. Cette même année 1990, elle sauva du pilon une pyramide d’objets hétéroclites empilés en vrac dans un obscur recoin du tribunal de commerce. Ici et là, d’autres épaves plus ou moins sordides garnissaient les parois de cette cour des miracles. La culture précédant l’érudition, Brigitte Lainé n’eut aucune peine à identifier un véritable trésor : les dessins et modèles de fabrique déposés au conseil des prudhommes de la fin du XIXe à la première moitié du XXe siècle. Avec le soutien jamais démenti de Jean-Marie Jenn, elle fit transporter la précieuse cargaison au dépôt annexe de Villemoisson-sur-Orge. Des années durant, en collaboration avec d’éminents spécialistes de la restauration et de la photographie, elle anima une équipe d’employés des archives et d’érudits bénévoles, dont Monique Lévi-Strauss, qui mit à profit son expérience de la dentelle. Dès 1993, une exposition fut ouverte, dont le catalogue est une magnifique œuvre d’art. Hélas, quelques années plus tard, le soutien hiérarchique avait disparu. Sous le prétexte que les objets ne sont pas des archives et n’ont donc pas vocation à être conservés dans un dépôt d’archives, la collection des dessins et modèles, hâtivement emballée, fut expédiée dans les locaux humides et dépourvus d’aération de l’entrepôt des pompes funèbres du 104 de la rue d’Aubervilliers – le futur Centquatre, haut lieu culturel de Paris. Par bonheur, tout devait rentrer dans l’ordre avec un nouveau changement. L’intervention du comité d’hygiène et de sécurité permit de venir à bout des moisissures apparues entretemps… y compris sur le corps des employés manutentionnaires !
Brigitte Lainé était une historienne de l’art, très à l’aise dans les fonds des commissaires-priseurs, l’un des joyaux des archives de Paris. Elle était en relations suivies avec Anne Pingeot, qui la sollicitait souvent pour des identifications de tableaux du musée d’Orsay, avec Martine Kahane, alors directeur de la bibliothèque – musée de l’Opéra et future cofondatrice à Moulins du Centre national du costume de scène, et avec tant d’autres personnalités du monde des arts et de la culture. Elle avait horreur qu’on la crût indispensable. Elle l’était !
Pendant des années, nous passâmes le plus clair de notre temps au Palais de Justice, à trier les dossiers correctionnels et d’appel correctionnel de la IVe République et du début de la Ve (1948-1962). Il était trop tard pour sauver ceux de la guerre et de la Libération, décimés en application littérale d’un « tableau de gestion » qui préconisait sans l’imposer l’échantillonnage des dossiers d’une année sur dix, en l’occurrence l’année 1943. Malheureusement, l’intégrisme administratif, arasant la hiérarchie des textes législatifs et réglementaires, s’autorisa un tri drastique des dossiers de 1943, outre la mise au pilon massive, sans examen, de tous les autres2. Ce tri avait été effectué à distance, sur simple consultation des répertoires. Les critères étaient la nature du délit et, le cas échéant, les procès célèbres… Tout ce qui paraissait trop répétitif ou banal était impitoyablement rejeté dans les ténèbres extérieures. Déjà pointait le redoutable concept de « gisement d’élimination », précédant en creux, une génération plus tard, celui d’« archives essentielles ». Ayant pris d’emblée la décision de consulter tous les dossiers, un à un, nous découvrîmes rapidement que leur sauvetage ne pouvait faire l’impasse sur toutes sortes d’affaires : vagabondage – délit qui subsista jusqu’en 1992 -, prostitution et affaires de mœurs, infraction sur la législation des étrangers, marché noir et fraudes sur la qualité des marchandises, etc. Ainsi furent sauvés nombre de traces des gigantesques déplacements des populations de l’Europe centrale. Nous décidâmes de conserver intégralement les dossiers de la chambre des mineurs : tous contiennent en effet l’interrogatoire des membres de la famille, la description du lieu d’habitation et un rapport d’assistante sociale.
