La protestation contre la fermeture des archives
ne cesse de se développer
par Gilles Manceron et Fabrice Riceputi pour histoirecoloniale.net, le 28 novembre 2020.
Le 13 septembre 2018 le président de la République, Emmanuel Macron, a publié une déclaration qu’il a remise personnellement à Josette Audin reconnaissant la responsabilité de l’État dans l’assassinat en 1957 de Maurice Audin par des militaires français qui le détenaient, et aussi l’existence d’un système ayant produit beaucoup d’autres disparitions forcées. Il a également annoncé l’ouverture des archives sur tous les disparus de la guerre d’Algérie : « aussi le travail de mémoire ne s’achève-t-il pas avec cette déclaration. Cette déclaration visait notamment à encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires. Une dérogation générale, dont les contours seront précisés par arrêtés ministériels après identification des sources disponibles, ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’État qui concernent ce sujet. » Dès le lendemain de cette déclaration, le site 1000autres.org a été créé pour documenter les milliers d’autres disparitions d’Algériens qui ont eu lieu pendant la grande répression qu’on a appelé la « Bataille d’Alger ». La journée d’étude le 20 septembre 2019 à l’Assemblée nationale sur « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises : vérité et justice », dont les débats ont été filmés et dont les Actes ont été publiés en ligne, a souligné l’urgence de cette ouverture des archives. Deux années plus tard, ce n’est toujours pas le cas.
C’est même un phénomène inverse s’est produit. A partir de décembre 2019, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), un organisme assez opaque dépendant de Matignon, a exigé des archivistes une application pointilleuse de l’article 63 d’une instruction générale interministérielle (« l’IGI 1300 ») qui prétend réglementer la communication aux lecteurs des pièces d’archives « classifiées ». Ce texte ministériel de décembre 2011, datant de la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy et qui n’était souvent pas appliqué à la lettre car il rendait impossible les recherches, a interdit la consultation de documents frappés du tampon « secret-défense », bien que la loi dispose qu’ils sont communicables « de plein droit » s’ils remontent à plus de cinquante ans. En décembre 2019, un décret gouvernemental a imposé aux archivistes la « déclassification préalable » obligatoire des documents tamponnés sous peine de lourdes sanctions.
La riposte des historiens et des archivistes
Indignation aussitôt des historiens dont certaines recherches étaient rendues, de fait, impossibles. Et aussi des archivistes obligés de faire un tri préalable et de demander, avant de communiquer ceux pourvus de tampons, une « déclassification » à l’institution émettrice, c’est-à-dire le plus souvent à l’armée. Ce processus très lourd de « déclassification » – car toutes les unités apposaient abondamment sur leurs documents des tampons « secret » – a entrainé le recrutement par le ministère des Armées des centaines de personnels supplémentaires pour opérer ce travail coûteux et inutile au regard de la loi.
D’où le dépôt, le 23 septembre 2020, par l’Association des archivistes français (AAF), celle des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) et l’Association Josette et Maurice Audin, d’une requête au Conseil d’Etat lui demandant de mettre fin à cette situation illégale et absurde.
Nos articles sur cette bataille des archives
• Le débat sur l’accès aux archives de la guerre d’Algérie
• Des historiens protestent contre la fermeture de l’accès aux archives coloniales
• La mémoire historique classée secret-défense ?
• La table ronde publiée par l’Humanité le 23 octobre 2020
• Le film « Après l’affaire Audin. Les disparus et les archives de la guerre d’Algérie » de François Demerliac qui retrace les démarches qui ont permis d’aboutir à la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018 et la mobilisation depuis pour l’ouverture des archives.
