Esclavage et esclavagisme à La Réunion
par Ho Hai Quang, pour histoirecoloniale.net
Ho Hai Quang est docteur d’État en sciences économiques. Il a été maître de conférences à l’Université de Reims et à l’Université de La Réunion, directeur du Département d’économie de l’UFR Droit-économie-gestion de l’Université de la Réunion, membre du conseil scientifique de cette université. En 2005-2007 il a été l’un des cinq membres du Comité technique chargé d’élaborer le Plan de développement durable de la Réunion (PR2D) pour le compte du Conseil régional. Il a écrit quatre livres sur la Réunion et de nombreux articles dans des revues scientifiques. Il est également musicien et a été co-scénariste du film « L’Agent Orange, une bombe à retardement » (2012), réalisateur de « L’Agent Orange, une arme de destruction massive » (2013) et de « Le Séga de La Réunion » (2014).
Comme tout système social, l’esclavage évolue au fil du temps. L’objet de cet article est de présenter les principales transformations qui l’ont affecté entre son apparition à l’île de La Réunion et sa disparition.
Esclavage et économie de cueillette
C’est en 1642 que la France prend possession de La Réunion alors totalement inhabitée. Pendant les deux décennies suivantes, l’île est périodiquement occupée par quelques hommes et femmes mais qui ne s’y installent pas définitivement.
En 1664, la Compagnie des Indes Orientales est créée. Louis XIV lui concède en fief « Madagascar et les îles circonvoisines… pour en jouir en toute propriété, seigneurie et justice… ». Les statuts de la Compagnie précisent qu’il lui est « très expressément défendu de vendre aucuns habitans originaires du pays comme esclaves, ni d’en faire trafic sous peine de la vie ».
Dans la stratégie économique de la France dans le sud-ouest de l’océan Indien, Madagascar occupe la place centrale. Quant à La Réunion, minuscule île montagneuse inhabitée, son rôle est uniquement de servir d’escale aux navires de la Compagnie, de fournir aux équipages des produits alimentaires. À cet effet, la Compagnie recrute en France des hommes et des femmes et les établit comme « habitans » à La Réunion avec pour mission de produire des vivres. C’est ainsi que débute le peuplement permanent de cette île. Mais empêtrée dans des difficultés financières, la Compagnie n’y vient plus pendant des années.
Jusqu’au début des années 1670, la population est très faible, ne comptant que 76 personnes en 1671. À côté des premiers colons français introduits par la Compagnie, sont venus s’installer des pirates qui ont amené avec eux quelques esclaves. Ceux-ci sont des « esclaves de case ». Ils ne sont pas employés comme travailleurs car les hommes ne produisent pas véritablement leur nourriture mais chassent, pêchent, ramassent des végétaux comestibles : on a affaire à une économie de cueillette. Dans ce cadre économique, où n’existe aucune autorité publique, l’esclavage est un simple rapport interpersonnel de domination/soumission absolue que les maîtres imposent par la force aux hommes et femmes asservis.
Production de subsistance et système esclavagiste
En 1674, de passage à La Réunion, constatant que « la liberté de la chasse rend les habitants paresseux et fainéans, ne se soucians de cultiver les terres, ni d’avoir des bestiaux pour leur nourriture, et détruisent le pays au lieu de l’établir », le vice-roi des Indes prend une ordonnance dont le but est de changer la vie des habitants sur deux points majeurs.
Le premier est de remplacer l’économie de cueillette par l’agriculture. À cet effet, l’article 19 interdit la chasse et ordonne « à chaque habitant d’avoir, au moins par tête, deux cents volailles, douze porcs et six milliers de riz, trois milliers de légumes et pains et des bleds, ce qu’ils pourront au plus, eu égard, par le gouverneur, aux habitations, tous les ans ».
En second lieu, et pour accompagner cette transformation de l’économie, l’ordonnance jette les bases d’un système esclavagiste. L’article 20 déclare en effet : « Défense aux Français d’épouser des négresses, cela dégoûterait les Noirs du service et aux Noirs d’épouser des Blanches ; c’est une confusion à éviter ». Ce texte organise ainsi une reproduction séparée des races, base de que l’on appellera plus tard l’apartheid. Son but est de ne pas « dégoûter les Noirs du service » » Mais du service de qui ? Des Blancs évidemment, puisqu’il n’y a que des Noirs et des Blancs dans l’île !
