Cameroun – France :
ce que la commission mémorielle veut éclaircir
par Jeanne Le Bihan, publié par Jeune Afrique le 21 février 2023.
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Karine Ramondy, historienne, est l’autrice de Leaders assassinés en Afrique Centrale, 1958-1961. Entre construction nationale et régulation des relations internationales, L’Harmattan, 2020.
« Dans les programmes scolaires, on parle beaucoup de la guerre d’Algérie, et on sait bien tout ce qu’il a fallu faire pour y arriver. Parfois, de la guerre d’Indochine, mais presque jamais du Cameroun », explique Karine Ramondy. C’est pour remédier à ce silence que l’historienne française a accepté de codiriger, avec l’artiste camerounais Blick Bassy, une commission mémorielle indépendante sur la guerre de décolonisation du Cameroun.
Annoncée par le président Paul Biya et par son homologue français Emmanuel Macron à l’occasion de la visite de ce dernier à Yaoundé en juillet dernier, la commission doit rendre ses conclusions fin 2024. Le volet « recherche », conduit par Karine Ramondy qui sera épaulée par un douzaine de chercheurs français, camerounais et européens, s’attardera sur les chapitres les plus sombres de cette histoire partagée, des premiers mouvements de révolte de Douala en 1945, à la mort d’Ernest Ouandié en 1971.
« Même dans la terminologie, l’expression “guerre du Cameroun” n’est guère employée », relève Karine Ramondy, autrice d’une thèse sur le assassinats de leaders d’Afrique centrale. Parmi eux, le Congolais Patrice Lumumba, le Centrafricain Barthélémy Boganda mais aussi deux héros de l’indépendance camerounaise : Félix Moumié et Ruben Oum Nyobè. Au sein de la commission, la chercheuse va pouvoir se pencher à nouveau sur les circonstances de leur mort et plus largement, sur celle de leurs frères d’armes de l’Union des populations du Cameroun (UPC).
En 1945, le Cameroun n’est pas une colonie française à proprement parler. Le territoire, dont une partie est annexée par la Grande-Bretagne est sous mandat de la Société des nations (SDN) mais administré par la France. Fondée en 1948, l’UPC milite pour une décolonisation sans réserve. Mais plus de soixante ans plus tard, la France n’a toujours pas officiellement reconnu sa responsabilité, ne serait-ce que dans la mort par empoisonnement du président du parti, Félix Moumié.
Les faits, eux, sont pourtant globalement connus : le chef de file des indépendantistes camerounais a été tué par un espion français se faisant passer pour un journaliste à Genève. Les commanditaires seraient à chercher du côté du gouvernement français – avec, en chef d’orchestre, Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de la France, les exécutants du côté du Service de documentation extérieure et de contre espionnage (SDECE). Un procès aura lieu, presque deux décennies plus tard mais, faute de preuves, le principal suspect sera relâché.
Outre les cas de Félix Moumié ou de Ruben Oum Nyobè, secrétaire général de l’UPC tué par l’armée française en 1958, il y a ces milliers de personnes, engagées pour une partie d’entre elles dans la lutte pour l’indépendance mais pas toujours, qui ont trouvé la mort dans des circonstances troubles durant cette période. Souvent, la France a été montrée du doigt. La commission tentera de faire la lumière sur les pan les plus opaques de l’histoire franco-camerounaise.
Mêler archives écrites et orales
Ainsi de cet épisode : au sortir de la Seconde guerre mondiale, les cheminots de la banlieue doualaise manifestent pour obtenir des augmentations salariales. En septembre 1945, les émeutes enflamment la ville, la séquence marquant le premier pas vers la guerre d’indépendance. Le bilan humain, qui varie entre 9 et 80 morts selon les écrits, témoigne de la confusion qui entoure aujourd’hui encore la mémoire de l’évènement. « L’un des objectifs du volet recherche de la commission va être de balayer les évènements, de mêler archives écrites et orales afin d’affiner ce type de bilan », souligne Karine Ramondy.
