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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Thiaroye : reconnaissance d’un « massacre » par Emmanuel Macron, dépôt d’un projet de commission d’enquête à l’Assemblée

Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a annoncé, jeudi 28 novembre 2024 que son homologue français Emmanuel Macron a reconnu dans une lettre qu’il lui a adressée que les forces coloniales françaises ont commis un « massacre » à Thiaroye, près de Dakar, le 1er décembre 1944. Selon les termes de cette lettre citée par L’Humanité, « la France se doit de reconnaître que ce jour-là, la confrontation de militaires et de tirailleurs qui exigeaient que soit versée l’entièreté de leur solde légitime, a déclenché un enchaînement de faits ayant abouti à un massacre ». Cette lettre s’inscrit explicitement dans une démarche française d’« apaisement » diplomatique avec le Sénégal. Ce dernier a déclaré ne pas vouloir laisser le monopole de la mémoire de Thiaroye à la France, la présence d’Emmanuel Macron aux commémorations officielles du 1er décembre n’a pas été souhaitée et le président Bassirou Diomaye Faye a annoncé vouloir le départ des troupes françaises. Notons que cette lettre du président français n’est, à cette heure, accompagnée d’aucune déclaration officielle de l’Elysée sur son site.

Cette mention d’un massacre marque le début d’une rupture avec la version officielle française mensongère en cours depuis 1944. Celle-ci présente la tragédie de Thiaroye comme la répression d’une « mutinerie » ayant fait 35 (puis 70) morts, alors que nombre d’historiens s’accordent à y voir une exécution extra-judiciaire massive et délibérée ayant fait plusieurs centaines de victimes. Mais la lettre de Macron laisse dans l’ombre des questions primordiales, notamment celle de la responsabilité de ce massacre, du nombre de ses victimes, de la localisation de leurs corps et de l’accessibilité de toutes les archives. Le président français les renvoie à un nécessaire « travail des historiens », semblant ignorer celui qui a déjà été effectué depuis plusieurs années. Cette lettre ne répond pas à l’exigence de reconnaissance de toute la vérité et de réparations exprimée notamment dans une tribune récente par de nombreux élus, historiens et associations.

Par ailleurs, le 28 novembre 2024 a été déposée à l’Assemblée nationale une proposition de résolution créant une commission d’enquête parlementaire sur le massacre de Thiaroye. Transpartisane, elle est signée par plusieurs dizaines de député.e.s des groupes politiques de gauche ainsi que par quelques députés macronistes. Si cette commission était instaurée sur cette tragédie coloniale, il s’agirait d’une première. En dépit des demandes passées, aucune commission d’enquête parlementaire n’a été créée par la République française sur un crime colonial. En 1961, le gouvernement Debré en avait empêché la création à propos du massacre des manifestants algériens à Paris. En 2000, sous la présidence de Jacques Chirac avec Lionel Jospin premier ministre, la demande communiste d’une commission d’enquête sur la pratique de la torture par l’armée française en Algérie avait été écartée.

Voici l’exposé des motifs, particulièrement bien informé, le texte et la liste des signataires de cette résolution qui ne devrait être soumise au vote qu’en mars 2025.

Exposé des motifs

Mesdames, Messieurs,

En 2024, la France célèbre le 80e anniversaire de la Libération.

Le 1er décembre 2024 marquera également le 80e anniversaire du massacre du camp de Thiaroye au Sénégal, événement tragique plus méconnu.

À l’approche de ce triste anniversaire, députés, historiens, avocats, associations, se sont réunis à l’Assemblée nationale le 4 novembre 2024 lors d’une conférence – plaidoyer visant à reconnaître officiellement ce massacre par la France, et ont appelé à un travail transpartisan.

Il est également essentiel que cette partie de l’histoire coloniale soit connue par nos concitoyens.

Ces Tirailleurs ouest‑africains engagés depuis 1939 ont été rapatriés en Afrique de l’Ouest depuis la Bretagne (Morlaix). Le déroulement de ce massacre est aujourd’hui bien documenté et expliqué par les historiens.

