« Guerre de tranchées sur l’accès aux archives »
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“Le Monde” du 20 fevrier 2021, pages 24-25.
« Accès aux archives :
qui est responsable de la régression en cours ? »
« Nos vieux papiers sont un bien commun »
par Nadia Vargaftig, maître de conférences à l’université de Reims, Champagne-Ardenne (Urca), publié par Libération le 25 février 2021. Source
Il est aujourd’hui presque impossible pour les citoyens et les scientifiques d’avoir accès aux archives classées « secret-défense » notamment concernant la guerre d’Algérie, ce qui menace la possibilité de poser un regard apaisé sur ce passé.
A l’heure où une polémique hallucinante met aux prises le monde de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et sa ministre de tutelle autour d’un concept scientifiquement vide, nous voici confronté·e·s à un nouvel outil, celui du «ressenti». Comme les températures, l’islamo-gauchisme bénéficiera désormais de deux échelles de mesure : celle des sciences sociales, basées sur des méthodes d’observation, un terrain, des données analysées et des résultats publiés et accessibles à tou·te·s, et la méthode consistant à humer l’air des campus désertés pour conclure à l’invasion de théories menaçant le vivre-ensemble. Dans ce contexte franchement délétère, il serait bon, réconfortant même, de nous consoler d’être si mal aimé·e·s de notre ministre en retournant à nos affaires. Celles de ma discipline consistent notamment à aller aux archives y chercher le matériau de base à l’élaboration d’un savoir historique, certainement pas «indubitable», mais, plus modestement, vérifiable et étayé par la lecture critique et l’analyse croisée des sources. Or, ce retour aux sources, ce goût de l’archive, nous en sommes de plus en plus privé·e·s. Lorsque l’on travaille sur le XXe siècle, en particulier sur la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie, mais en réalité sur de nombreux sujets postérieurs à 1934, la possibilité de consulter des documents classés «secret-défense» mais ayant dépassé les délais d’incommunicabilité prévus par la loi, est devenu problématique, nécessitant une longue série d’opérations de déclassification, à la fois chronophages et illégales. La faute en revient à une Instruction générale interministérielle, l’IGI 1300, promulguée en 2011 mais peu appliquée jusqu’en 2018. Ce texte administratif, renforcé en novembre dernier par les services du Premier ministre, contrevient aux dispositifs mis en place par la loi de 2008 sur les archives. Celle-ci organise l’accès à tous les documents déposés dans les services d’archives, qu’ils soient publics ou privés, nationaux ou départementaux. En élaborant des normes équilibrées, autant soucieuses du respect des morts et des vivants que des exigences de sécurité, de confidentialité et de conservation, la loi de 2008 avait donné un cadre qui faisait consensus entre l’ensemble des usager·ère·s, qui ne se limitent pas aux universitaires, et les professionnel·le·s des archives. Pourtant, rien ne se passe comme prévu. Si l’on prend l’exemple, sans doute le plus éloquent, de la guerre d’Algérie, la situation semble kafkaïenne et menace la possibilité de poser un regard apaisé sur ce passé, au moment même où l’historien Benjamin Stora rend au président Macron un rapport destiné à penser les voies d’une réconciliation entre les mémoires française et algérienne du conflit et de la période coloniale. En septembre 2018, tout en reconnaissant la responsabilité de l’armée française dans la disparition et la mort du mathématicien Maurice Audin, militant communiste de l’Algérie indépendante, Emmanuel Macron promettait l’ouverture des archives militaires de la période, pour lever enfin le voile sur le destin de milliers de militant·e·s disparu·e·s, dans un souci tant d’histoire que de mémoire. Ces paroles n’ont pas été suivies d’actes : depuis le début de la crise sanitaire, deux recours au Conseil d’Etat ont été déposés par des sociétés savantes, des associations d’archivistes et de citoyen·ne·s en vue d’abroger les passages problématiques de l’IGI 1300. En attendant, les conséquences de cette situation sont très concrètes : s’engager dans un master ou une thèse reposant sur un corpus de sources estampillées secret-défense, y compris si les délais de communicabilité définis par la loi de 2008 sont scrupuleusement respectés, devient de plus en plus difficile et dans les faits impossible. Un gâchis immense pour la connaissance d’une partie du siècle passé, et pour la formation de nos futur·e·s collègues. Et un surcroît de travail sur lequel les archivistes ne cessent d’alerter. Nous priver de nos vieux papiers, qui sont un bien commun, un héritage du décret du 12 septembre 1790 et de la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794), c’est ouvrir un boulevard aux partisan·e·s du ressenti contre la science. Non pas la science parfaite, vertueuse ou dépouillée d’enjeux politiques, mais la science humble, fondée sur une méthode et des archives, ce qui n’est déjà pas si mal.