Remarquons la « subtilité » du vocabulaire : l’esclavage étant formellement interdit, il était impossible de l’instaurer clairement en employant le mot « esclave ». L’ordonnance parle donc de « Noirs ». Pour désigner les maîtres, elle utilise les mots « Français » et « Blancs ». Mais surtout, entre les uns et les autres, elle établit une hiérarchie des races dont l’une (les Noirs) est « au service » de l’autre (les Blancs). Si l’ordonnance interdit le métissage, c’est pour stabiliser cette hiérarchie.
L’ordonnance de 1674 marque donc le passage de l’« esclavage », rapport interpersonnel de soumission/domination fondé uniquement sur la force, à l’« esclavagisme », système économique et social doté d’une superstructure juridico-politique comprenant des règles juridiques et un appareil de répression contre les esclaves.
À mesure que l’agriculture devient une activité régulière, le système esclavagiste va constituer la base d’un mode de production esclavagiste avec des esclaves employés au travail de la terre pour produire des vivres destinés à la consommation immédiate des habitants et, subsidiairement, aux équipages des rares bateaux de la Compagnie qui font escale à La Réunion. Ce mode de production fonctionne donc selon une logique d’économie de subsistance. Jusqu’à la fin du 17ème siècle, ce mode de production tient très peu de place : en 1689, La Réunion ne compte en effet que 102 esclaves alors qu’il y a 212 habitants libres (hommes femmes et enfants). L’esclavagisme est donc très limité.
**Économie de plantation et
mode de production esclavagiste
Entre 1715 et 1724, un tournant économique majeur se produit. Ayant découvert que des caféiers endémiques poussaient spontanément dans les forêts de La Réunion, les dirigeants de la Compagnie décident d’y créer des plantations. L’objectif est d’exporter le café en Europe où les classes sociales aisées l’achètent à prix d’or aux importateurs turcs et italiens. Des caféiers sont alors importés du Yémen et une nouvelle Compagnie des Indes est fondée en 1719. En quelques années elle met en place un nouveau système économique.
Une ordonnance de 1724 oblige les « Habitans » à cultiver au moins deux cents plants et ajoute que seront « punis de mort, sans aucune rémission ni égard à la qualité et condition des personnes » ceux qui détruisent les caféiers.
Pour cultiver les plantations, cueillir les cerises de café, les préparer pour l’exportation, il faut beaucoup de bras. La Compagnie, qui détient le monopole du commerce extérieur et donc celui de la traite des esclaves, va s’en procurer d’abord à Madagascar où l’esclavage existe depuis longtemps. Par la suite, quand cette île n’est plus en mesure de lui fournir suffisamment d’esclaves, la Compagnie se tourne vers la côte est de l’Afrique. Une fois ramenés à La Réunion les esclaves sont vendus à crédit aux Habitans.
Pour garantir la stabilité et le développement de l’esclavagisme il devient indispensable de disposer d’une nouvelle superstructure juridico-politique précisant de façon détaillée les droits et obligations des maîtres et des esclaves. À cet effet, le Code Noir, en vigueur dans les colonies françaises des Antilles depuis 1685, est promulgué en 1723 à La Réunion mais aussi à Maurice dont la France a pris possession en 1715.
Le Code noir
Ce texte vise d’abord à maintenir indéfiniment les esclaves dans leur condition servile et à asseoir la suprématie des Blancs. Les mariages entre Blancs et Noirs sont donc interdits (article 5) et les maîtres ne peuvent « affranchir leurs esclaves, sans en avoir obtenu la permission par arrêt du conseil supérieur ou provincial de l’île » (article 49). Pour ôter aux esclaves toute possibilité de résistance, le Code noir leur défend « de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » (article 11) et de se réunir avec des esclaves appartenant à d’autres maîtres (article 12). La répression est terrible contre les esclaves qui résistent. Les articles 26 et 27 précisent que « l’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse, le mari de sa maîtresse ou leurs enfants, avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort… et quant aux excès et voies de fait qui seront commis par les esclaves contre les personnes libres, voulons qu’ils soient sévèrement punis, même de mort s’il y échoit ». Concernant le domaine économique, la mesure essentielle est celle qui prive les esclaves de tout droit de propriété ce qui les maintient sous la dépendance absolue de leur maître pour leur subsistance (article 21).
