L’Exposition coloniale de 1931
par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net
Lorsqu’il mit en chantier la vaste entreprise des Lieux de mémoire, l’historien Pierre Nora demanda à Charles-Robert Ageron – alors, à juste titre, le plus renommé des spécialistes – d’évoquer la grande Exposition coloniale internationale qui eut lieu à Paris, à la lisière du bois de Vincennes, entre mai et novembre 19311. C’est dire deux choses : d’une part, s’étonner qu’il n’y ait eu dans ce considérable ouvrage collectif sur l’histoire de France qu’une contribution (sur cent trente) sur son passé esclavagiste et colonial ; d’autre part, combien cette Exposition fut importante. D’autres expositions de ce type s’étaient tenues avant Paris 1931 – dont celles de Marseille, 1906 et 1922 – puis se tinrent après, dans bien des villes de France. Mais aucune n’atteignit l’ampleur et la renommée de celle de la capitale.
Un investissement total de l’État
Il est vrai que cette initiative bénéficia d’un investissement total de l’État, à tous les niveaux, et d’une couverture médiatique énorme, particulièrement bien orchestrée. La pose de la première pierre eut lieu le 5 novembre 1928. Plusieurs milliers de travailleurs – dont des colonisés – furent mobilisés. Au terme de ce vaste chantier, l’Exposition regroupait, sur un espace de 110 hectares, entre la porte de Reuilly et le bois de Vincennes, plusieurs dizaines de pavillons, plus le Palais permanent, orné d’une gigantesque fresque, œuvre réalisée sous la direction du sculpteur Alfred Auguste Janniot. À l’entrée de ce Palais était exposée une statue dorée représentant « La France apportant la paix et la prospérité aux colonies », œuvre de Léon Drivier2.
Pour donner de la véracité à l’ensemble, les autorités mobilisèrent des « indigènes », chargés de reproduire des scènes de la vie professionnelle – forgerons, pêcheurs, cordonniers, brodeurs, etc. – et artistique – danseurs, musiciens, bijoutiers, etc. Il y eut également de nombreux soldats réquisitionnés. En tout, de l’ordre de 2 500 figurants. Enfin, sans se douter du caractère vexatoire de cette initiative, le Zoo de Vincennes fut inauguré en même temps que l’Exposition.
Le 6 mai 1931 à 14 h 55, le président Gaston Doumergue et le maréchal Lyautey, commissaire général de l’Expo, procèdent à l’inauguration. La presse conservatrice du lendemain est en admiration : « Vision inoubliable. […] La date du 6 mai 1931 demeurera symbolique de cette “puissance éternelle de renaissance et de résurrection” que Renan discernait à travers toute notre histoire » (Le Figaro, 7 mai)… « Sur tout le parcours, de l’Élysée au bois de Vincennes, la foule parisienne a acclamé avec enthousiasme le chef de l’État » (Le Petit Parisien, 7 mai)… Dès lors, il ne se passa plus guère de jour, avant la clôture (le dimanche 15 novembre 1931), sans qu’un ou plusieurs de ces quotidiens ne consacre des articles, toujours sur le même ton, à l’événement.
L’État s’étant engagé à fond dans la préparation de l’Exposition, il lui fallait assurer son succès. Les plages horaires d’ouverture étaient amples : toute la semaine de 14 heures (15 heures le dimanche) à minuit. Le prix d’entrée était fixé à 3 francs, une carte d’abonnement valait 20 francs, ce qui mettait ce « loisir » au rang du cinéma, par exemple. Les transports en commun furent aménagés et améliorés la ligne n° 8 du métro fut d’ailleurs inaugurée la veille de l’ouverture. Pour les provinciaux, les Chemins de fer proposaient, pour des sommes forfaitaires train/car, des journées à prix réduit. Certains traversaient la France : le jeune Sétois Georges Brassens, dix ans en 1931, visita Paris pour la première fois, en famille, à cette occasion.
Afin d’agrémenter l’Exposition, une série de spectacles – 150 en tout, soit quasiment un par jour – fut présentée au public, avec des titres tels que La féérie africaine, Le monde colonial qui chante et qui danse, Les nuits coloniales, d’autres encore, mettant en scène des centaines de figurants « indigènes », le tout avec force jeux de lumière.
Toutes les instances de l’appareil d’État se mobilisèrent. Ainsi de l’Éducation nationale. Les enseignants furent invités à y emmener leurs élèves, des tout-petits aux lycéens. « Le commissariat de l’Exposition s’est attaché à favoriser de toutes les manières la visite des écoliers, qui depuis le début de l’Exposition sont déjà venus au nombre de plus de 50 000 », apprit à ses lecteurs le quotidien Le Temps (4 août 1931).