« Archives “secret défense”, les juges appelés à trancher »
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« La Croix », le 27 février 2021, pages 26-27.
« Accès aux archives classifiées – suite »
« Archives publiques et bastions imprenables »
Chronologie
2008 : La loi du 15 juillet 2008 rend librement communicables, après un délai de cinquante ans, les archives dont « la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique ». 2011 : Une instruction générale interministérielle (IGI n° 1300) sur la « protection du secret de la défense nationale » exige que la déclassification des documents ne soit plus de fait à l’expiration du délai, mais réalisée pièce par pièce. 2020 : Janvier : L’IGI est appliquée de façon stricte et systématique au Service Historique de la Défense (elle est déjà appliquée depuis des années aux Archives Nationales). Septembre : Le Premier ministre n’ayant pas répondu à la demande d’abrogation de l’article 63 de l’IGI 1300 formulée en juin, un recours est déposé au Conseil d’État. Novembre : Publication d’une nouvelle version de l’IGI n° 1300. Cette nouvelle version du texte est plus restrictive encore sur le sujet des archives. Elle porte notamment à 1934 la date à partir de laquelle les archives couvertes par le secret de la défense nationale doivent être déclassifiées avant consultation et ouvre la possibilité pour l’administration de classifier des documents qui ne l’auraient pas été initialement. Un nouveau recours est déposé au Conseil d’État demandant l’annulation de l’IGI 1300. 2021, janvier : Le CSA vote une motion de soutien envoyée à la ministre de la Culture Roselyne Bachelot.
A lire : « Kafka aux Archives », Raphaëlle Branche, Gilles Morin, Thomas Vaisset, L’Histoire n° 470, avril 2020, p. 28-29.
[POUR SOUTENIR LE RECOURS DEPOSE
SIGNER ET FAIRE CIRCULER LA PETITION
qui s’approche de 20 000 signatures/rouge]
Les comptes Twitter du collectif qui a lancé cette pétition
@ArchiCaDebloque @Archivistes_AAF, @ahcesr
Nos articles sur cette bataille des archives
depuis septembre 2019
• Le débat sur l’accès aux archives de la guerre d’Algérie le 29 octobre 2019 • Des historiens protestent contre la fermeture de l’accès aux archives coloniales le 13 février 2020 • La mémoire historique classée secret-défense ? le 17 février 2020 • Un recours a été déposé au Conseil d’Etat pour demander l’ouverture des archives classées « secret-défense » le 25 septembre 2020 • Divers articles, émissions de radio et un reportage d’Al Jazeera diffusé sur les réseaux sociaux après le dépôt du recours au Conseil d’Etat le 5 octobre 2020 • La table ronde publiée par l’Humanité le 23 octobre 2020 • Le gouvernement persiste à vouloir entraver, quitte à contredire les promesses du président, l’accès aux archives des guerres d’Indochine et d’Algérie le 29 novembre 2020 • A la suite d’un nouveau texte qui aggrave la fermeture en cours. Pour l’accès aux archives. Un nouveau recours déposé au Conseil d’Etat le 18 janvier 2021 • Le film « Après l’affaire Audin. Les disparus et les archives de la guerre d’Algérie » de François Demerliac qui retrace les démarches qui ont permis d’aboutir à la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018 et la mobilisation depuis pour l’ouverture des archives.