Les maquis que tiennent à l’époque les indépendantistes seront également au cœur du travail de recherche – les deux grands « pôles » lors de la guerre sont le pays Bamiléké, dans l’ouest du Cameroun, et le pays Bassa, dans le centre-ouest, où de nombreux massacres ont eu lieu. La commission s’intéressera aussi à des lieux de mémoires emblématiques, tels que les chutes de la Métché situées au nord-ouest de Bafoussam, où nombre de maquisards furent précipités, souvent nuitamment, et où les visiteurs viennent aujourd’hui se recueillir.
Karine Ramondy compte aussi réaliser une « cartographie de la violence » : repérer les lieux clés de la guerre d’indépendance, les déplacements de populations civiles engendrés par le conflit et leurs conséquences. « Je souhaite, à l’histoire des grandes figures, ajouter une vision de l’histoire par le bas, l’histoire de celles et ceux qui ont participé à cette période pour mettre en place l’indépendance », conclut elle.
Guerre du Cameroun.
Une commission d’historiens, pour quoi faire ?
par Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, publié par Afrique XXI, le 16 septembre 2022.
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Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa sont les auteurs de deux ouvrages consacrés à la guerre du Cameroun : Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, La Découverte, 2011 ; et La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, La Découverte, 2016.
En visite à Yaoundé le 26 juillet 2022, le président de la République a été interpellé sur la question mémorielle, au sujet de la reconnaissance de la guerre coloniale menée par la France entre 1955 et 1971 contre les militants et sympathisants du mouvement indépendantiste camerounais, porté à partir de 1948 par l’Union des populations du Cameroun (UPC).
Sa principale prise de position à ce sujet a consisté à annoncer, lors d’une conférence de presse au côté de l’autocrate camerounais Paul Biya, la création d’une « commission d’historiens » chargée, d’ici à deux ans, grâce à l’ouverture de la « totalité » des archives, de l’éclairer sur les « moments douloureux, tragiques » qui ont émaillé le processus de décolonisation du Cameroun. « Des historiens se sont penchés sur ce passé : ils nous disent qu’un conflit a eu lieu, le mot guerre est employé, justifiait-il. C’est aux historiens de faire la lumière sur le passé. » Cette commission se verra donc assigner pour objectif d’« établir factuellement » la « gravité » des violences commises à cette période et les « responsabilités » respectives des acteurs historiques français et camerounais.
La création d’une telle commission apparaît comme un pas en avant sur un sujet qui a été longtemps occulté, en France comme au Cameroun. Bien que cette période soit désormais assez précisément documentée, bien des rumeurs et des fantasmes demeurent1.
On ne peut donc qu’accueillir avec satisfaction la volonté affichée par les autorités françaises de faire enfin « la lumière » sur cette période. Et cela d’autant plus que ces mêmes autorités ont longtemps cherché à effacer les crimes que la France a commis au Cameroun avant et après l’indépendance de ce pays, le 1er janvier 1960. Un silence coupable qui n’a cessé d’alimenter un cycle pervers d’exagération et de dénégation. En la matière, François Fillon remporte incontestablement la palme du négationnisme. Interrogé sur le sujet lors d’une conférence de presse à Yaoundé en 2009, celui qui était alors Premier ministre rétorqua : « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c’est de la pure invention ! »
Une commission… et de multiples questions
Cependant, la commission annoncée par Emmanuel Macron soulève bien des questions. Et d’abord celle-ci : comment sera composé ce groupe de travail, dont le président français a avancé qu’il serait mis en place « conjointement » par la France et le Cameroun ? Le mutisme de Paul Biya lors de la conférence de presse commune du 26 juillet interroge. Son régime, héritier direct de celui qui fut installé pendant la séquence historique qu’il est aujourd’hui question d’étudier, a-t-il vraiment l’intention d’aider les historiens à documenter les massacres, les destructions de grande ampleur et l’instrumentalisation des identités ethniques sur lesquels furent posées les fondations de l’État camerounais moderne ? Ou s’agit-il d’une initiative exclusivement française dans le cadre de la « refondation des relations franco-africaines » dont le président Macron se fait le héraut depuis son accession à l’Élysée, en 2017 ?