La question est remontée jusqu’au président de la République puisque lors de sa conférence de presse, le 2 octobre, aux Mureaux, il a déclaré : « j’ai été saisi par plusieurs historiens des difficultés qu’ils rencontraient pour l’accès aux archives et donc j’ai demandé que des clarifications me soient apportées, et, dans les prochaines semaines, je répondrai à ces clarifications qui me sont demandées par plusieurs historiens1 ». Et, lors de la cérémonie du 11 novembre au Panthéon, un dialogue a été enregistré involontairement par France télévision entre Emmanuel Macron et Jean-Noël Jeanneney, auquel le chef de l’état-major particulier du président de la République, l’amiral Rolland, a été associé, qui a donné l’impression que le président était prêt à entendre les historiens et à renouer avec ses promesses de septembre 20182.
Le « passage en force » du gouvernement de Jean Castex
Mais c’est le contraire qui est arrivé. Tout indique que le gouvernement a voulu « passer en force », poussé par certains responsables de l’armée qui n’ont pas accepté la déclaration présidentielle de septembre 2018 et ont voulu, en la matière, imposer leur volonté aux autorités civiles du ministère de la Culture et des Archives nationales. Poussé peut-être aussi par la Secrétaire générale du gouvernement qui était précédemment à la tête du SGDSN. Le 1er novembre, au journal de 20 heures de TF1, le premier ministre, Jean Castex, s’est distingué nettement des propos tenus à plusieurs reprises par le président de la République sur le passé colonial de la France : « Je veux dénoncer toutes les compromissions qu’il y a eues pendant trop d’années, […] nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore » — déclaration dont s’est démarquée publiquement la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, qui s’est déclarée plus proche sur ce sujet du président de la République3. Et le 15 novembre 2020, un arrêté ministériel est paru qui a confirmé le principe d’une obligation de « déclassification préalable » pour les documents tamponnés « secret » pourtant légalement consultables, un arrêté annoncé depuis plusieurs mois mais dont on pouvait espérer que le dépôt du recours au Conseil d’Etat avait dissuadé le gouvernement de publier. Arrêté qui a été immédiatement repris par un certain nombre de sites de l’armée et critiqué par le compte Twitter « Archives ça débloque ! » du collectif qui a lancé cette protestation.
Cet arrêté prolonge l’IGI 1300 avec quelques amendements. Il place à 1934 dans la nouvelle IGI la date d’ouverture des archives alors que la loi et le code du patrimoine disposent que celles de plus de 50 ans sont librement communicables – soit, en 2020, toutes celles antérieures à 1970. Cette date de 1934 introduite par cet arrêté dans l’IGI 1300 représente même un recul par rapport à ce qui se pratiquait, par exemple, depuis le début de l’année 2020 au Service historique de la défense4. Par ailleurs, aucun délai de réponse n’encadre l’éventuelle « déclassification » d’archives demandées par un lecteur. Et cet arrêté permet même que des documents qui n’avaient pas été tamponnés « secret » pourront être « classifiés » a posteriori ! C’est un renforcement honteux du règne de l’arbitraire.
L’interview de l’historienne et professeure d’histoire contemporaine, Raphaëlle Branche
sur RFI, le 28 novembre 2020
L’arrêté ministériel du 15 novembre 2020 va faire l’objet de la part des trois mêmes associations d’une nouvelle requête au Conseil d’Etat, qui sera jointe par lui à celle déposée le 23 septembre. Elle demandera clairement que soit retiré de cette IGI tout ce qui conduit à imposer une procédure de « déclassification » de documents d’archives publiques communicables de plein droit.
De nombreux soutiens dans le monde
Cette mobilisation reçoit un vif soutien des historiens et archivistes d’autres pays. Le Conseil international des archives (AIC), organisme rattaché à l’Unesco, leur a apporté son appui. Dans son ouvrage Archives and Human Rights qui paraîtra en Grande Bretagne chez l’éditeur Rootledge en mars 2021, l’AIC a souhaité faire figurer un texte des historiens français Gilles Manceron et Gilles Morin, « France – La demande de rendre accessibles les archives des guerres coloniales et en particulier de la guerre d’Algérie », qui explique les mécanismes qui font actuellement obstacle en France à l’accès à ces archives. De nombreux autres soutiens ont été exprimés à l’étranger, en particulier dans la presse algérienne. Aux Etats-Unis, l’importante American Historical Association soutient cette mobilisation des historiens et archivistes français et appuie leurs recours introduits devant le Conseil d’Etat.