Chronologiquement, l’Exposition se situa exactement à mi-chemin entre le début du siècle et le quasi-achèvement de l’implantation coloniale (hors le Maroc) et la fin de la guerre d’Algérie, marquant l’effondrement de l’Empire. C’était l’ère des certitudes, martelées depuis deux générations par le « parti colonial », intériorisées par la grande majorité des Français.
Il y eut alors une (quasi) unanimité, les seuls empêcheurs de se réjouir en rond étant marginalisés ou pourchassés (voir infra). Partout, ce fut l’étalage de la bonne conscience : « L’Exposition coloniale figure la France nouvelle, la France de 11 millions de km2 – vingt-deux fois le territoire de la métropole – la France de 100 millions d’habitants » (RP Louis Jalabert, Études, 20 juin 1931)… « Les colonies doivent être pour la France ce que l’Ouest a été si longtemps pour l’Amérique, le lieu du rajeunissement, de la croissance et du refuge » (André Maurois, Le Journal, 6 mai 1931)… « Aujourd’hui, nos colonies sont de vastes chantiers en plein travail et presque tous en plein rendement. Tout un monde créé par nous vit et agit au loin, sous les tropiques. Les réseaux de voies de communication, quoique s’étendant chaque année, ne peuvent suffire encore aux besoins qui s’intensifient, au transport des richesses produites. […] Grâce à l’hygiène, à une belle organisation médicale, l’activité humaine s’exerce avec une sécurité qui parait miraculeuse aux pionniers d’autrefois » (La Croix, 21 août 1931).
Un immense succès populaire
Combien y eut-il de visiteurs à l’Exposition de 1931 ? Par chance pour l’historien, le Bureau de presse divulgua régulièrement des chiffres, repris par la presse, qui paraissent fiables3. Les dimanches et jours fériés voyaient les plus fortes affluences, entre 350 000 et 530 000 visiteurs. Le dernier dimanche, le 15 novembre, vit un nouveau record, avec 558 793 spectateurs. Les jours de semaine dépassaient les 100 000 visiteurs. On parvint rapidement au cap de 10 millions de visiteurs (mi-juillet). Au 1er novembre, le cap des 30 millions fut franchi (31 170 618).
Du fait de cette comptabilité quotidienne, les autorités furent à même de livrer aux journalistes, dès le lendemain de la clôture, un chiffre d’entrées total : « Le total général des entrées durant l’exploitation de l’Exposition est de 33 490 339 pour une durée de 193 jours » (Bureau de presse, 16 novembre 1931)4. À ces chiffres, déjà considérables, il fallait ajouter les invitations gratuites (des dizaines de milliers ?) distribuées aux officiels, aux anciens combattants, aux encadrants des groupes, aux enfants des écoles, aux membres des associations… Il faut évidemment distinguer le nombre total d’entrées et le nombre de visiteurs : évidemment, il n’y eut pas 33 500 000 de Français qui visitèrent l’Exposition ! Le chiffre généralement avancé, à la suite de Charles-Robert Ageron, est de 8 millions de personnes qui ont, une ou plusieurs fois, été présentes.
Quels que soient les critères retenus, une chose est sûre : l’Exposition fut un immense succès populaire. Ces chiffres la placent au second rang de toutes les initiatives de ce genre, certes assez loin derrière l’Exposition universelle de 1900 (48 millions d’entrées), mais avant celle de 1889 (32 millions).
Ancien gouverneur général de Madagascar, promu au poste clé de délégué général de l’Exposition, Marcel Olivier tirait un bilan enthousiaste de l’expérience : « En six mois, l’idée coloniale a gagné plus de terrain qu’elle n’en avait gagné en cinquante ans » (« Bilan de l’Exposition », novembre 1931)5. Même espoir de la part du ministre des Colonies, Paul Reynaud, lors d’un déjeuner de la presse coloniale, à Vincennes : « Aujourd’hui, l’idée coloniale s’est emparée des colonnes des grands journaux ; l’opinion publique s’est enfin éveillée… Allez plus loin encore. L’opinion publique d’après l’Exposition coloniale ne sera pas l’opinion publique d’avant. Elle est prête à suivre les péripéties de la bataille du riz et du caoutchouc en Indochine, de l’arachide en AOF, du café à Madagascar » (Paul Reynaud, discours, 7 juin 1931)6. On verra que cet optimisme était quelque peu exagéré.