En novembre 1944, plus de 1 600 Tirailleurs (officiellement entre 1 200 et 1 300) ouest‑africains, prisonniers de guerre, sont libérés et renvoyés en Afrique de l’Ouest, au camp de Thiaroye. Ces tirailleurs étaient originaires de toute l’ancienne Afrique occidentale française (AOF), en particulier du Sénégal, du Soudan français (Mali), de la Haute Volta (Burkina Fasso), de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, et du Dahomey (Bénin).

À leur arrivée à Thiaroye, les tirailleurs ont demandé le paiement des rappels de solde. Au lieu de les payer, ils ont eu ordre de se rassembler le 1er décembre au matin. Un massacre d’une extrême violence commença alors.

La plupart furent exécutés, notamment par des auto‑mitrailleuses. Certains ont été tués dans les baraques et des blessés ont été achevés à l’hôpital.

Ce jourlà, des dizaines de Tirailleurs Sénégalais, plusieurs centaines selon certains historiens, ont été exécutés sur ordre d’officiers de l’armée française.

Après cet évènement, les autorités militaires et coloniales ont présenté cet évènement comme une rébellion armée des tirailleurs, qui a déclenché une réponse armée des autorités. Alors qu’il n’y a eu ni mutinerie, ni rébellion armée nécessitant une répression sanglante, ce récit n’a pourtant jamais été formellement démenti par l’État français, et perdure jusqu’au XXIe siècle. Aujourd’hui, toutes les recherches s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un massacre prémédité sur des soldats mobilisés pour défendre la France, et qui réclamaient le paiement de leurs soldes de captivité dont ils ont été définitivement spoliés.

Une des questions les plus sensibles concernant le massacre de Thiaroye est celle du nombre de victimes. Si le chiffre de 35 morts a fréquemment été évoqué dans les sources d’époque, il est pourtant sujet à caution.

En effet, il a visiblement fait l’objet de plusieurs manipulations. À titre d’exemple, le rapport du Général Dagnan, commandant des troupes sur place, se contredisait lui‑même, annonçant à la fois 35 puis 70 morts, et retirant par la même toute crédibilité à ces chiffres.

Par ailleurs, les autorités françaises ont affirmé en 1944 que 400 tirailleurs rapatriés étaient restés à Casablanca lors d’une escale, sans jamais apporter de liste d’appel confirmant ce chiffre. Cela laisse croire que cette affirmation n’avait pour but que de faire diminuer artificiellement, et a postériori, le nombre de personnes débarquées à Dakar, et masquer ainsi le nombre de morts potentiels.

Après ce massacre, c’est donc suite à un procédé qui vise à inverser la charge de la faute, que des Tirailleurs sont arrêtés par les autorités militaires et jugés. En mars 1945, 34 d’entre eux seront condamnés, principalement pour des faits de rébellion, à des peines allant de une à dix années de prison. S’ils ont été amnistiés, ils n’ont jamais été rétablis dans leur droit.

Dès lors et jusqu’à 2014, une chape de plomb a recouvert le massacre de Thiaroye.

Le 30 novembre 2014, le président de la République française, en visite au Sénégal, avait, dans l’enceinte du cimetière militaire du Camp de Thiaroye, pour la première fois reconnu, « la répression sanglante » qui a coûté la vie à plus de soixante- dix soldats au moins. Il avait aussi remis à cette occasion les archives numérisées à l’État sénégalais.

Le 18 juin 2024, la France a annoncé l’octroi de la mention « Mort pour la France » à six Tirailleurs Sénégalais (quatre Sénégalais, un Ivoirien et un Burkinabé) tués lors du massacre de Thiaroye.

« Ce geste s’inscrit dans le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France, comme dans la perspective du 80e anniversaire des événements de Thiaroye, dans la droite ligne mémorielle du président de la République qui souhaite que nous regardions notre histoire « en face » » avait indiqué le secrétariat d’État français chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire.

Il précisait également que cette première décision « pourra être complétée dès lors que l’identité exacte d’autres victimes aura pu être établie ».

