par Gilles Manceron
Le grand avocat d’assises qu’était Henri Leclerc nous a quittés le 31 août 2024 et de nombreux hommages lui ont été rendus pour rappeler ses combats. Notamment par le Barreau de Paris, par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), par l’Institut Tribune socialiste (ITS) animé par les anciens du PSU dont il avait été membre, et, le 4 octobre 2024 dans l’auditorium de la Maison du Barreau, par la Ligue des droits de l’Homme dont il a été président de 1995 à 2000. Mais le premier de ces hommages s’est déroulé en Guadeloupe, une semaine après sa mort, au Centre Rémy Nainsouta de Pointe-à-Pitre, en partenariat avec le Coreca (Contact Recherches Caraïbes), sous les auspices de la ville de Pointe-à-Pitre. Et si son combat anticolonialiste et internationaliste, notamment sa défense des indépendantistes algériens, des démocrates marocains et des anticolonialistes guadeloupéens, est quelquefois rappelé – il a fait l’objet d’un podcast de RFI –, il a parfois tendance à être oublié. C’est cet aspect de l’engagement de toute sa vie que nous souhaitons rappeler ici.
Né en 1934, Henri Leclerc est devenu avocat en 1955, à l’âge de 21 ans. Dans son livre d’entretiens avec Marc Heurgon, Un combat pour la justice, qu’il a publié en 1994 aux éditions La Découverte, il souligne que la défense des militants algériens qui luttaient pour l’indépendance de leur pays, celle des Marocains poursuivis par un régime autocratique et celle des Guadeloupéens confrontés à la persistance d’un système colonial ont fait partie des combats les plus importants qu’il ait menés. Sa solidarité internationale était forte et son attachement aux droits de l’Homme correspondait à un réel universalisme.
La guerre d’Algérie
Henri Leclerc raconte dans son livre La parole et l’action, itinéraire d’un avocat militant, publié en 2017 aux éditions Fayard, que, durant ses études, « outre la question brûlante de la guerre d’Indochine, à laquelle les Accords de Genève mirent fin, nous militions avec des étudiants africains ou maghrébins : ils partageaient nos combats et nous intégrions les leurs ». Et aussitôt devenu avocat en 1955, il fut confronté à la défense des indépendantistes algériens.
Il a confié à Marc Heurgon : « J’avais vingt et un, vingt-deux ans, je n’avais jamais plaidé et j’étais brusquement plongé dans la défense de militants algériens ». Il a rencontré deux avocats qui les défendaient, Pierre Stibbe et Yves Dechézelles, et l’un d’entre eux lui a demandé d’assumer la défense d’un militant devant un tribunal militaire qui siégeait dans une prison de Lyon – peut-être dans la sinistre prison du Fort de Montluc, voir notre article – contre lequel la peine de mort allait être requise. « Une guerre intestine faisait rage entre deux groupes de militants nationalistes : le Front de libération nationale (FLN), qui menait le combat en Algérie, et le Mouvement national algérien (MNA), ancien parti du vieux nationaliste Messali Hadj, devenu une sorte de prophète barbu que la République avait envoyé à Belle-Île. Le gouvernement français en profitait et tapait des deux côtés […]. J’étais terrifié : il n’y avait pas un an que je portais la robe. Il était évident qu’il s’agissait d’un assassinat. C’était un “Français musulman”, comme on disait alors, un ouvrier qui travaillait en France pour envoyer quelques sous à sa famille et qui s’était retrouvé embarqué dans cette guerre dans la guerre ». L’officier qui tenait le rôle de commissaire du gouvernement requit la peine de mort. « Je me sentis porté par une rage de le défendre […]. Mon client fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. »
Il a aussi plaidé devant le Tribunal permanent des forces armées (TPFA), rue du Cherche-Midi à Paris, dans cette prison historique où Dreyfus avait été condamné au bagne, en faveur de quatre militants couverts de traces de tortures et amenés les fers aux pieds. A leur contact, dans un contexte où cette justice politique aveugle n’était qu’un instrument aux mains de l’armée, il a écrit avoir compris la légitimité de leur combat. Outre ses confrères Stibbe et Dechézelles, il était aussi ami avec Jacques Vergès qui était impliqué dans le collectif d’avocats proche du FLN, et ce sont eux qui l’ont formé à la défense de ces militants. Par l’intermédiaire de Dechézelles, il a rencontré en 1957 Messali Hadj, à Belle-Ile où il était assigné à résidence. Il écrira dans son ouvrage publié en 2017 : « Le problème de la torture généralisée provoqua une véritable secousse morale. […] Je multipliai les interventions contre la torture dans les réunions publiques, initiant là une réflexion et une action que je n’ai jamais cessé de mener depuis ».
