La statue de l’esclavagiste Edward Colston déboulonnée et jetée à la rivière à Bristol pendant le mouvement Black Lives Matter en juin 2020 (photo KEIR GRAVIL)
La base de données Cast in Stone/Gravées dans le marbre
Entretien avec Julie Marquet et Emmanuelle Sibeud réalisé par Dorothée Rivaud-Danset pour histoirecoloniale.net
La base de données Cast in Stone/ Gravées dans le marbre qui vient d’être mise en ligne a pour objectif d’étudier les statues liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation en Grande-Bretagne et en France aujourd’hui qui ont été contestées physiquement. Elle recense les statues et les bustes représentant des personnes réelles ou symboliques installées dans l’espace public. Elle offre une ressource exceptionnelle pour celles et ceux qui souhaitent s’informer sur l’histoire particulière d’une de ces statues.
Cette base est le résultat d’un projet collaboratif franco-britannique, intitulé « Gravées dans le marbre: Statues et Mémoires de l’Empire en France et au Royaume-Uni », qui s’est déroulé de 2022 à 2024. Pour la partie française, deux historiennes universitaires, spécialistes de la colonisation ont joué un rôle majeur dans ce projet collectif, Julie Marquet, maîtresse de conférences à l’Université Littoral Côte d’Opale, et Emmanuelle Sibeud, professeure à l’Université Paris 8. Elles répondent, ici, aux questions d’Histoirecoloniale.net.
Du côté français, le projet Gravé dans le marbre a été porté par les universités où vous enseignez et par vos équipes de recherche, et pour la Grande-Bretagne par l’université d’Exeter. On peut lire sur le blog du projet que celui-ci « est parti du constat, à l’été 2021, qu’il était nécessaire de restituer la profondeur historique des contestations de statues liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, qui agitaient les médias et les réseaux sociaux depuis 2020 ». Pourriez-vous nous revenir sur cette période qui a vu éclore un large mouvement de contestation des monuments à la colonisation et aux esclavagistes ?
Oui, cette séquence de 2020-2021 a porté sur le devant de la scène médiatique et politique les contestations des monuments liés à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation parce qu’ils ont alors été pris à parti physiquement, dégradés, recouverts de peinture, voire désoclés ou détruits. Mais ces contestations ne sont pas nouvelles. La séquence de 2020-2021 trouve ses racines immédiates dans le mouvement Rhodes Must Fall qui est né à l’Université du Cap en Afrique du Sud. Dans cette université, au mois de mars 2015, les étudiants et étudiantes mobilisés contre les inégalités raciales persistantes ont fondé le collectif Rhodes Must Fall, appelant à faire tomber la statue de l’homme d’affaires, puis responsable politique ayant soutenu les projets de colonisation britanniques Cecil Rhodes. L’université a fait le choix de retirer le monument, le 9 avril 2015. D’autres collectifs ont également été fondés dans d’autres universités d’Afrique du sud, et l’usage des réseaux sociaux par les membres de ces collectifs a mis en lien des espaces mondiaux dans lesquels de simples habitants et habitantes, des personnes engagées dans leur communauté ou dans une activité associative, ou des militantes et des militants interrogeaient et contestaient la présence persistante dans l’espace public de statues d’hommes ayant soutenu l’esclavage ou la colonisation.
C’est dans ce contexte que des monuments sont pris à parti à des moments où les revendications pour plus de justice ou pour l’accès à des droits égaux n’étaient pas entendues par les gouvernements. Le 22 mai 2020, à Fort de France et à Schoelcher, en Martinique, les statues de Victor Schoelcher sont détruites pour réclamer la prise en compte du combat des esclaves résistant.e.s. Après le 25 mai et le meurtre de Georges Floyd par un policier à Minneapolis, le mouvement Black Lives Matter et les manifestations mondiales contre les violences policières qui s’exercent tout particulièrement contre les personnes non blanches portent la vague de contestations de l’été 2020. Le 7 juin, la statue du marchand d’esclaves et philanthrope Edward Colston est retirée de son socle et jetée dans les eaux de l’Avon à Bristol, en Angleterre. Le 24 juillet 2020, la statue (décapitée depuis 1991) de Joséphine de Beauharnais est détruite à Fort de France, en Martinique.
La statue décapitée de Joséphine de Beauharnais, années 2010. Photographie de Benny René Charles.
La présentation du projet indique qu’il porte sur les statues liées à l’histoire coloniale de la France et de la Grande-Bretagne qui, pour un certain nombre d’entre elles, font ou ont fait l’objet de controverses ou de débats publics. Vous avez ensuite resserré la base en vous concentrant sur les statues contestées, définies comme celles qui ont fait l’objet d’attaques ou de prises à parti physiques. Pour la France, le corpus de l’étude se compose de 44 statues. Existe-t ’il des statues qui ont fait l’objet de débat public, après leur inauguration, sans que cela soit accompagné d’une prise à partie physique ? Autrement dit, peut-on « s’attaquer » verbalement à une statue sans que cela conduise tôt ou tard à s’y attaquer physiquement ?