Pour la première fois dans l’histoire militaire contemporaine, la mention « Mort pour la France » est attribuée par l’État à des soldats morts suite à une exécution extrajudiciaire commise par ses propres services.

A la veille de ce 80e anniversaire, si la réalité de ce massacre colonial ne fait pas de doute, de fortes interrogations subsistent encore.

Si la reconnaissance officielle de la responsabilité de la France dans la « répression sanglante » de Thiaroye a été un premier pas dans la reconnaissance du massacre, elle ne permet pas en réalité de caractériser la nature même de l’événement : un massacre colonial.

Quelle est la liste exacte et l’identité des victimes ? Quelle est la liste des rapatriés ? Quelle est la cartographie des fosses communes dans lesquelles ont été inhumées les victimes, et quels sont les calculs des soldes, des primes de démobilisation et du pécule dont les Tirailleurs ont été spoliés ?

De telles informations ont‑elles été consignées et archivées jusqu’à aujourd’hui ou ont‑elles été détruites ?

Ces questions se posent aujourd’hui à nous avec une acuité d’autant plus grande que nous craignons que des obstructions soient survenues toutes ces années dans l’administration française afin d’empêcher de faire la lumière sur ce massacre.

De nombreuses listes (listes des victimes, liste des rapatriés, décompte des soldats embarqués et débarqués) demeurent introuvables aujourd’hui, alors que l’armée française les a forcément établies à l’époque.

Par ailleurs, plusieurs déclarations publiques mettent en lumière des contradictions laissant supposer l’existence d’archives non publiques, y compris probablement des archives intermédiaires qui attendent toujours leur versement au service historique de la Défense. À cet égard, il ne subsiste par exemple pas de traces, pour les historiens, des archives restées à la caserne Bel Air, alors même que celles‑ci doivent toujours exister.

Par ailleurs, il est surprenant que la Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA), dans sa conception des panneaux de l’exposition du 30 novembre 2014 à Dakar, ait reproduit le narratif officiel de 1944, pourtant démenti, présentant les tirailleurs comme des mutins, et ce malgré les alertes de nombreux historiens.

Enfin, des échanges avec des acteurs ministériels ont mentionné l’existence de trois fosses communes, sous le cimetière militaire de Thiaroye, où seraient enterrés les tirailleurs. Le degré de précision de cette information inédite implique l’existence de documents inconnus du public, où cette information serait trouvable.

Répondre à toutes ces questions est importante, en particulier pour que toutes les victimes puissent se voir accorder la mention « Mort pour la France », mais aussi envisager une réparation individuelle ou collective et rétablir les droits des familles.

La question de la révision du procès de mars 1945 se pose également mais relève de la seule autorité judiciaire.

Il est aussi nécessaire de comprendre pourquoi la France n’a pu reconnaître ce massacre pendant toutes ces années.

S’il n’appartient pas à la représentation nationale de dire l’histoire ou de se substituer au travail des historiens, il lui appartient cependant de se saisir et de comprendre cette histoire. De même que de proposer une réponse satisfaisante à ce vide mémoriel.

C’est pourquoi nous demandons la création d’une commission d’enquête sur le massacre de Thiaroye.

La question de la complétude des archives disponibles est un point essentiel, et la transparence a toute sa place dans ce travail de mémoire.

La France a octroyé la mention « Mort pour la France » à six tirailleurs sénégalais tués lors du massacre de Thiaroye. Sur quelles bases cette reconnaissance a- t‑elle été établie ? Il semblerait que l’attribution de cette mention l’ait été au regard d’éléments factuels dont nous ne disposons pas à ce jour.

La commission d’enquête parlementaire pourra ainsi interroger les services de la Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) et le service Historique de la Défense sur ce sujet.

Il serait aussi intéressant d’interroger les services concernés sur la manière dont la remise d’archives au Sénégal a été réalisée en 2014.

Cette commission d’enquête parlementaire devra également réfléchir sur la question de la mémoire coloniale et de la réparation y compris financière que la France doit effectuer.

Sans oublier que si la France doit regarder son histoire en face, elle ne pourra le faire sans un travail commun avec les autorités sénégalaises.

