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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024
L'Echo d'Alger, 24-25 janv. 1960. (Voir la fin de la note [4])

Les barricades d’Alger : une déclaration de guerre à l’État et le début d’une guerre civile

Le discours du général de Gaulle annonçant, le 16 septembre 1959, « l’autodétermination » pour l’Algérie avait mis en alerte les partisans de l'Algérie française. Suite à une interview donnée à un journal allemand, le général Massu, commandant du corps d’armée d’Alger, est rappelé à Paris le 22 janvier 1960. A Alger, les activistes s'enflamment, élèvent des barricades... Le 24 janvier, des tirs de fusils-mitrailleurs dirigés contre des gendarmes mobiles font de nombreuses victimes parmi les forces de l'ordre. Un camp retranché est installé au centre d’Alger au nom de l’Algérie française... Mais, n'ayant pas bénéficié du soutien espéré, la rébellion fera long feu1. A l'heure où la mémoire de la guerre d'Algérie est l'objet de diverses tentatives de récupération politique2, nous reprenons ci-dessous le témoignage de Jean Sprecher qui a vécu ces événements et pour qui «les Barricades de janvier 1960, avec leur bilan tragique, apparaissaient comme la déclaration de guerre à l'Etat, et le début de la guerre civile qui allait couver quelque temps, mûrir dans l'ombre, tenter un nouvel essai en décembre 1960 et éclater enfin quelques mois plus tard, en avril 1961, quand des généraux convaincus de tenir l'armée en main, crurent cette fois le moment venu pour déclencher un putsch, en garder la maîtrise et en assurer le succès.»3 Nous complétons ce document avec un extrait de l'éditorial publié par Le Monde le 26 janvier 1960.
[Mise en ligne le 15 janvier 2010, complétée le 27]

L'Echo d'Alger, 24-25 janv. 1960. (Voir la fin de la note [4])
L’Echo d’Alger, 24-25 janv. 1960. (Voir la fin de la note [4])

La semaine des Barricades à Alger

par Jean Sprecher

C’est en cet automne 1959 que commença la longue période, la plus trouble, la plus dramatique, la plus sanglante de l’histoire de cette guerre et qui se termina effroyablement en 1962. Enchaînement implacable d’événements programmés par un nombre relativement restreint d’hommes que des intérêts divers rassemblaient sous la bannière de l’Algérie française: les représentants du lobby colonial attachés à leurs privilèges, certainement, mais aussi des hommes politiques ambitieux que Paris intéressait autant qu’Alger sinon plus, les idéologues de l’extrême-droite et du fascisme, et des officiers dont le patriotisme exigeait la sauvegarde des possessions françaises et la défense de l’Occident, et même, pour certains, de l’«Occident chrétien».

Les prédictions, les mises en garde et les menaces que les uns et les autres adressaient au gouvernement avaient aussi pour objectif de mettre en condition la masse de la population européenne d’Algérie, de préparer les esprits à l’opposition ouverte et à l’affrontement. Et ces campagnes d’intoxication avaient facilement prise sur cette communauté déboussolée, qui souffrait de l’insécurité présente et qui regardait l’avenir avec angoisse, obsédée qu’elle était par le slogan «la valise ou le cercueil».

Les derniers mois de l’année 1959 ont ainsi été dominés par l’extraordinaire activité menée d’une part par le tandem Jean-Jacques Susini et Jo Ortiz, leaders du Front National Français (FNF), pour ameuter et rassembler les groupes et organisations ultras, en Oranie et à Alger surtout, afin de parer à toute éventualité; d’autre part par le député poujadiste Pierre Lagaillarde, pour jouer les Cassandre auprès du gouvernement, mais trop mollement au goût de beaucoup d’activistes, et dans un style trop conforme à la tradition parlementaire.

Les événements qui vont alors s’enchaîner, les Barricades d’Alger en janvier 1960, les journées de décembre 1960, le putsch du 22 avril 1961 et les opérations terroristes de l’OAS – en Algérie et en métropole – font un ensemble que je ne peux me résoudre à appeler autrement que la guerre civile de 1960-1962. Ce sont là des sujets très bien connus malgré leur extrême complexité, auxquels de nombreux historiens ont consacré des études savantes. Je me bornerai donc à donner modestement sur ces événements supposés connus du lecteur, l’opinion de ceux qui les ont vécus avec moi, ou plus exactement qui les ont traversés avec moi.