Un succès auprès des « élites », non sans réserves
Outre l’Exposition, diverses initiatives accompagnèrent l’ancrage de l’idée coloniale dans l’opinion et dans divers milieux spécialisés. Un temps, Paris, fut la capitale économique, intellectuelle et culturelle du monde colonial. Il se tint près de deux cents congrès et rencontres7. La liste est longue, de la Confédération des travailleurs intellectuels (10 mai) à la littérature coloniale (début juin), en passant par les milieux économiques et financiers (congrès des Chambres de commerce et d’agriculture de la France d’outre-mer, 30 septembre). L’Alliance française y tint son congrès (15 juillet), tout comme les historiens (23 septembre), les géographes (24 septembre), etc. Et presque chaque jour, il y eut une conférence, une rencontre, une projection dans les stands ou dans des salles parisiennes.
Le bilan fut également établi par de grands intellectuels. Dans les très sérieuses – et alors très jeunes – Annales d’histoire économique et sociale, Lucien Febvre ne tarissait pas d’éloges : « Que l’Exposition, dans son ensemble, ait été une fort belle œuvre, et d’abord, en dépit d’une extrême variété, qu’elle ait réalisé un harmonieux ensemble ; dans le décor charmant d’un bois de Vincennes soudain doté d’un prestige imprévu, que des artistes délicats – chacun jouant de son mieux sa partie, mais tous disciplinés sous la baguette d’un incomparable chef d’orchestre – aient su harmoniser aussi savamment cent mélodies puissamment évocatrices de terres lointaines et dissemblables ; que les organisateurs de cette immense féérie qui en même temps était une foire et en plus non pas un, mais mille musées divers : de produits et de machines, d’art et d’archéologie, de technique et d’anthropologie, d’histoire et de pédagogie, etc. – que ces hommes aient vu juste et grand : tout cela nous avons pu le sentir personnellement » (31 janvier 1932)8.
Mais, au sein même du lobby colonial, certains esprits chagrins contestèrent cet enthousiasme. Cet incontestable succès populaire ne masquait-il pas une méconnaissance et, finalement, une certaine indifférence ? « L’Exposition coloniale, avec toutes ses merveilles qui reflétaient l’existence réelle de nos richesses d’outre-mer, a frappé l’imagination. Elle n’a point fixé dans les esprits l’importance capitale de notre Empire. La colonisation reste incomprise » (Union coloniale, Rapport d’activité, 1932)5. Dans son article précité, Lucien Febvre introduisait lui aussi une réserve : « L’historien redescend vers la ville, plein de lourds souvenirs, méditant sur tout ce qu’ont produit déjà de dérèglements dans l’histoire les variations alternées des distances entre races, entre peuples : les unes, les distances matérielles, chaque jour se raccourcissant ; les autres, les distances morales, demeurant constantes, énormes, peut-être infranchissables. Et c’est la leçon dernière, pour lui, de l’Exposition. » Ce dernier paragraphe, qui n’est pas loin d’une racialisation des « distances morales », ne restera pas, dans l’œuvre du maître, le plus convaincant.
Le fait est : aux élections suivantes, pourtant en 1932, seule une dizaine de députés évoquèrent l’Empire dans leur profession de foi9. On peut s’interroger : à qui la faute ? Sans doute pas celle du maréchal Lyautey, qui avait tout fait pour tirer son œuvre, dont il savait qu’elle serait la dernière, vers une vraie connaissance, loin des scènes folklorisantes des précédentes expositions. Mais force est de constater qu’il échoua. Conclusion désolée : « Au lendemain de Vincennes, le Français ne saura pas où c’est, mais il saura que ça existe » (Pierre Mille, 1931)9.
Esprit impérial ou complexe de supériorité ?
On imagine, dans ces conditions, ce que put être l’état d’esprit des « Français moyens », « braves gens » qui allaient en famille voir les « Nègres », passaient par le zoo, observaient distraitement les courbes de croissance du riz indochinois, avant de marchander un tapis à un vendeur marocain. Les membres du lobby colonial, qui avaient misé sur une pénétration en profondeur de leur credo dans la population, furent dans l’ensemble déçus : le pittoresque l’avait emporté sur la connaissance.