Dans ces conditions, la plantation esclavagiste ne peut fonctionner que si le Code noir oblige les maîtres à fournir un minimum de nourriture, de vêtements, de logement à leurs esclaves. C’est pourquoi il déclare « les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, pourront en donner avis au procureur général… les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement soit que la maladie soit incurable ou non, seront nourris et entretenus par leurs maîtres (articles 19 et 20). Il est également nécessaire d’encadrer les punitions que les maîtres sont autorisés à infliger à leurs esclaves. L’article 37 leur interdit de « donner ou faire donner, de leur autorité privée, la question ou torture à leurs esclaves, sous quelque prétexte que ce soit, ni de leur faire ou faire faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves… leur permettons seulement, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, de les faire enchaîner et battre de verges ou cordes ».
Enfin, pour donner au système esclavagiste une stabilité, il est fondamental d’agir au niveau des idées et des croyances. C’est pourquoi l’article 1 du Code Noir déclare « Tous les esclaves qui seront dans les îles de Bourbon, de France et autres établissements voisins seront instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine, et baptisés ; ordonnons aux habitants qui achèteront des nègres nouvellement arrivés, de les faire instruire et baptiser dans le temps convenable, à peine d’amende arbitraire ».
En définitive, l’objet du Code noir est de garantir la reproduction régulière du système esclavagiste. Il constitue la superstructure juridico-politique qui permet d’assurer la pérennité du mode de production esclavagiste de profit à La Réunion et à Maurice.
Le café une fois produit, il faut le commercialiser. Quels moyens ont-ils été mis en place à cet effet ? Durant la période pendant laquelle la Compagnie a dirigé La Réunion, les Habitans sont non seulement tenus de produire du café mais aussi de le lui vendre en totalité à des prix fixés par elle. Comme la Compagnie détient aussi le monopole de l’introduction du café en France, toutes les conditions sont réunies pour lui permettre de réaliser de juteux profits… sauf en cas de surproduction.
Ce système de commercialisation prend fin en 1764. Ruinée par la Guerre de Sept ans, la Compagnie doit en effet rétrocéder La Réunion et l’île Maurice au roi de France. L’esclavage est maintenu mais le commerce devient libre. Des négociants s’installent pour acheter le café et l’exporter vers la France. Ce changement ne modifie qu’à la marge l’économie de l’île qui reste une colonie présentant toutes les caractéristiques d’une économie de plantation esclavagiste. En effet
• Le café occupe toutes les terres propices à sa culture et celle-ci est organisée en vastes plantations.
• La main-d’œuvre qui y est employée travaille sous la contrainte.
• Elle est rémunérée au minimum vital.
• La production n’est pas destinée au marché local mais entièrement exportée vers la métropole.
Résistance et répression
La résistance des esclaves à l’oppression s’est manifestée sous différentes formes individuelles ou collectives : suicide, lutte armée, et surtout fuite (« marronnage ») vers les Hauts de l’île. Les maîtres et les autorités publiques ont cherché à briser cette résistance en recourant à diverses stratégies allant du paternalisme à la répression armée. En s’attachant à l’évolution historique il est possible de repérer trois grandes périodes.
• De 1723 à 1752, le marronnage est très important. Pour rattraper les esclaves en fuite, les maîtres organisent des chasses mais dont l’efficacité est très limitée. Un climat d’insécurité règne dans l’île car des groupes d’esclaves marrons descendent parfois des Hauts pour attaquer les domaines.
• Entre 1752 et 1764, pour mettre fin à ces attaques, les maîtres et le gouvernement mènent une implacable « guerre d’extermination » contre les esclaves en fuite. Elle a été d’une efficacité certaine.
• De 1764 à la Révolution de 1789, des modifications sont apportées à la législation pour, d’une part, améliorer les conditions de vie et de travail des esclaves et, d’autre part, rigidifier davantage la structure de classe et éviter que les esclaves ne puissent échapper à leur condition sociale.
La première abolition de l’esclavage (1794)
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui avait proclamé que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… », impliquait la suppression de l’esclavage puisque les Noirs appartiennent à l’espèce humaine. En application de cet article, en 1794,
« La Convention Nationale déclare que l’esclavage des Nègres dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, et jouiront de tous les droits assurés par la constitution ». Mais les révolutionnaires ne parviennent pas à faire appliquer ce texte à La Réunion et comme il n’y a pas de révolte d’esclaves, l’esclavage est maintenu. Puis en 1802 tout redevient exactement comme avant la Révolution quand Napoléon rétablit officiellement l’esclavage et la traite dans toutes les colonies françaises.
