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Les Pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance
Essai. Janvier 2012. Ed Actes Sud. Préface de Benjamin Stora. 432 pages. 24 euros.
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Une grande première
Aucune étude approfondie n’avait jusqu’à présent été entreprise sur le sort des Européens et des Juifs restés en Algérie après 1962. Le livre de Pierre Daum constitue dès lors une grande première. De façon érudite et passionnante, l’auteur remet en cause plusieurs idées reçues à propos du départ des Européens d’Algérie. D’abord, bien sûr, celle de « l’arrachement » en quelques semaines de l’ensemble des membres de cette communauté. La thèse répandue depuis un demi-siècle est connue : un million de personnes seraient parties brusquement, entre avril et juillet 1962, fuyant les exactions du FLN. Chiffres à l’appui, tirés de sources nombreuses et pertinentes, Pierre Daum nous livre une autre version, peu connue et dérangeante, mais bien plus conforme à la réalité : deux cents mille pieds-noirs sont restés après l’été 1962, finissant leurs jours dans leur pays, ou partant ensuite progressivement au cours des décennies suivantes. De tous âges, de toutes conditions, et de toutes régions. Ce chiffre est énorme, et bien peu de chercheurs de l’histoire contemporaine algérienne (et je suis de ceux-là !) ne l’ont jusqu’à présent véritablement souligné. Pourtant, que de leçons à retenir d’une telle présence, si massive. En particulier sur les possibilités effectives de rester, mais aussi sur l’état de cette communauté européenne dans ses opinions politiques, sa détresse affective, son désarroi social, ses désirs de vie au sortir d’une terrible et si cruelle guerre d’Algérie.
Et voici remise en cause une autre idée : tous les « pieds-noirs » n’étaient donc pas d’affreux colonialistes, attachés à leurs privilèges. Nombreux d’entre eux ont voulu tenter l’aventure d’une autre Algérie, plus fraternelle, plus égalitaire. Les témoins interrogés sont de modestes instituteurs, des ouvriers, ou des étudiants à l’époque. Ils n’étaient pas tous des partisans de l’indépendance, certains étant même des sympathisants de l’OAS dans les dernières secousses de l’Algérie française.
Autre idée-reçue que ce livre prend à contre-pied : celle des accords d’Evian, élaborés trop rapidement, qui auraient ensuite été trahis par les responsables algériens arrivés au pouvoir. En fait, dans un long texte introductif, Pierre Daum montre bien comment les négociateurs français à Evian ont réussi à offrir aux Français une situation « normale », avec le droit de choisir en toute liberté de rester Français ou de devenir Algérien – et dans ce cas, ils ne perdaient pas leur nationalité d’origine. A l’été 1962, au moment de l’organisation de la future Assemblée algérienne, seize sièges sur cent quatre-vingt-seize furent réservés aux anciens pieds-noirs. Pierre Daum note très justement : « Respectant à la lettre les accords d’Evian, la nouvelle Algérie offrit en fait une surreprésentation à ses anciens dominateurs, 7,5% de l’Assemblée alors qu’ils ne représentaient, à ce moment-là, plus que 4% maximum des neuf millions d’habitants. »
Au plan chronologique, et cela est important, ce n’est qu’une année plus tard, en mars puis en août 1963, que des textes votés par l’Assemblée nationale algérienne remettent en cause ces principes. Avec l’article 4 de la Constitution qui stipule que « l’Islam est religion d’Etat », ce qui est une remise en cause d’une Algérie laïque et multiculturelle ; et, surtout, l’article 34 du code de la nationalité qui dit que sont « Algériens d’origine, les personnes nées depuis deux générations sur le sol algérien de parents musulmans ». On verra dans les témoignages rapportés dans le livre, combien cette mesure fût à l’origine de la véritable cassure entre « Européens » et « Musulmans ». Georges Morin, à l’époque instituteur ayant choisi de rester dans sa ville de naissance, Constantine, dit ainsi : « Donc, j’étais exclu. Je ne voulais pas devenir Algérien de seconde zone. Je disais à mes copains : Vous vous êtes battus 130 ans pour ne plus être des Français de seconde zone, et maintenant, c’est moi qui doit être relégué ? Non, je ne marche pas. »
En une année, de l’été 1962 à celui de 1963, le poids politique des Européens dans l’Algérie indépendante s’est considérablement amenuisé. La poignée de députés européens encore présents dans la nouvelle Assemblée algérienne ont lutté pied à pied pour distinguer la nationalité et la citoyenneté, de l’appartenance à la religion musulmane. Des juifs indigènes algériens, dont certains avaient combattu pour l’indépendance, ont eux aussi tenté, en vain, de faire prévaloir cette distinction entre nationalité et religion. Il faut ainsi lire le témoignage, poignant de Jacques Choukroun, lorsqu’il évoque la mémoire de son père, décidant du départ après les incidents qui surviennent au moment de la « guerre des six jours » en 1967.