Dans leur majorité, les visiteurs de l’Expo furent attirés, puis conquis, par l’exotisme, pas par l’esprit colonial. Ils furent sans doute plus sensibles aux « drôles de têtes » des « indigènes » qu’à leurs œuvres exposées (il y en eut pourtant), plus aux spectacles nocturnes son et lumière qu’aux conférences magistrales de quelques universitaires, plus amusés par la naissance d’un « négrillon », enfant d’un couple de Pahlouins, que par les détails des sculptures Khmer, etc. Même si l’exhibition des Kanak au Jardin d’acclimatation, exactement contemporaine, ne peut être reprochée aux organisateurs de la grande Exposition, il reste que bien des spectateurs visitèrent les deux… et que souvent ils ne firent guère la différence. Le comble de la confusion fut sans doute atteint avec l’élection de Joséphine Baker, native du Missouri, au titre de « reine des colonies », dont on ne sait s’il s’est agi d’un vrai projet, d’un canular ou d’un coup de publicité10…
Le fait est que, dans la mémoire des millions de spectateurs, l’Exposition aura laissé des traces. Mais étaient-elles celles que le parti colonial aurait voulu imposer ? Il est significatif que les mots choisis par Robert Brasillach – qui avait vingt-deux ans en 1931 – soient « agréable… belles images… féérique… aventure… évasion… ». Nous fûmes, ajoutait-il, « la génération de l’année où il y avait une tête de nègre sur les timbres-poste, l’année de l’Exposition coloniale. […] Nous nous promenions, sous les lumières de cette époque heureuse, à travers ces témoignages de la splendeur, du bonheur français et, avec le recul de peu d’années, cette Exposition peut sembler la dernière manifestation, un peu tardive déjà, de l’époque de prospérité. Les jets d’eau colorés de feux, les architectures de carton, dans la belle nuit de Vincennes, prenaient leur aspect féerique, abandonnaient tout truquage facile. C’étaient les décors mêmes de l’aventure, et toute une littérature d’évasion finissait là, à la portée du petit bourgeois, entre l’ours et le phoque du Zoo et la grande masse rouge du temple d’Angkor11. »
Comment s’étonner, dans ces conditions, qu’au triomphe apparent des thèses coloniales – triomphe de la quantité – ait succédé une certaine amertume des membres du lobby – absence de la qualité – qui avait pris l’initiative de cette Exposition ? Ils eurent l’impression que la parenthèse refermée, la population et les politiques retournaient à leur indifférence.
La protestation : les communistes, les surréalistes et les autres12
Majorité massive ne signifie pas unanimité. Comme depuis les débuts des conquêtes coloniales, des voix s’élevèrent pour protester, pour tenter de présenter un autre bilan du système. Les communistes, les surréalistes, l’aile gauche de la SFIO, quelques esprits marginaux refusèrent le consensus par quelques rares tentatives de manifestations ou par des déclarations enflammées.
Dans la grande presse nationale, seule L’Humanité refusa le consensus autour des valeurs coloniales. Pour le journal communiste, il ne s’agissait pas d’une Exposition, mais d’une « foire impérialiste ». Mais la raison d’être du PCF – il obéissait à la VIIIe condition d’adhésion à l’Internationale – était d’agir, et non seulement de protester, contre le colonialisme. Entre juillet 1931 et février 1932 fut mise sur pied une contre-Exposition, La vérité sur les colonies13, place du Combat (aujourd’hui place du colonel Fabien), dans le XIXe arrondissement de Paris. Le terrain appartenait à la CGTU, syndicat notoirement lié au PC.
C’est hors de France qu’est née l’idée. Le bureau de la Ligue internationale contre l’impérialisme et l’oppression coloniale, basé à Berlin, a donné le coup de pouce initial par des injonctions à son antenne française, filiale du PCF. Ce coup de pouce fut tardif (janvier 1931), sous la forme d’une lettre signée par Willi Münzenberg et Virendranath Chattopadhyaya, permanents de l’Internationale14.
L’articulation entre le milieu communiste et les surréalistes15, en cette période, se fit tout naturellement : depuis 1925 et la dénonciation de la guerre du Rif, la lutte anticolonialiste était même la principale cause de rapprochement. Louis Aragon joua un rôle de premier plan, celui d’une passerelle entre les deux milieux, dans la genèse et la réalisation de la contre-Exposition. Il forma avec Elsa Triolet, Paul Éluard, Jacques Sadoul, Yves Tanguy et André Thirion une petite équipe qui réfléchit à cette initiative, puis qui la réalisa.