Oui tout à fait. Ce qui nous a beaucoup intéressées dans ce projet c’est de constater, à la lecture des archives, que les statues pour la majorité d’entre elles ont toujours fait l’objet de contestations, essentiellement pour des raisons esthétiques, dès les projets d’érection et au moment de leur inauguration. Elles sont aussi des objets de négociations politiques ou partisanes : des partis ou des courants politiques cherchent par exemple à se revendiquer de la figure du statufié et à jouer un rôle particulier au moment de l’inauguration de la statue. C’est le cas de la statue de Louis Faidherbe à Lille: la préparation de l’inauguration voit s’opposer par voie de presse ou de défilés de rue socialistes, républicains modérés et catholiques. Une fois la statue installée, les contestations verbales sont ensuite très difficiles à saisir dans les archives, mais elles ont nécessairement existé, puisque la presse rapporte par exemple des gestes antimilitaristes visant l’épée de certaines statues au début du 20e siècle. On peut également mentionner la statue de Gallieni à Paris, très vivement contestée sur le plan esthétique, sur le plan politique, mais rarement ciblée physiquement.
2017, chute de la statue de Faidherbe à Saint-Louis. Photographie : Thierno Dicko
Pour la séquence qui s’ouvre dans la seconde moitié des années 2010 et qui amène dans le débat public la question de l’existence des monuments à partir de 2020, toutes les contestations ne sont pas accompagnées de passages à l’action. La presse ou les réseaux sociaux relaient ainsi les demandes de retrait de la statue de Louis XIV à Lyon ou de Bugeaud à Excideuil, mais ces statues ne font pas l’objet d’attaques physiques – du moins pas à notre connaissance : il est possible que des tags soient inscrits sur des statues et nettoyés par les services municipaux sans que cela ne soit médiatisé.
2021 Panneau de substitution pour la statue du général Leclerc à Pontoise
Les choix n’ont pas été les mêmes pour l’équipe britannique et pour l’équipe française, en raison de nombreuses différences et, notamment, de l’engagement de la société civile dans la vie des statues. Pourriez-vous nous en dire plus ? Quelques actions spectaculaires, comme le déboulonnage de la statue de l’esclavagiste Colston à Bristol, ont fait la une. S’agit-il d’exception ? Retrouve-t’ on en Grande-Bretagne la même frilosité de la société civile qu’en France à l’égard des monuments liés à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation? Des monuments érigés en mémoire des victimes ont-ils, comme en France, fait l’objet de dégradations ?
La situation est en effet très différente en France et en Angleterre. Le cas de la statue de Colston l’illustre bien. La mise à bas de cette statue s’inscrit dans une longue histoire militante des communautés de la ville de Bristol. Celles-ci ont d’ailleurs été consultées quant au devenir de la statue repêchée. Elle a d’abord été exposée temporairement au musée de Bristol, le M Shed, puis une commission nommée, « We are Bristol History » a organisé une enquête auprès des habitants et des habitantes pour savoir quelle devrait être la prochaine étape de la vie de la statue. Sur la base des réponses apportées, le musée a réuni une commission historique et un groupe de travail composé d’universitaire locaux, d’artistes, d’activistes, d’historien.ne.s et de personnes engagées dans leur communauté. C’est ce groupe de travail qui a déterminé les grandes lignes de l’exposition de la statue Colston, telle qu’on peut la voir actuellement : elle est couchée dans une galerie intégrant des pancartes protestant contre sa présence, produites en 2020, mais aussi contre l’histoire des discriminations et des combats des personnes noires.
Bristol : la statue déboulonnée de Colston (Ben Birchall/PA via AP)
Si l’itinéraire de cette statue est à la fois spectaculaire et exceptionnel, l’engagement des activistes dans la contestation des signes de l’esclavage et de la colonisation dans l’espace public, dans les universités, dans les musées ou dans les églises est relativement courant, davantage qu’en France. Cette différence tient à plusieurs facteurs : en France, le milieu militant n’a pas la même structuration, les institutions publiques ne réunissent pas pour concertation des communautés identifiées comme des interlocutrices, les frontières sont plus marquées entre milieux militants et milieu universitaire.