En ce 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, la création de cette commission parlementaire doit ainsi permettre un nouveau pas dans l’appropriation de cette mémoire et dans la relation entre la France et les pays Africains et notamment le Sénégal.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, est créée une commission d’enquête de trente membres.

Cette commission sera chargée d’interroger notamment les directions successives de la Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA – anciennement DMPA puis DPMA), le service Historique de la Défense, ainsi que les différentes autorités ayant eu à décider de l’accès aux archives, sur la réalité de cet accès, la transparence, la complétude et la disponibilité des archives sur le massacre de Thiaroye, et sur le travail réalisé lors la numérisation des archives communiquées au Sénégal fin novembre 2014.

De manière générale, cette commission s’interrogera sur les archives et documents du massacre de Thiaroye.

Il lui faudra par ailleurs faire toute la lumière sur l’existence de fosses communes situées sous le cimetière militaire de Thiaroye.

Cette commission sera également chargée d’étudier la position de la France suite au massacre de Thiaroye, les raisons ayant orienté la France à ne pas reconnaître ce massacre, et la diversité des niveaux d’information de l’administration française.

Cette commission pourra donc être amenée à s’interroger sur l’histoire et la mémoire coloniale.

Cette commission s’intéressera également aux réponses à apporter sur la question de la reconnaissance et l’indemnisation, y compris financière, des victimes et leurs ayants droits du massacre de Thiaroye et notamment de leurs familles.

présentée par

M. Aurélien TACHÉ, Mme Colette CAPDEVIELLE, M. Florent BOUDIÉ, M. Karim BEN CHEIKH, Mme Dieynaba DIOP, Mme Danièle OBONO, M. Aly DIOUARA, M. Bruno FUCHS, M. Steevy GUSTAVE, M. Pouria AMIRSHAHI, M. Carlos Martens BILONGO, M. Sylvain MAILLARD, Mme Sabrina SEBAIHI, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Hervé BERVILLE, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, Mme Marie-José ALLEMAND, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Christine ARRIGHI, Mme Clémentine AUTAIN, M. Joël AVIRAGNET, M. Fabrice BARUSSEAU, Mme Lisa BELLUCO, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Karim BENBRAHIM, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Manuel BOMPARD, M. Arnaud BONNET, M. Nicolas BONNET, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Cyrielle CHATELAIN, Mme Sophia CHIKIROU, M. Paul CHRISTOPHLE, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Alain DAVID, M. Arthur DELAPORTE, M. Sébastien DELOGU, Mme Fanny DOMBRE COSTE, M. Peio DUFAU, Mme Alma DUFOUR, M. Inaki ECHANIZ, Mme Karen ERODI, M. Romain ESKENAZI, Mme Elsa FAUCILLON, M. Olivier FAURE, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Damien GIRARD, Mme Pascale GOT, M. Emmanuel GRÉGOIRE, M. Jérôme GUEDJ, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, M. Stéphane HABLOT, Mme Ayda HADIZADEH, Mme Zahia HAMDANE, Mme Catherine HERVIEU, Mme Mathilde HIGNET, M. Jérémie IORDANOFF, Mme Chantal JOURDAN, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Estelle MERCIER, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Nathalie OZIOL, Mme Mathilde PANOT, Mme Sophie PANTEL, M. Sébastien PEYTAVIE, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, Mme Christine PIRÈS BEAUNE, Mme Marie POCHON, M. Thomas PORTES, M. Dominique POTIER, M. Pierre PRIBETICH, M. Richard RAMOS, M. Jean-Hugues RATENON, Mme Sandra REGOL, Mme Valérie ROSSI, M. Jean-Louis ROUMÉGAS, Mme Sandrine ROUSSEAU, Mme Sandrine RUNEL, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Sébastien SAINT-PASTEUR, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Eva SAS, M. Hervé SAULIGNAC, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, M. Boris TAVERNIER, M. Nicolas THIERRY, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER, Mme Dominique VOYNET, Mme Estelle YOUSSOUFFA, députés et députées.

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