Cette régularité était entrecoupée d’expéditions, parfois imprudentes, dans le labyrinthe des caves. Il nous arriva un jour qu’ayant oublié l’heure de l’extinction des feux nous fûmes plongés dans le noir et tenus à une immobilité absolue, les environs étant hérissés de chausse-trapes, jusqu’au passage du veilleur de nuit. Nous lui fîmes grand-peur. Par bonheur, il n’était point armé et nous ne fûmes pas abattus. C’est à l’occasion de l’une de ces expéditions que nous eûmes la chance de découvrir, dans les locaux de la chaufferie, deux grands cartons de disques 78 tours… intitulés « Radio- Paris », destinés à être brûlés avec toutes sortes de déchets. Notre cœur s’arrêta de battre ! Envoyés à l’Institut national de l’audiovisuel, auquel ils étaient naturellement destinés, ils y furent restaurés, et une copie fut exécutée pour les archives de Paris. Une surprise de taille nous attendait : un bon tiers de cette centaine de disques ne figurait pas dans les collections de l’INA.
Comme de vrais déménageurs professionnels
Vers le milieu des années 1980, d’importants travaux étaient prévus au Palais de Justice. Comme à des chiffonniers – mais les archivistes en ont l’habitude ! -, il nous fut demandé de vider en urgence un grand nombre de caves et de greniers, plus ou moins accessibles après force colimaçons et lacis de boyaux au pavé ou plancher inégal, interrompus çà et là par des portes aux gonds branlants : une fois déverrouillées, elles ne pouvaient être maintenues soit ouvertes soit fermées… gare à qui les recevait en plein nez, faute d’avoir assuré son pied ! Ne disposant que d’une modeste camionnette, nous dûmes faire appel à un camion semi-remorque qui eut à assurer un grand nombre de navettes. Le plus difficile avait été d’obtenir de cinq administrations différentes – cinq ! – l’autorisation de le faire stationner dans la cour d’honneur : sauf erreur, je crois me souvenir qu’il s’agissait des ministères de la Justice et de l’Intérieur, de la préfecture de Paris, de la préfecture de Police et de la mairie de Paris. Tenter de les mettre en communication les unes avec les autres était impensable. De notre part, simples conservateurs, cela eût paru indécent et hors de propos. Une équipe d’une dizaine de magasiniers nous assistait. Il n’était pas question qu’un seul d’entre eux fût en retard, car nous changions fréquemment de destination, et tenter la moindre explication sur l’itinéraire du jour était aussi peu imaginable que pour Thésée de s’échapper du labyrinthe sans le fil d’Ariane. Or le seul point de rendez-vous facilement accessible était le bar du Palais. Plutôt qu’une heure fixe, un créneau horaire souple fut adopté. Par conséquent, l’habitude fut prise de se retrouver chaque matin autour d’un café entre 9 h et 9 h 30, juchés sur de hauts tabourets le long du comptoir. À 9 h 30 pile, nous quittions le bar à la queue-leu-leu. Il était entendu que quiconque arriverait à 9 h 31, ne trouvant personne, n’aurait plus qu’à rentrer chez lui. Malgré des conditions de travail éprouvantes – caves glaciales, greniers surchauffés, poussière séculaire, aération impossible, chaussetrappes redoutables sur des planchers pourris -, nous n’eûmes pas une seule défection. Les magasiniers étaient assez nombreux pour faire la chaîne comme de vrais déménageurs professionnels. Ils économisaient ainsi du temps et de l’énergie, si bien qu’ils en vinrent souvent à finir leur tâche bien avant la fin du délai raisonnablement prévu. Ils pouvaient « quitter plus tôt », comme on disait alors, et parfois bénéficier d’un jour de congé supplémentaire. Tout finit par se savoir, et, malgré le soutien de Jean- Yves Ribault, nous eûmes des comptes à rendre à l’administration centrale de l’époque : en vertu de quoi des magasiniers étaient-ils dispensés de pointage ? Qui les surveillait ? Ces comptes, nous ne les rendîmes pas : nous agissions « sous couvert » de notre directeur… qui fut sévèrement tancé pour avoir toléré notre comportement « laxiste ». Et puis, comment faire comprendre à ces apparatchiks – plus préoccupés du comportement au travail que du travail lui-même et de ses résultats – que nous avions tout simplement retroussé nos manches, comme le font la grande majorité de nos confrères dans toute la France ! Ce fut l’âge d’or de notre collaboration.