Des questions écrites ou orales ont déjà été posées au Premier ministre par des députés et des sénateurs et de nouvelles vont l’être prochainement par d’autres. Des rencontres des associations requérantes sont prévues avec la Commission des affaires culturelles du Sénat et avec la ministre de la Culture, dont dépendent les services publics d’archives – c’est du moins ce que prévoit la République, même si certains responsables de l’armée voudraient se substituer dans ce domaine à ceux de la Culture.
Une occasion, le 4 décembre, d’interpeler le gouvernement
Par ailleurs, en mars 2020, un guide sur les disparus de la guerre d’Algérie dans les archives publiques françaises a été mis en ligne sur le site de France-Archives grâce à un travail important dans un délai très court d’archivistes des Archives nationales. Mais près de 90% des références d’archives indiquées n’ouvrent sur aucun inventaire de fonds d’archives des Archives nationales, mais seulement sur l’information : « document non trouvé ». Ce guide a été réalisé dans l’urgence par des archivistes non spécialistes de la période et sans qu’il soit fait appel à des historiens spécialistes. Le résultat n’est pas à la mesure des besoins. Dans son état actuel, ce guide est inexploitable. La présentation a été traduite en anglais et en arabe, mais la liste des fonds et les liens vers les inventaires en ligne sont exclusivement en français. Par ailleurs, sans la création d’une cellule administrative d’accueil des familles d’Algériens souhaitant, suite à la déclaration du Président de la République de septembre 2018, faire des recherches sur leurs proches disparus durant la guerre d’Algérie, celles-ci ne pourront trouver aucun renseignement à leur sujet avec le seul secours de ce guide. Très peu d’archivistes seront en mesure de les renseigner dans la langue qu’ils maitrisent. Par exemple, comme l’a expliqué la responsable des Archives nationales d’outre-mer (ANOM) lors du Forum sur « La transparence des archives » organisé en février 2019 à Saint-Etienne par l’AAF, aucun des archivistes des ANOM n’est arabophone.
Comme l’a écrit Raphaëlle Branche, « La montagne a accouché d’une souris. […] Là où il aurait fallu ouvrir largement les portes, on entrouvre certaines fenêtres, tandis qu’y sont ajoutés les barreaux d’une déclassification jugée opportunément nécessaire après des décennies de pratiques pourtant différentes5 »
Une journée destinée à présenter ce guide et à débattre des disparus de la guerre d’Algérie était prévue le 27 mars 2020 sous l’égide du ministère de la Culture et des Archives nationales. Elle a dû être reportée en raison du contexte sanitaire. Et elle s’est transformée en une rencontre en visioconférence, le 4 décembre 2020, placée cette fois sous l’égide du gouvernement. C’est le service gouvernemental du SIAF (Service interministériel des archives de France) qui doit l’organiser. Notons cependant que son sous-directeur, Jean-Charles Bédague, qui en a aussitôt, comme l’exige sa fonction, exposé le contenu aux archivistes, a ajouté que le recours déposé par un collectif d’historiens, d’archivistes et de juristes auprès du Conseil d’État pourrait changer la donne…6. Ont disparu de son programme les logos du ministère de la Culture, des Archives nationales et autres centres d’archives publiques, ainsi que celui de la Mairie de Paris, qui figuraient sur le précédent. Et le programme de cette journée ne figure pas à ce jour sur le site des Archives nationales.