Crise de main-d’œuvre et émergence de l’économie sucrière
À partir du début du 19ème siècle, La Réunion entre dans une période de mutation économique. Deux causes en sont à l’origine.
• D’une part, après l’indépendance de Saint-Domingue (1804) la France perd son principal fournisseur de sucre, puis en 1810, l’Angleterre s’empare de l’île Maurice et lui enlève un second fournisseur.
• D’autre part, les plantations de caféiers de La Réunion sont en grande partie détruites par des cyclones. Plutôt que de les reconstituer, un nombre croissant de planteurs les remplacent par des champs de canne pour produire du sucre. Le marché de ce produit est en effet incomparablement plus vaste que celui du café car le sucre est abondamment utilisé par l’industrie agroalimentaire pour fabriquer des gâteaux, des confitures, des boissons…
Pour cultiver la canne, la couper, la transporter et transformer son jus en sucre, il faut beaucoup de main-d’œuvre. Or, après la défaite de Waterloo, Napoléon est définitivement vaincu et doit signer la convention de Vienne de 1815 qui abolit la traite des esclaves… mais non l’esclavage.
Afin d’empêcher la traite clandestine, des navires anglais patrouillent le long des côtes africaines et malgaches mais sans parvenir à empêcher un intense trafic interlope. En effet, celui-ci a apporté à La Réunion un nombre considérable de travailleurs serviles : les esclaves, qui étaient 49 400 en 1815, sont 71 000 en 1830 !
Cependant, à partir de la fin des années 1820, la lutte contre la traite clandestine gagne beaucoup en efficacité. Le nombre d’esclaves illégalement débarqués dans l’île diminue alors rapidement. En effet, les planteurs ayant toujours préféré importer des esclaves de sexe masculin plutôt que féminin, la population servile compte relativement peu de femmes. De ce fait, le taux de natalité est faible. Et comme le taux de mortalité est bien plus élevé, le nombre d’esclaves chute inexorablement car les esclaves décédés, ou trop vieux pour continuer à travailler, ne peuvent plus être remplacés par l’importation de nouveaux esclaves. Dès 1827, manquant de main-d’œuvre et ne pouvant pratiquement plus importer d’esclaves, La Réunion commence à recruter des engagés en Inde et dans les îles de la Sonde. C’est ainsi que l’engagisme, nouveau régime de travail, est mis en place à côté l’esclavagisme qui reste largement dominant.
Le salariat contraint, nouveau régime de travail
L’engagisme est couramment qualifié de « demi-esclavage » ou d’« esclavage déguisé ». En réalité, il s’agit d’un salariat : les engagés sont des personnes qui viennent volontairement sur le marché du travail offrir leurs bras contre un salaire. Elles sont embauchées selon un contrat de travail. Il s’agit donc bien de salariés.
Si l’engagisme est bien un salariat, il présente cependant une différence fondamentale avec celui qui a cours dans le capitalisme moderne où les salariés peuvent démissionner et les employeurs peuvent licencier. Ici, on a affaire à un salariat « libre ». Rien de tel avec l’engagisme : la durée du contrat de travail est de 5 ans et il est impossible pour l’engagé de le rompre. L’engagisme est donc un « salariat contraint ».
La crise de main-d’œuvre avait obligé les planteurs à recourir au salariat. Mais ils ne pouvaient pas recruter des salariés libres parce qu’une fois débarqués dans l’île, beaucoup auraient pris la fuite. Les capitaux avancés pour recruter ces salariés et les ramener à La Réunion auraient alors été engloutis en pure perte. Par ailleurs, pour des raisons évidentes de tranquillité publique, l’État avait aussi intérêt à organiser le salariat sous la forme d’un salariat contraint.
Jusqu’en 1848, malgré le désir des planteurs de recruter en masse des engagés, ceux-ci sont restés peu nombreux. En effet, soumis aux mêmes conditions de vie et de travail que les esclaves, beaucoup se sont révoltés. L’administration a dû rapatrier la plupart d’entre eux et interdire aux planteurs d’en recruter de nouveaux. En 1847, à la veille de l’abolition de l’esclavage, les engagés ne sont que 4 250. Et comme le nombre d’esclaves est tombé à 60 260, la crise de main-d’œuvre est intense.
**Abolition de l’esclavage et
travail obligatoire des affranchis
L’esclavage est aboli par un décret du 27 avril 1848 qui interdit à tout Français de posséder, acheter ou vendre des esclaves. Cette interdiction doit être appliquée dans toutes les colonies et possessions françaises dans les deux mois de la promulgation du décret dans chacune d’elles.