« Je ne me rendis qu’une fois à Alger, mais le procès fut renvoyé. A la place, j’allai visiter des détenus à la prison Barberousse ». Au lendemain du 17 octobre 1961, il a participé à la seule manifestation organisée par une organisation française pour protester contre le massacre des Algériens en plein Paris, celle organisée par le PSU dont il était membre, le 1er novembre 1961, place Clichy. Il continuera toute sa vie à tenter de faire connaître ce combat d’un certain nombre de Français contre la guerre d’indépendance algérienne, intervenant par exemple en septembre 2019 en conclusion du Colloque « Les disparitions forcées du fait des forces de l’ordre françaises dans la guerre d’Algérie ». Comme il s’était élevé vigoureusement en 1991, dans la même salle Victor Hugo de l’Assemblée nationale, contre l’affirmation de l’universitaire engagé mais mal informé Olivier Le Cour Grandmaison selon laquelle aucune manifestation d’une organisation française n’avait suivi la répression sanglante des Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Sur ce sujet, l’Institut Tribune socialiste et d’anciens compagnons de combat d’Henri Leclerc à l’époque comme Bernard Ravenel et Jean-François Merle, ont mis les choses au point pour répondre à ces idées fausses, en publiant en 2021 un ouvrage intitulé « Riposter à un crime d’Etat. Le rôle méconnu du PSU dans la mobilisation contre la répression sanglante de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris » qui restitue ce combat.
La défense des libertés au Maroc
Après la fin de la guerre d’Algérie, Henri Leclerc a effectué de nombreuses missions d’observation au Maroc, pour la Fédération internationale des droits de l’Homme, durant les « années de plomb » du règne de Hassan II. Il a rédigé plusieurs rapports en collaboration avec l’avocat militant marocain Abderrahim Berrada * et d’autres avocats européens défenseurs des droits humains tels Maurice Buttin, Yves Baudelot et Jean Hoss. Abderrahim Berrada a été toute sa vie un ami d’Henri Leclerc et un symbole du même combat, défenseur résolu de la citoyenneté contre l’absolutisme et la servitude, c’est l’une des rares personnalités marocaines qui a refusé de faire le baise-main et la prosternation devant le roi Hassan II. En 1973, il ont fait partie du collectif d’avocats qui défendaient les « frontistes », c’est-à-dire les militants du mouvement marxiste-léniniste Ila al-Amam où étaient présents, entre autres, les avocats André Boissarie, René Bayssière, Mhammed Boucetta et Abderrahim Bouabid. Henri Leclerc a assuré notamment la défense du militant révolutionnaire Anis Balafrej, en collaboration avec Abderrahim Berrada et Abdelkrim Benjelloun. Contraint par le président du tribunal de plaider en arabe, il choisit, debout à la barre, de faire prononcer sa plaidoirie en arabe classique par un confrère marocain.
En 1973, Henri Leclerc intervient également, avec Maître Brunois, dans la défense des « blanquistes » lors du procès de Kénitra, où plusieurs condamnations à mort ont été évitées. En 1977, toujours au sein d’un collectif qui comprenait non seulement des avocats marocains et français mais aussi des avocats palestiniens, il défend de nouveau des prévenus « frontistes », dont Abraham Serfaty. Durant la même année, il mobilisa un collectif afin d’empêcher qu’Abderrahim Berrada soit arrêté. Il avait dénoncé le décès en prison de la militante Saïda Menebhi, qui avait mené jusqu’au bout une grève de la faim pour refuser les conditions d’incarcération des prisonniers et prisonnières politiques au Maroc. Toujours au sein d’un collectif, il est intervenu aussi afin d’empêcher qu’Abderrahim Berrada soit, à la suite à de fausses accusations, radié de l’ordre des avocats. Un livre d’entretiens avec Abderrahim Berrada est à paraître au début de 2025, il comportera une préface posthume d’Henri Leclerc.