L’en-tête du programme de la journée prévue le 27 mars 2020, placée sous l’égide du ministère de la Culture et des Archives nationales
L’en-tête de la rencontre en visioconférence du 4 décembre 2020,
placée sous l’égide du gouvernement
Et ont disparu de ce programme les logos
du ministère de la Culture, des Archives nationales et autres centres d’archives publiques, ainsi que celui de la Mairie de Paris qui figuraient sur le précédent
Archivistes et historiens s’exprimeront néanmoins
Certains des intervenants inscrits au programme de cette rencontre vont dire leur opposition à ces entraves, contraires à la loi, dressées à la consultation des archives et affirmer leur soutien aux recours déposés devant la Conseil d’Etat. Bien que les temps de débats aient été réduits à la portion congrue (trois fois un quart d’heure sur l’ensemble de la journée), les personnes inscrites à cette rencontre pourront s’exprimer à ce sujet, au moins par écrit (via la fonction « converser » de la visioconférence).
Inscription obligatoire : https://bit.ly/30DJJqS
Les insuffisances du guide seront pointées. Des usagers des archives auront préparé leurs questions. Certains demanderont ce que ces manœuvres administratives qui empêchent l’application de la loi essayent de dissimuler. L’ouverture de l’ensemble des archives de la guerre d’Algérie sera demandée, puisque la loi dispose que les archives de plus de 50 ans, c’est-à-dire antérieures à 1970, sont consultables « de plein droit » à tous ceux qui veulent connaitre des documents qui appartiennent aux archives de la nation. Seule leur ouverture générale – puisque les traces des disparitions forcées de cette guerre, quand elles existent, sont dispersées dans de multiples fonds – permettra, dans la mesure du possible, parmi d’autres disparitions, de documenter celles des nombreux civils algériens qui en ont été victimes lors de la « Bataille d’Alger » mais aussi tout au long de la guerre.
C’était le souhait émis par le président de la République le 13 septembre 2018 lors de sa visite à Josette Audin.
[POUR SOUTENIR LE RECOURS DEPOSE
SIGNER ET FAIRE CIRCULER LA PETITION
qui a dépassé en quelques mois plus de dix-sept mille signatures/rouge]
Le lien vers le compte Twitter « Archives ça débloque ! »
du collectif qui a lancé cette pétition
Le programme de la rencontre en visioconférence du 4 décembre
- Conférence de presse, le 2 octobre 2020, aux Mureaux, de 1.30.32 à 1.30.56.
- Voir l’enregistrement de la cérémonie. L’échange se trouve à 1h26 et 20 sec, le son est difficilement audible mais Emmanuel Macron y évoque de toute évidence la question des archives classifiées et termine en disant « Il faut changer un texte ». — Jean-Noël Jeanneney : « un texte qui contredit une loi, c’est étrange… » Et on a l’impression qu’à la fin, l’amiral Rolland évoque une « proposition qui va réconcilier… ». L’amiral Rolland est le chef de l’état-major particulier du président de la République depuis le 1ᵉʳ août 2020.
- Interrogée à ce sujet le 2 novembre sur LCI, la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a pris ses distances avec les déclarations du chef du gouvernement : « Je ne vais pas commenter cette phrase. Je me réfère à la phrase qu’a eue Emmanuel Macron sur la colonisation, et que je partage ».
- En janvier 2020, lorsque le Service historique de la défense a commencé à appliquer l’IGI-1300, seuls les documents postérieurs à 1940 devaient être « déclassifiés » avant communication.
- Raphaëlle Branche, « Un guide sur les disparus de la guerre d’Algérie dans les archives publiques françaises », 20 & 21. Revue d’histoire, 2020/3, n° 147, pages 138-139.
- Le message de Jean-Charles Bédague, sous-directeur de la communication et de la valorisation des archives au Service interministériel des Archives de France, publié le 16 novembre sur la liste de diffusion du SIAF, mentionne à la fin : « La publication de cette nouvelle IGI 1300 intervient alors qu’un collectif d’historiens, d’archivistes et de juristes vient de déposer un recours auprès du Conseil d’État visant à abroger les dispositions de ce texte considérées par eux comme illégales en ce qu’elles violent la loi, en l’occurrence les dispositions des articles L. 213-1 et L. 213-2 du code du patrimoine. L’arrêt qui sera rendu par la plus haute juridiction administrative ne manquera pas de nourrir la lecture qui doit être faite de l’articulation des textes encadrant le secret de la défense nationale. »