Ce combat essentiel était bien symptomatique des problèmes à venir, de la nature même de l’Etat-nation en construction en Algérie à ce moment. Mais rien n’était acquis, joué d’avance.
Il en est de même, et Pierre Daum le montre en s’appuyant sur des sources très précises (ministères français des Affaires étrangères, journal officiel algérien, ministères algériens du travail, du logement), de la question des fameux « biens vacants ». En fait, les logements laissés libres après le départ de leurs occupants européens ont été progressivement occupés, rachetés, revendus, ou loués. Et les témoignages évoquent aussi la question de la terre, de l’indemnisation des rapatriés, ou du passage du statut de « pied-noir » à celui de « coopérant ».
Toutes les questions soulevées dans ce livre obligent à réfléchir sur la construction d’une force politique « pied-noire » qui aurait pu négocier avec les nationalistes algériens, avant, pendant et après la guerre, sur leur place dans l’Algérie à construire. Mais les « Européens » avaient choisi leur appartenance à la nation française, et beaucoup parmi eux n’ont jamais voulu concevoir une nation algérienne ayant une vie séparée de la métropole coloniale, et traitant tous ses habitants sur un même pied d’égalité.
Un des intérêts du livre de Pierre Daum est de se situer hors des sentiers idéologiques occupés depuis bien longtemps par les partisans de la « nostalgérie ». Pour nombre d’entre eux, tout était dit avant que l’histoire ne s’accomplisse. L’auteur ne verse pas pour autant dans la version parfois angélique portée par les « pieds-rouges », ces coopérants révolutionnaires venus construire le socialisme après 1962, et qui ne sont guère préoccupés du sort des pieds-noirs restés sur place. Les personnes en France qui portent l’Algérie au cœur (anciens soldats ou pieds-noirs, immigrés ou « coopérants ») se sont aussi bien souvent séparées de cette minorité importante, porteuse de liens possibles entre les deux rives de la méditerranée. Et pourtant, à la lecture de ce livre, le lecteur devine que cette présence pouvait contribuer à tisser d’autres rapports entre l’Algérie et la France, dès le début de l’indépendance.
Ces femmes et ces hommes qui sont restés après 1962, et qui ont tenté l’aventure d’une autre Algérie, voilà que l’on entend pour la première fois, vraiment, leurs voix. On découvre leurs visages. Ils disent les joies et les peines de l’Algérie postcoloniale, mais aussi leur étonnement devant un pays qu’ils ne connaissaient pas bien, l’amitié des Algériens musulmans, leur absence de désir de revanche ; ils disent, aussi, la force d’un nationalisme musulman à base religieuse, pouvant conduire à tous les excès. Il y a également dans leurs propos des anecdotes savoureuses sur la vie nouvelle dans l’Algérie indépendante. Et les moments de leur départ scandent à chaque fois des étapes cruciales de l’Algérie d’après 1962 : l’adoption d’un code de la nationalité en 1963, le coup d’Etat de Boumediene en 1965, la guerre israélo-arabe de 1967, la nationalisation du pétrole en 1971, la fin de l’ère Boumediene, la décennie noire… C’est dire toute l’importance de cet ouvrage pour une connaissance intime de l’histoire contemporaine de l’Algérie.
© ACTES SUD / SOLIN, Arles janvier 2012.
- Journaliste, Pierre Daum a collaboré à plusieurs journaux européens : Le Monde, L’Express, La Libre Belgique, La Tribune de Genève, etc. De retour en France en 2003, il devient correspondant de Libération en Languedoc-Roussillon. En 2009, Actes Sud a publié sa première enquête historique, Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952), qui révèle l’utilisation forcée de vingt mille paysans vietnamiens dans les usines d’armement de métropole, mais aussi dans la relance de la riziculture de Camargue.
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