En même temps, il existe des dynamiques parallèles : en Angleterre comme en France des statues rendant hommage aux esclaves résistants ou aux personnes afro-descendantes sont installées dans l’espace public depuis une génération afin de rendre cet espace plus inclusif, et comme vous le soulignez ces statues sont elles aussi prises à parti par des actes revendiqués ou identifiés comme racistes. C’est le cas par exemple de la statue de l’infirmière jamaïcaine Mary Seacole à Londres, taguée en août 2024, comme de celle du Neg Mawon à Saint-Anne, en Guadeloupe, taguée en 2017 et aspergée de peinture blanche en 2020, comme le montre l’étude de Cannelle Boisdur pour la base de données et pour un article que nous avons rédigé à six mains, Cannelle Boisdur, l’artiste Mathias C. Pfund, et Julie Marquet.
La base de données est issue d’un travail pluridisciplinaire. Y ont participé, entre autres, des historien.ne.s de l’art, des sociologues, des sociologues, des géographes et vous avez cherché à favoriser l’interaction entre ces différents types d’acteurs. La présentation fait état de la pertinence, dans cette optique, des outils conceptuels forgés par les Memory Studies. Pourriez-vous développer ce point ?
Notre projet a sur ce plan beaucoup bénéficié des recherches et de la réflexion menées côté français dans le cadre du Labex Les passés dans le présent sur les processus concrets de mémorialisation, de commémoration et de patrimonialisation (voir ici). Il s’est d’emblée inscrit dans une perspective d’histoire sociale de la mémoire à partir de tous ses acteurs et de toutes ses actrices, en faisant l’hypothèse d’une diversité des mémoires qui ne se réduit pas, comme on l’a beaucoup dit au début des années 2000, à des « guerres » de mémoire. Les « Memory Studies » insistent plutôt sur la dimension multidirectionnelle de la mémoire collective, à la recherche des alliances, des effets d’entraînement et des frictions entre les mémoires qui coexistent dans toute société et qui évoluent ensemble. La notion de décommémoration proposée par Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg[1] est une autre illustration des apports de la pluridisciplinarité à la fois empirique et réflexive des « Memory Studies ». Elle permet de donner sens aux contestations à partir de ce qu’elles sont et de ce qu’en disent leurs acteurs et actrices et elle dégage un phénomène global et transhistorique. Toutes les atteintes aux statues coloniales ne sont pas pour autant des décommémorations, c’est-à-dire des processus aboutissant au retrait, à la destruction ou à une transformation fondamentale de ces représentations matérielles et publiques du passé colonial, mais elles montrent que le rapport collectif à ce passé n’est pas figé. Faire la biographie précise des statues coloniales contestées invite ainsi à explorer une topographie des célébrations et des commémorations et décommémorations du colonialisme, vivante et sensible.
Pour la partie française, vous êtes autrice d’une des neuf études de cas de la base de données, respectivement celle de la statue de Faidherbe à Lille et celle du monument à la mission Marchand à Paris. Emmanuelle Sibeud, votre présentation de ce dernier s’achève par un appel à sa transformation et sa médiatisation permettant de le maintenir dans l’espace public. Pour la statue de Faidherbe, le mouvement lillois « Faidherbe doit tomber » indique, certes, l’objectif visé mais vous montrez, Julie Marquet, comment, en 2024, celui-ci peut prendre différentes options. Votre expertise des modes opératoires des activistes vous conduit-elle à des conclusions convergentes sur leur efficacité pour déconstruire le discours colonialiste ?
C’est en effet un des développements du projet, même si ce n’était pas son objectif initial : nous avons constaté qu’à travers les monuments, les discours colonialistes se perpétuent dans l’espace public. Dans le cas des statues de Faidherbe, qu’il s’agisse de celle de Lille, de Bapaume ou de Saint-Louis, cela est perceptible dans la matérialité du monument lui-même, dans des articles de presse commémorant la naissance ou la mort de Louis Faidherbe et mentionnant l’œuvre sculptée qui lui est dédiée, ou encore dans des dispositifs artistiques ou explicatif adjoints au monument dans les années 2000 ou 2010. Passé ce constat, notre travail, même s’il engage des approches pluridisciplinaires, reste d’abord un travail d’histoire : il ne cherche pas à mesurer l’efficacité des gestes militants. Il inscrit en revanche ces gestes dans les différents niveaux de contexte qui entourent la vie des monuments, et rappelle que la conflictualité et la confrontation des points de vue et des intérêts de différents acteurs sociaux sont constitutives de l’espace public.
[1] Sarah Gensburger et Jenny Würstenberg (dir.), Dé-commémoration. Quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues, Paris, Fayard, 2023.
Les étude de cas réalisées par « Gravées dans le marbre »:
- Mémorial Du Nèg Mawon, Sainte-Anne
- Monument à Galliéni, Paris
- Monument à l’émir Abdelkader, Amboise
- Monument à la mission Marchand, Paris
- Monument à Mahé de la Bourdonnais, Saint-Denis
- Monument au général Faidherbe, Lille
- Statue de Christophe Colomb, Guadeloupe
- Statue de Joséphine de Beauharnais, Fort-de-France
- Statue du général Leclerc, Pontoise
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