Chargé d’organiser l’abolition de l’esclavage à La Réunion, Sarda Garriga débarque dans l’île en octobre 1848. L’affranchissement immédiat des esclaves risquant de provoquer un arrêt de la production de vivres et de canne, il oblige les esclaves à s’engager comme salariés contraints auprès de leur ancien maître pour une durée d’un ou deux ans (décret du 24 octobre 1848). Mais c’est un échec. Dès l’Abolition (20 décembre 1848) beaucoup prennent la fuite ou bien désertent après s’être engagés. La pénurie de main-d’œuvre s’intensifiant, les planteurs cherchent alors à recruter des engagés pour les remplacer.
Jusqu’en 1854, très peu furent tirés d’Afrique car pour éviter la résurgence de l’esclavage le gouvernement avait limité les recrutements aux « Noirs en état de liberté préalable ». Autrement dit, il était interdit aux recruteurs d’aller acheter des esclaves en Afrique, puis de les « affranchir » pour ensuite les ramener à La Réunion comme ouvriers « engagés ». Les recruteurs ne pouvaient légalement embaucher que des Africains « nés libres ou libres depuis assez longtemps et non pas au moment du recrutement ». Dans ces conditions, l’Afrique ne pouvait fournir que très peu d’engagés.
Les planteurs se tournèrent donc vers l’Inde. Cependant, ils ne purent recruter tous les bras qu’ils souhaitaient parce que les comptoirs français de l’Inde étaient peu peuplés et que les Anglais refusaient de leur ouvrir les territoires indiens sous leur contrôle.
La pénurie de main-d’œuvre s’aggravant, en 1854, sous la pression des sucriers, le gouvernement fait machine arrière et autorise les recrutements « par rachat préalable d’esclaves ». Les recruteurs peuvent alors acheter des esclaves africains, les affranchir et leur faire « signer » dans la foulée, des contrats d’engagement. L’application de cette nouvelle politique a permis aux planteurs de recruter un nombre considérable d’engagés africains entre 1854 et 1859.
Mais quel était leur véritable statut économique ? Leur « contrat de travail » ne mentionnant aucune limite de temps, leurs employeurs pouvaient indéfiniment les maintenir sous leur domination. On a donc affaire à un esclavage qui ne dit pas son nom. Afin de mettre un terme à cette pratique, les Anglais proposèrent alors au gouvernement français de signer une convention par laquelle la France mettrait fin à la traite esclavagiste. En « compensation », il leur serait permis de recruter autant d’engagés qu’ils souhaiteraient dans les territoires indiens sous contrôle britannique. Cette convention, qui fut signée en 1861, permit de mettre fin à la traite esclavagiste et d’alimenter abondamment les colonies françaises en ouvriers contractuels indiens. Pour autant, l’esclavage déguisé ne disparut pas du jour au lendemain à La Réunion. En 1874, les « engagés » africains étaient encore près de 21 000 dans l’île. Leur sort était globalement plus misérable que celui des autres engagés.
La persistance de l’esclavage jusqu’à la fin des années 1870
L’histoire économique de La Réunion entre 1664 et 1861 peut schématiquement être découpée en trois grandes périodes : économie de cueillette de 1664 à 1674, puis passage progressif à l’agriculture de subsistance jusqu’en 1720, date à laquelle démarre l’économie de plantation. L’esclavage a été adapté pour accompagner cette évolution. Au cours de la première période on a affaire à un esclavage de fait et les esclaves sont des serviteurs. Puis à partir de 1674, une superstructure juridico-politique est progressivement mise en place pour créer un système esclavagiste destiné à faire fonctionner une agriculture de subsistance. Enfin, un Code noir est institué quand, pour organiser un mode de production esclavagiste de profit, la Compagnie a importé à La Réunion une armée d’esclaves achetés à Madagascar et en Afrique de l’Est.
Les esclaves sont bien entrés en lutte pour recouvrer leur liberté. Mais inorganisée, sporadique et résultant d’initiatives individuelles, leur résistance n’a jamais permis de faire vaciller le système esclavagiste. Les maîtres avaient en effet désarmé les esclaves et disposaient de tous les instruments de répression. Ils ont fait échouer l’abolition de l’esclavage décidée 1794 et, après celle de 1848, ils ont réussi à faire réinstaurer un esclavage de fait. Celui-ci n’a effectivement disparu qu’à la fin des années 1870.