Deuxième question : quelles archives ce groupe de travail pourra-t-il consulter ? Dans sa déclaration, le président français affirmait que la commission aurait accès « à la totalité [des] archives ». Cela inclut-il les archives camerounaises ? Question délicate quand on sait dans quelles conditions ces dernières – qui portent essentiellement sur la période postindépendance – sont conservées et rendues accessibles aux chercheurs. En raison du climat tropical et des faibles moyens alloués à leur conservation, les fonds d’archives camerounais sont aujourd’hui dans un état de décomposition avancée qui les rend bien souvent inutilisables. Parce qu’elles touchent à la genèse du régime camerounais actuel, une bonne partie d’entre elles demeurent par ailleurs inaccessibles depuis 1960 (c’est le cas par exemple du fichier central de la Police à Yaoundé et des fichiers individuels des commissariats spéciaux). Selon plusieurs témoins que nous avons interrogés, un nombre substantiel de documents ont purement et simplement été détruits dès les années 1960.
S’agissant des archives françaises, le mystère reste également entier. Contrairement à ce que d’aucuns pourraient conclure des annonces d’Emmanuel Macron, des quantités d’archives sont depuis longtemps disponibles en France : aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence, aux Archives nationales de Pierrefitte, aux Archives diplomatiques de Nantes ou encore aux Archives militaires de Vincennes, pour ne citer que les fonds les plus connus. Tous ces fonds – et beaucoup d’autres, publics ou privés – sont consultés depuis des années par les historiens.
L’universitaire camerounais Achille Mbembe, spécialiste de la période et aujourd’hui conseiller du président français, s’est par exemple appuyé sur une partie de ces documents pour rédiger sa thèse, soutenue en 1989, sur la naissance des maquis nationalistes au Sud-Cameroun dans les années 19502. Bien que trop rares, d’autres historiens – français, camerounais, américains, britanniques, etc. – ont comme lui travaillé sur archives pour documenter l’histoire de l’accession sanglante du Cameroun à l’indépendance.
Lever les suspicions
La nouveauté des annonces d’Emmanuel Macron doit donc être relativisée. À l’occasion d’une visite à Yaoundé en 2015, François Hollande avait déjà prononcé quelques phrases sur les « épisodes extrêmement tourmentés » qui avaient émaillé l’indépendance du Cameroun et annoncé l’ouverture d’archives, aujourd’hui consultables au Centre des archives diplomatiques de La Courneuve. Des annonces accueillies avec scepticisme, notamment par Achille Mbembe, qui critiquait alors un « geste unilatéral de la France » et une simple « rectification symbolique » de la politique africaine de l’ancienne puissance coloniale. « Hollande cherche à soulager la barque en éliminant ceux des griefs qui peuvent l’être tout de suite sans avoir à payer quoi que ce soit », tranchait-il3.
S’il reste évidemment des épisodes troubles que pourraient dissiper d’éventuelles nouvelles archives, émanant par exemple des fonds du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE, future DGSE) ou ceux du Service de coopération technique internationale de Police (SCTIP, fondu depuis dans la DCIS), une question subsidiaire se pose : dans le cas où de nouveaux documents seraient effectivement mis à disposition, pourquoi en restreindre l’accès aux seuls membres de la commission désignés par les dirigeants français et camerounais ? Soixante ans ou soixante-dix ans après les faits, y a-t-il encore des secrets qui devraient être réservés à une poignée de spécialistes missionnés et rémunérés par l’État ? Pourquoi ne pas numériser l’ensemble des fonds disponibles pour les rendre, au contraire, accessibles au plus grand nombre et dans le monde entier (notamment au Cameroun)4 ? Cela aurait au moins pour vertu de lever la suspicion qui ne manquera pas de peser sur la commission officielle.