La préparation fut longue et laborieuse. Lorsque tout fut achevé, la contre-Expo se présenta sous forme de propagande à trois volets : dénonciation des crimes colonialistes ; valorisation des civilisations non européennes (c’était la partie sur les arts que l’on appelait pas encore primitifs, conçue par les surréalistes) ; enfin, exaltation des réalisations soviétiques, en particulier dans les républiques d’Asie centrale.
La contre-Exposition fut finalement inaugurée le 23 septembre, quatre mois et demi après la « Grande » (elle restera en revanche ouverte, après la fin de Vincennes, jusqu’en février 1932). Le lendemain, un encart dans L’Humanité annonçait triomphalement la nouvelle et demandait aux lecteurs d’y venir « en foule ». Le moins que l’on puisse écrire est que cela resta un vœu… pieux. L’assistance fut bien maigrelette, terriblement inférieure en tout cas à ce qu’avaient espéré les organisateurs. Le 9 janvier 1932, le comité exécutif de la Ligue contre l’impérialisme se réunit à Paris et évalue à 5 000 le nombre total des visiteurs ; les études publiées ultérieurement avancent des évaluations comparables16. Malgré les efforts des pionniers, eux-mêmes colonisés (dont Nguyen Ai Quoc, le futur Ho Chi Minh, l’Algérien Abdelkader Hadj Ali) ou militants métropolitains (Paul Vaillant-Couturier, Jacques Doriot), malgré une première campagne courageuse contre la guerre du Rif, l’anti-impérialisme avait encore bien des progrès à faire dans les rangs communistes.
Outre la participation signalée à la contre-Expo, les surréalistes se devaient d’intervenir ès-qualités, sous la forme qu’ils maîtrisaient mieux que tous : le pamphlet. Avant même l’ouverture de l’Expo de Vincennes, fin avril, André Breton, peut-être aidé par Éluard, rédigea un appel, signé également par Benjamin Péret, Georges Sadoul, Louis Aragon, René Char, Pierre Unik, André Thirion, René Crevel, etc. Ce texte passera à la postérité sous le titre : « Ne visitez pas l’Exposition coloniale17 » : « Il n’est pas de semaine où l’on ne tue, aux colonies. […] N’en déplaise au scandaleux Parti socialiste et à la jésuitique Ligue des droits de l’homme, il serait un peu fort que nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. […] Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnai¬res responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale. »
Il faut également signaler la protestation du mouvement anarchiste (Union anarchiste, Association des fédéralistes anarchistes, Confédération générale du travail-Syndicaliste révolutionnaire). Un militant kabyle, Mohamed Saïl Mohamed, y fut particulièrement actif.
La protestation sur place, à l’entrée ou a fortiori dans l’enceinte même de l’Expo, était très difficile. On imagine que la police avait quadrillé les lieux. Mais il y eut tout de même quelques actes, vite réprimés. La presse conservatrice de l’époque et quelques archives permettent de cerner le phénomène. Pendant les travaux, des mains inconnues avaient retiré du faîte du pavillon de l’AEF le drapeau tricolore pour y hisser un… drapeau rouge (nuit du 20 au 21 février). Des papillons communistes furent distribués à la volée ou collés sur les murs. Un tract d’une grande violence fut distribué : un dessin y représentait une balle d’opium, une jarre d’alcool, une guillotine, des têtes coupées et des colonisés enchaînés. Ce tract fut distribué dans l’enceinte même de l’Expo. Mais aucune indication ne permet de connaître les réactions de la foule devant ces initiatives.
Rien de tel dans la mouvance de la gauche « classique », Ligue des droits de l’homme ou Parti socialiste SFIO. Le Congrès de la LDH, qui se tint à Vichy la même année, engendra une critique (du reste modérée) des méthodes de la colonisation, seule une minorité, autour de Félicien Challaye, adoptant un langage radical. Dans les milieux socialistes, même modération. Les articles du Populaire de l’époque étaient surtout descriptif de la vie quotidienne de l’Exposition, nourrissant « notre appétit de rêve et d’inconnu » (24 avril 1931). Léon Blum, pourtant, avança une critique : que le peuple qui va à Vincennes n’oublie pas ce qu’il y a derrière ce spectacle. « C’est pourquoi nous ne nous mêlons pas à l’enthousiasme. Nous voudrions moins de fêtes et de discours, plus d’intelligence humaine et de justice » (Le Populaire, 7 mai 1931). Il faut lire cependant les publications de l’aile gauche du parti (Maurice et Magdeleine Paz, Édouard Depreux, Robert-Jean Longuet, Daniel Guérin…) pour parvenir à des protestations plus résolues.