Dans les années 1980 et 1990, Henri Leclerc se mobilisa pour la libération d’Abraham Serfaty, aux côtés d’Abderrahim Berrada, de François Della Suda, membre de la direction de la Ligue des droits de l’Homme, et de Christine Daure-Serfaty. Il est intervenu plusieurs fois auprès des autorités marocaines pour qu’Abderrahim Berrada puisse récupérer son passeport dont il avait été privé du fait de son engagement dans les procès politiques. Il est intervenu également dans les années 1990 contre l’expulsion vers la France d’Abraham Serfaty, qui avait été libéré mais privé de sa nationalité marocaine au prétexte fantaisiste qu’il aurait été brésilien. Un combat couronné de succès puisque Abraham Serfaty recouvrera sa nationalité marocaine en 1999, au début du règne de Mohammed VI.
La dénonciation des pratiques coloniales en Guadeloupe
Henri Leclerc a fait aussi la connaissance à Paris, à l’époque de la Guerre d’Algérie, de l’avocat guadeloupéen Fred Hermantin, qui retournera ensuite dans son île pour y relancer la Ligue des droits de l’Homme. Et il est venu plaider pour les militants guadeloupéens anticolonialistes de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGEG) et de l’organisation politique du Groupe d’organisation nationale guadeloupéen (GONG) qui défendait le « droit du peuple guadeloupéen à disposer de lui-même ».
« En mai 1967, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève. Le patronat refuse de plier. On raconte même qu’un employeur a dit : “Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail”. Les affrontements se durcissent entre les manifestants, armés seulement de coquillages et de pierres, et les CRS et gendarmes. Ces derniers finissent par ouvrir le feu. Le 26 mai, Jacques Nestor, un militant du GONG, est tué, avec un tout jeune manifestant. Puis vient la répression de masse. La nuit suivante, on “chasse le nègre” à travers les rues de Pointe-à-Pitre, comme si on poursuivait les esclaves marrons en fuite. Les manifestations continuent, les ouvriers sont rejoints par les étudiants et les lycéens ; elles sont durement matées. Le gouvernement annonce officiellement sept morts, mais chacun sait qu’il y en a plusieurs dizaines ». Tous les cadres du GONG à Paris et à Bordeaux et en Guadeloupe furent interpellés. Henri Leclerc fait partie du collège des avocats qui les défendaient. L’avocat général requit des peines sévères et fermes. « Et puis nous plaidâmes. […] Quatre des accusés furent condamnés à des peines avec sursis, et tous les autres acquittés. » Un mois plus tard, un autre procès se tint à Pointe-à-Pitre : les prévenus politiques, y compris le leader syndical Paul Tomiche, furent condamnés avec sursis. « J’avais noué là des liens étroits avec la Guadeloupe, […] la dernière fois, j’étais partie civile au nom de la Ligue des droits de l’Homme, avec des associations haïtiennes et guadeloupéennes, et les amis avocats à Pointe-à-Pitre, Hubert Jabot et Fred Hermantin ».
La défense des droits des Palestiniens
Une autre question a mobilisé toute sa vie Henri Leclerc : celle de la défense ds droits des Palestiniens. Il a adhéré à la Ligue des droits de l’Homme en 1967, et quand, après la Guerre des Six Jours du mois de juin, il a tenté de lui faire condamner toute occupation par Israël de territoires palestiniens, il s’est trouvé confronté à un comité central composé de gens plus âgés, qui, à la manière du président de l’époque, Daniel Mayer, en raison de leur souvenir des persécutions des Juifs durant la Seconde guerre mondiale, ne toléraient aucune critique de la politique de l’Etat d’Israël. Seul Pierre Vidal-Naquet partageait son point de vue, exprimé très clairement dans son article intitulé « Après » publié en première page du Monde le 13 juin 1967. Comme Henri Leclerc et pour cette même raison, il quitta discrètement le Comité central de la LDH dont ils étaient membres, et même la LDH elle-même. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’Henri Leclerc y ré-adhéra, quand cette association qui s’était renouvelée et rajeunie a modifié son analyse de la question israélo-palestinienne et a milité contre la colonisation continue de la Palestine par Israël.
Attentif aussi à la demande de droits des étrangers en France souvent héritiers de la colonisation, il deviendra en 1982 le président de sa Commission « Immigrés ». Il sera élu en 1986 vice-président de la LDH, puis président entre 1995 et 2000, et président d’honneur jusqu’à sa mort. Voir notamment son intervention au 90ème congrès de la LDH, à la Bourse du travail de Saint-Denis en 2019.