Une année, nous fûmes alertés sur une menace pesant sur les archives des grands marchés et entrepôts de la capitale, de la Villette à Vaugirard. Au rythme des démolitions post-pompidoliennes, et dans l’attente de leur destruction, ces archives avaient été regroupées pêle-mêle, les années précédentes, dans quelques bâtiments de Bercy eux-mêmes promis à la destruction dans le cadre du réaménagement des anciens entrepôts : les sources majeures de l’histoire économique de Paris étaient en danger. Ayant réussi à être informés sur la chronologie des démolitions, nous nous attaquâmes à ces terrils d’un nouveau genre. Ce fut une course contre la montre devant les bulldozers, seuls à fixer l’ordre de priorité. Notre emploi du temps en fut affecté : pendant une année, les autres chantiers prirent du retard, et en particulier celui du Palais de Justice. Aux archives de Paris, nous n’assurions plus que les permanences scientifiques et l’assistance aux lecteurs. Cette année-là, notre réputation d’absentéisme frondeur s’étendit considérablement : « Ils ne sont jamais là, on ne sait pas ce qu’ils font, ce sont des électrons libres. » Et même : « Ils doivent être à la campagne » !
Le témoignage de Jean-Luc Einaudi au procès Papon
J’en viens à l’affaire qui illustra la dernière partie du parcours scientifique et citoyen de Brigitte Lainé, l’un et l’autre ne faisant qu’un, comme je l’ai déjà souligné. Connu surtout pour son ouvrage sur le massacre du 17 octobre 1961 (La bataille de Paris : 17 octobre 1961, Paris, 1991), l’historien Jean-Luc Einaudi n’avait pu le mener à bien, l’accès aux archives lui ayant été refusé, qu’à l’aide des récits de survivants, laborieusement retrouvés des deux côtés de la Méditerranée. À ce titre, il témoigne au procès Papon en octobre 1997. Quelque temps après le verdict, il publie dans Le Monde une tribune où il affirme que le massacre a été perpétré « par des forces de l’ordre agissant sous les ordres de Maurice Papon » (20 mai 1998).
L’été suivant, Papon dépose contre lui une plainte en diffamation. Le procès est fixé pour février 1999. D’ici là, Einaudi devra apporter la preuve du massacre. Depuis quelques mois déjà, il multiplie inlassablement les démarches auprès de plusieurs ministères et autres institutions : entre décembre 1997 et août 1999, il sollicite une soixantaine de dérogations. Autant d’échecs. Plus grave : la demande adressée aux archives de Paris n’est pas honorée de la moindre réponse. La date du procès approchant, il ne sera plus en mesure d’étayer sa défense. Il n’existe plus qu’un seul recours légal : la citation comme témoins des archivistes en charge des archives judiciaires, c’est-à- dire Brigitte Lainé et moi-même. Notre témoignage étant rigoureusement le même, nous décidons d’intervenir, Brigitte Lainé oralement, et moi-même par écrit. Appelée à la barre le 11 février 1999, Brigitte Lainé décrit sobrement, d’après la centaine de dossiers d’instruction subsistants3, les divers modes d’exécution des Algériens, et plus particulièrement le plus courant : la strangulation par torsion de la courroie de la matraque, à l’image du garrot espagnol. À la remarque perfide selon laquelle aucun des documents cités n’a été mis sous les yeux du tribunal, elle rétorque qu’il serait aisé de les envoyer quérir par une estafette. Le président Montfort ne l’a pas jugé utile. Il lui a fait confiance…
Le lendemain, le réquisitoire de Vincent Lesclous, substitut du procureur de la République, frappe la salle de stupeur. En voici le passage décisif : « Il y a eu un nombre important de morts. Des pauvres morts qui, pour certains d’entre eux, pèsent lourd sur la conscience. C’était, pour la plupart, des gens simples et laborieux. Pour la plupart, ils resteront anonymes. Dans la rue et dans les centres d’identification, certains des tueurs portaient des uniformes. » Les auteurs du carnage ne sont pas seulement « les meurtriers eux-mêmes, qui ont vu jaillir le sang sous leurs coups », mais aussi « la hiérarchie intermédiaire [de la police, qui, étant] sur les lieux, n’a pas arrêté les tueurs et n’a pas dénoncé les faits ». Dans la bouche d’un jeune substitut, le réquisitoire s’est fait plaidoirie, comme venue en renfort de celle de Pierre Mairat, l’avocat de Jean-Luc Einaudi. Pour la première fois, un représentant de l’État reconnaît la réalité d’une tuerie de masse perpétrée de sang-froid sur de pauvres gens sans défense par d’autres représentants du même État4. C’est pourquoi la journée du 12 février 1999 est historique.