Le 1er janvier 1960, l’indépendance du Cameroun, proclamée après une procédure comparable à celle que de Gaulle envisageait pour l’Algérie, fut ressentie comme un coup de semonce. Il fallait un choc, une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Ce fut l’affaire Massu.
Dans des circonstances controversées, le général Massu accorda à un journal de Munich une interview qui fut publiée le 18 janvier. Il y mettait en cause la politique du général de Gaulle qu’il qualifiait d’«homme de gauche», dont il allait jusqu’à poser la question de la succession. Y a-t-il eu déformation de ses propos, manipulation? Massu qui semble avoir reconnu «un coup de gueule» tout à fait dans sa manière, qui a ensuite démenti ses propos, a-t-il voulu tenter une ultime mise en garde au gouvernement ou donner leur chance aux comploteurs d’Alger? Toutes les hypothèses ont été émises, et toutes avec vraisemblance.

Massu est alors rappelé à Paris. Alger est frappée de stupeur. Tout était prêt à Alger, avec le FNF d’Ortiz, et la toute nouvelle amicale des Unités Territoriales (UT) et des groupes d’autodéfense, présidée par Sapin-Lignères, mais placée sous l’autorité effective du colonel Gardes. Tout était prêt, je veux dire qu’on aurait pu se passer de l’éviction de Massu et provoquer une occasion, mais Massu, quelle aubaine! le héros de la bataille d’Alger, le meilleur défenseur de l’Algérie française!

Grève générale, manifestations, le scénario du 24 janvier se mettait au point.
L’Echo d’Alger du 23 janvier rapportait qu’à la manifestation patriotique du FNF, Susini avait déclaré : «la limite est dépassée»; Méningaud : «nous nous battrons»; et le Docteur Perez: «il faut être sur les rangs, demain, il sera trop tard».

J’ai sous les yeux un billet griffonné à la hâte, le soir du 21 janvier, à
l’intention de mes parents, où je disais «le jour n’est pas loin où les fascistes prendront le pouvoir à Alger. Peut-être demain ou après-demain. Les «préparatifs» continuent… On en est donc réduit à espérer que de Gaulle sauvera la République. Qui l’eût cru?… Ma prochaine lettre sera peut-être datée de l’An I de la dictature de Massu». Le 23 au soir je leur écrivais: «… à cinq heures, autour du quartier des facultés, ils avaient monté des barricades. On
ne fait pas de barricades si on n’a pas l’intention de se battre… Et voilà. Maintenant il y a 16 morts1, 102 blessés et 1500 insurgés dans la fac. Comment en sortiront-ils? Et le général Faure, de Tizi-Ouzou, avec sa division blindée, il paraît qu’il est prêt à intervenir aux côtés des insurgés… Cette fois je crois que c’est la fin. L’abcès va être vidé, ou bien ce sera le début de la grande aventure… Si je pouvais partir, je ne ferais pas long feu ici.
» […]

De tous les coins de l’Algérie, parvenaient des messages de soutien aux insurgés. Et des délégations de l’intérieur, des UT, des harkis, mettaient un point d’honneur à venir se faire photographier sur les barricades. La presse algéroise rendait compte abondamment de la vie des «patriotes» retranchés avec Lagaillarde, «Pierrot» le héros en tenue de para, dans une atmosphère de kermesse disaient certains, pendant qu’à deux pas de là, au PC d’Ortiz et de Susini, se jouait une autre partition, se négociaient des appuis dans l’armée, chez les colonels, et s’échafaudaient des plans qui n’avaient rien de bon enfant ni de folklorique.

Les «chefs» rebelles, grands et petits, idéologues et instigateurs du complot, promus d’un coup au devant de la scène, étaient convaincus de leur mission et de leur rôle historique. Animés par leur passion de la conspiration, et soutenus pendant une semaine par l’agitation et la fièvre populaires, ils ont ainsi pu croire à l’impossible jusqu’à ce que le chef de l’Etat prononce les mots que l’on sait, confirmant la poursuite de sa politique.