Et les colonisés présents en métropole (hors, évidemment, les figurants de l’Expo) ? Les plus politisés d’entre eux, souvent dans la mouvance communiste, furent actifs. Mais forcément de façon clandestine. Les plus engagés furent sans conteste les « Annamites ». Le 19 avril 1931, la police, informée d’une réunion dans le sous-sol d’un café, procéda à trente-trois arrestations, dont celle de Nguyen Van Tao, membre du comité central du PCF. Il y eut des distributions de tracts – que l’on imagine rapides – à Toulouse, Marseille, Limoges, Lyon… Pour les colonisés protestataires, il était plus difficile encore de pénétrer dans l’enceinte de l’Expo et de s’y faire entendre. La police fut très efficace : le 1er août, elle dispersa un rassemblement, toujours d’« Annamites », devant la reproduction du temple d’Angkor ; en septembre, un projet de destruction de la statue de l’empereur Khai Dinh, considéré comme un collaborateur, avorta. D’après la presse coloniale, ces militants furent également à l’origine d’un incident isolé, mais significatif : le « village indochinois » fut, le samedi 4 juillet au soir, plongé dans l’obscurité par une manœuvre malveillante, attribuée à ces mêmes « Annamites ».
Que reste-t-il, aujourd’hui, dans les traces visibles, à Paris, de l’Exposition ? Le grand Palais des colonies a été conservé. Après un parcours dévoué à l’exaltation de l’œuvre coloniale, puis à la présentation des œuvres d’art non-européen, il abrite aujourd’hui le Musée d’histoire de l’immigration. Mais plus personne n’observe les fresques de Janniot en les recevant au tout premier degré. La statue dorée a été déplacée… et cette statue à la gloire de l’empire baptisée statue d’Athéna. En outre, les anciens pavillons du Cameroun et du Togo ont changé de continent, et abritent aujourd’hui des temples bouddhistes. Le pavillon des missions catholiques a été transporté à Épinay-sur-Seine et est devenu « Notre-Dame-des-missions ».
L’exposition coloniale de 1931, la vitrine de l’Empire
par Yann Bouvier, © La cinquième/CNDP (8’45 » ; 2018)
- Charles-Robert Ageron, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. I, La République, Paris, Gallimard, 1984. En dehors de cet article pionnier, le livre de référence reste : Catherine Hodeir & Michel Pierre, L’Exposition coloniale, Bruxelles, Complexe, 1991. Voir également Alain Ruscio, « Exposition coloniale de 1931 », in Encyclopédie de la colonisation française, Paris, Les Indes savantes, vol. III, 2018.
- Aujourd’hui déplacée Porte dorée.
- Tous les chiffres cités ici sont tirés de la presse de l’époque, qui reproduisait fidèlement les communiqués du Bureau de presse. Pour les références de chacun, voir Alain Ruscio, art. cité.
- L’Ami du peuple, 17 novembre 1931.
- Cité par Charles-Robert Ageron, art. cité.
- Revue des questions coloniales & maritimes, n° 445, mai-juillet 1931.
- Catherine Hodeir & Michel Pierre, op. cit.
- Lucien Febvre, « L’histoire économique et la vie. Leçons d’une Exposition », Annales, n° 13, 1931.
- Ibid.
- « Reportages indiscrets », Voilà, l’hebdomadaire du reportage, 2 mai 1931.
- Robert Brasillach, Notre avant-guerre, Paris, Plon, 1941.
- Alain Ruscio, « Contre l’Exposition coloniale de 1931 (Paris-Vincennes) : des voix fermes, mais bien isolées. Aperçu », Revue Aden, Groupe interdisciplinaire d’études nizaniennes, n° spécial, Anticolonialistes des années 1930 et leurs héritages, n° 8, octobre 2009.
- On trouvera une reproduction de la brochure de présentation in Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1982.
- « Appel », Berlin, 26 janvier 1931. Cette lettre, saisie par la Sûreté, fut transmise à la presse, qui la reproduisit in extenso (voir Jacques Ladreit de Lacharrière, Le Temps, 3 mars 1931).
- Sophie Leclercq, La Rançon du colonialisme. Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962), Paris, Les Presses du réel, 2010.
- Charles-Robert Ageron, art. cité ; Pierre Biondi & Gilles Morin, Les Anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont, 1992.
- Cité par José Pierre, Tracts surréalistes et déclarations collectives, vol. I, 1922-1939, Paris, Éric Losfeld, 1980.