Quelques semaines plus tard, la relaxe d’Einaudi parut être la conclusion de l’affaire. Il n’en fut rien : ce n’était qu’une étape. Certes, Jean-Luc Einaudi était enfin reconnu comme historien, mais il n’eut pas accès à la totalité de la documentation nécessaire à la réécriture de son ouvrage. Ce fut laborieux et émaillé d’incidents de toutes sortes. Quant à Brigitte Lainé, la confiance que les magistrats lui avaient publiquement accordée sonnait, bien malgré elle, comme l’éclatant désaveu de la partie la plus offensive de l’establishment archivistique. L’indignation était d’autant plus forte qu’elle était désormais sans fondement et n’avait plus d’objet, la légalité ayant été, comme toujours, scrupuleusement respectée par l’« intéressée », comme on dit en langage administratif. Aucune poursuite judiciaire n’était plus envisageable, malgré une campagne de calomnies sans précédent, curieusement soutenue par la municipalité de droite, puis de gauche, pour d’obscures et très secrètes – ou pas si secrètes ? – raisons politiques.
Une campagne de dénigrement contre les lanceurs d’alerte
Rapidement conscients de la situation, des universitaires étrangers rédigèrent une pétition de soutien, qui parut dans Libération dès le 6 mars 1999 : « Brigitte Lainé s’est dépensée sans compter pour nous, les utilisateurs des archives, et son geste devant le tribunal relève tout aussi directement de sa conscience professionnelle. Il est indécent qu’on puisse même songer à réprimer un tel comportement. Nous tenons donc à ce que ce témoignage de notre soutien soit connu, et que Brigitte Lainé reçoive des Archives de France non des brimades mais des louanges. »
Nous étions devenus les moutons noirs des Archives. À défaut de nous faire juger pénalement, à défaut de nous révoquer ou simplement muter ou rétrograder, il ne restait qu’à nous suspendre de nos fonctions et à entreprendre un harcèlement moral qui ne se relâcha guère pendant plusieurs années, en dépit de deux jugements du tribunal administratif intimant à la mairie le retour au statu quo ante. Ce qui ne fut jamais fait. Même si en 2005, enfin, Brigitte Lainé devait se voir apparemment rétablie dans une partie de ses fonctions. Avec le recul, « cette misérable affaire laisse un goût nauséabond », s’indigne le professeur Jean-Yves Mollier.
C’est alors que Brigitte Lainé atteint un sommet insurpassable et qu’elle se révèle comme la grande dame qu’elle a toujours été. Si longtemps empêchée de travailler par sa propre hiérarchie, elle décide de rattraper le temps perdu, sans tenir le moindre compte de son départ à la retraite en 2008. Et elle y parvient si bien qu’une liste exhaustive de ses travaux est une entreprise malaisée. En tout état de cause, je n’ai jamais rencontré un historien français ou étranger ayant eu à se documenter aux archives de Paris qui n’ait eu recours à sa stupéfiante érudition, son inlassable curiosité et son dévouement sans limites au service public. Comme l’écrit Jean-Yves Mollier, « c’est elle qui a sauvé l’honneur de la profession » ; même témoignage chez Annie Lacroix-Riz : « Brigitte Lainé a dû se battre contre sa hiérarchie pour pouvoir travailler conformément à sa haute conception d’une histoire indépendante [des puissants]. »
Durant toute sa carrière, Brigitte Lainé a toujours pris au sérieux les principes fondateurs des archives publiques : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » (article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) ; « Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et aux heures qui seront fixées, la communication des pièces qu’ils renferment » (article 37 de la loi du 7 messidor an II). Elle était très consciente du dessaisissement progressif du peuple, propriétaire théorique de ses archives, au profit de l’État, tout au long des XIXe et XXe siècles.
Elle avait le respect de la loi chevillé au corps et les entorses à la loi l’indignaient, telles que la disparition opportune de documents intéressant une affaire en cours. Cela pouvait aller jusqu’à la « destruction de preuve », réprimée par l’article 434 du code pénal. D’autres pilonnages d’archives étaient simplement préventifs, quelques lacunes de la loi sur les archives permettant une interprétation fort lâche de l’obligation – tout au moins morale ! – faite aux administrations de « verser » leurs archives. Seuls les abus les plus apparents furent dénoncés et, faute d’une documentation hâtivement éliminée ou dissimulée, assez légèrement sanctionnés : faux électeurs, emplois fictifs, frais de bouche, opacité de la questure (chambre des comptes spéciale de la mairie de Paris) et destruction de toutes ses archives… Responsables à tout le moins d’une passivité inexcusable, les administrations des Archives de France et de Paris choisirent de fermer les yeux et de s’acharner sur les lanceurs d’alerte, et singulièrement Brigitte Lainé, considérée, à tort ou à raison, comme la meneuse !