Ils durent alors se rendre à l’évidence: l’armée, après des hésitations et en dépit de la rage muette de certains colonels, ne voulait pas tenter l’aventure avec eux. Ils eurent beau crier à la trahison, le général Crépin, qui venait de se voir conférer les pleins pouvoirs à Alger avertissait: «Pour l’armée, la voie est droite, dans l’obéissance».

Le 1er février, Lagaillarde, qui avait le sens du panache et de la mise en scène, quittait, après une cérémonie militaire, le «camp retranché» des facultés. Lagaillarde et Susini étaient arrêtés et transférés à Paris ainsi qu’Alain de Sérigny, le patron de L’Echo d’Alger, et quelques-uns des autres responsables de cette sédition. Ortiz, lui, était en fuite. Pour montrer leur patriotisme, les mutins de base s’engagèrent dans l’armée, mais on sait que ce ne fut qu’un simulacre de courte durée qui les mit à l’abri des poursuites.

Après les escarmouches du 6 février 1956 et le coup d’Etat du 13 mai – mis au point ou récupéré par de Gaulle, qui avait eu le génie de lui donner l’apparence de la légalité –
les Barricades de janvier 1960, avec leur bilan tragique, apparaissaient comme la déclaration de guerre à l’Etat, et le début de la guerre civile qui allait couver quelque temps, mûrir dans l’ombre, tenter un nouvel essai en décembre 1960 et éclater enfin quelques mois plus tard, en avril 1961, quand des généraux convaincus de tenir l’armée en main, crurent cette fois le moment venu pour déclencher un putsch, en garder la maîtrise et en assurer le succès. Et puis, par une sorte de mouvement de balancier que l’on observe si souvent dans l’histoire, après ce dernier échec des généraux, ce seront de nouveau les civils et quelques soldats perdus qui, dans l’OAS, mèneront un combat sans merci, mais sans issue, à la fois contre les nationalistes algériens et contre l’Etat français, anéantissant toute chance d’un règlement humain du maintien de la communauté européenne en Algérie.

Il y a 50 ans dans Le Monde

Criminelle folie à Alger

On ne reprochera pas aux détenteurs, à Alger, de la puissance publique d’avoir manqué de patience. Il semble, au contraire, qu’ils aient voulu pousser celle-ci aux limites de l’imprudence pour éviter ce qui, à juste titre, leur paraissait le pire que dans un pays en guerre des Français tirent sur des Français.

Depuis des mois, il était évident que tôt ou tard une épreuve de force ne pourrait être évitée. Dès lors que se constituaient librement des milices armées, dont les chefs ne cessaient d’affirmer leur refus des décisions prises à Paris par l’autorité légitime et d’appeler la population à la révolte, un tragique dilemme était posé : ou bien cette fois encore le pouvoir reculerait, ou bien les insurgés s’apercevraient trop tard qu’ils s’étaient, suivant la formule employée à un autre propos par le général de Gaulle, « trompés de République».

Mais plus on attendait, plus il était à craindre que l’inévitable conflit ne dégénère en tragédie sanglante. Ce n’est pas le rappel de Massu qui a mis le feu aux poudres. Il a seulement fourni un nouveau prétexte aux révoltés qui, pour s’opposer à la politique d’autodétermination et en prévision des prochaines déclarations du général de Gaulle, avaient déjà organisé des manifestations pour la journée du 24.

Insensibles à tous les efforts de conciliation, sourds à tous les appels, les responsables de l’émeute apparaissent aujourd’hui tels qu’ils sont : des fanatiques résolus à ne reculer devant aucune criminelle folie, au risque d’apporter au FLN, à l’heure de ses plus grandes difficultés, un concours inespéré.

Le Monde, 26 janvier 1960

Sirius2

  1. Le bilan définitif devait s’avérer plus lourd: 14 gendarmes tués, 6 manifestants. [Note de Jean Sprecher]

    Yves Courrière précisera : «Leurs armes [des gendarmes] ne sont ni chargées, ni approvisionnées

  2. Sirius était le pseudonyme utilisé par Hubert Beuve-Méry, directeur du Monde, pour signer ses éditoriaux.
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