Enfin, on ne saurait passer sous silence un aspect essentiel du tempérament et de l’action de Brigitte Lainé : profondément chrétienne, elle remplit pratiquement les fonctions d’une assistante sociale aux Archives de Paris. Une bonne partie de son temps libre était consacrée à résoudre les difficultés administratives d’employés perdus dans ce monde kafkaïen, et particulièrement lorsqu’ils étaient affaiblis par la maladie. Même cela fut utilisé contre elle : « De quoi se mêle-t-elle ? » Mais, enfin, la tempête se calma. Autres temps, autres mœurs. À partir de 2005, comme il est dit plus haut, elle put enfin se livrer tout entière à la rédaction d’une œuvre colossale, depuis longtemps mûrie dans sa tête industrieuse.
Le 14 juillet 2015, Brigitte Lainé était faite chevalier de la Légion d’honneur. Le 5 mars 2020, les nouveaux élèves admis à l’Institut national du patrimoine décidaient de baptiser leur promotion « Brigitte Lainé »5.
Pour en savoir plus sur l’Affaire Grand-Lainé, voir Fabrice Riceputi, La bataille d’Einaudi, comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République, Le Passager Clandestin, 2015, (réédition prévue en 2021) et sur le site LMSI « Archives et raison d’Etat. Retour sur l’Affaire Grand-Lainé ». . Lire dans Vacarme : « On choisit un autre métier si on ne veut pas d’ennuis », entretien avec Brigitte Lainé et Philippe Grand » .
Voir aussi sur notre site :
• Une promotion « Brigitte Lainé » d’élèves conservateurs du patrimoine, publié le 9 mars 2020
• Brigitte Lainé ou l’honneur des archivistes français, publié le 10 novembre 2018
• Le pacte du silence, par Sonia Combe, publié le 11 octobre 2011
• Le 17 octobre 1961 et les archives, par Jean-Luc Einaudi, publié le 8 octobre 2011
• Philippe Grand, placardisé cinq ans, publié le 15 juillet 2004
• Brigitte Lainé et Philippe Grand sanctionnés, publié le juillet 2003
• L’honneur retrouvé des deux archivistes, par Jean-Pierre Thibaudat, publié le 18 avril 2003
• Archives de Paris : le placard et la manière, publié le 23 avril 2003
• Des archivistes contre Papon, des journalistes silencieux, par Sonia Combe,
publié le 5 mai 2003
• Deux archivistes toujours au placard, par Jean-Pierre Thibaudat, publié le 17 octobre 2002
• Malaises aux Archives, publié le avril 2002
• Deux gardiens de la mémoire au placard, par Jean-Pierre Thibaudat, publié le 1er juillet 2001
- Caractère sévèrement dénoncé en 1996 par le conseiller d’État Guy Braibant dans son rapport au Premier ministre Les archives en France.
- Quelques années plus tard, la direction des Archives de France corrigea le tir en recommandant la conservation intégrale des documents des périodes troublées telles que les guerres.
- Un bon tiers des dossiers avait mystérieusement disparu, probablement ceux dont le contenu aurait permis d’identifier des policiers.
- Certes, le réquisitoire se terminait, un peu en queue de poisson, et sur un ton peu convaincant, par la demande d’une « peine de principe ». Mais le but n’avait-il pas été atteint ? De toute évidence, Lesclous savait que la relaxe était acquise. Alors, n’avait-il pas déjà pris un risque suffisant en dénonçant le carnage ? Et avec quelle émotion ! Quiconque a la moindre expérience de l’administration connait l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de celui qui manque aux usages, si légèrement que ce soit. Or une expression telle que « agissant sous les ordres de Maurice Papon » ne pouvait passer : c’était une incorrection caractérisée, voire une incivilité, envers un ancien ministre, même déchu.
- On trouvera le texte de leur proclamation sur le site de l’Institut national du patrimoine, à l’adresse : http://www.inp.fr/Formation-initiale-et-continue/Actualites/La- promotion-2020-a-choisi-de-porter-le-nom-de-Brigitte-Laine [site consulté le 20 septembre 2020].