Autre question : que fera l’Élysée des conclusions de cette commission au terme de ses deux ans de travail ? Interrogation légitime quand on sait l’usage qu’Emmanuel Macron a fait des recommandations qui lui ont été soumises sur d’autres sujets au cours de son premier quinquennat. Les ambitieuses mesures préconisées en 2018 par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy dans leur rapport consacré à la restitution des œuvres d’art africaines pillées pendant la colonisation ont ainsi été en grande partie ignorées au profit d’un processus de restitutions symboliques à vocation essentiellement diplomatique et communicationnelle.
D’où cette ultime question : cette commission traduit-elle une réelle volonté de « faire la lumière » sur la guerre du Cameroun, et d’initier une véritable politique de reconnaissance et de réparations, ou s’agit-il simplement d’une de ces opérations de « communication mémorielle » qu’affectionne le président français, désireux de transformer les contentieux historiques – avec le Rwanda, l’Algérie et désormais le Cameroun – en autant d’illustrations de sa « méthode disruptive » et de son « courage politique » ?
« Nul ne conteste désormais l’essentiel des faits »
Le plus curieux dans cette affaire, c’est que le président français, qui appelait lors de sa conférence de presse conjointe avec Paul Biya à « faire la lumière sur le passé », semble avoir peu de doutes sur la nature des faits évoqués. Telle est en tout cas l’impression qui se dégage de ses déclarations au cours d’une réception organisée quelques heures plus tard au country club de Yannick Noah. « C’est clair qu’il y a eu une guerre, qu’il y a eu des exactions et qu’il y a eu des martyrs », expliquait-il alors sans détour à une historienne française invitée spécialement à Yaoundé, et convoyée avec d’autres membres de la « société civile » française dans l’avion présidentiel, pour « interpeller » le président sur le sujet5.
Bien des choses sont en effet assez « claires » : si elle conserve ses zones d’ombre, suscite quelques fantasmes et soulève des questions historiographiques, la guerre du Cameroun est moins obscure qu’on ne le dit généralement. Grâce aux enquêtes menées depuis des décennies par des journalistes, des militants et des universitaires, la plupart des faits sont aujourd’hui établis6. Ce que reconnaissait d’ailleurs Achille Mbembe après le voyage présidentiel au Cameroun, dans les colonnes de Jeune Afrique : « De nombreux travaux existent déjà et nul ne conteste désormais l’essentiel des faits7. »
C’est le cas par exemple de l’assassinat des principaux dirigeants de l’UPC, qui constitue sans doute l’élément le plus connu des crimes historiques perpétrés par la France au Cameroun. La logique générale de l’élimination des leaders nationalistes est d’ailleurs clairement expliquée dans ses mémoires par Pierre Messmer, qui, successivement haut-commissaire de la France au Cameroun (1956-1958), haut-commissaire de la France en Afrique-Équatoriale française (1958) et ministre des Armées (1960-1969), joua un rôle clé dans la répression du mouvement nationaliste camerounais : « La France accordera l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d’intransigeance8. » C’est ainsi que furent successivement assassinés tous les grands leaders de l’UPC, à commencer par Ruben Um Nyobè (1958), Félix Roland Moumié (1960) et Ernest Ouandié (1971).
Évoquant les « martyrs » de la lutte de libération camerounaise, Emmanuel Macron n’ignore manifestement rien de tous ces assassinats. Au soir de l’annonce de la création de la « commission conjointe », Achille Mbembe pour sa part ne faisait guère mystère des objectifs poursuivis. Citant les noms de quelques-uns de ces « martyrs », parmi lesquels Um Nyobè et Moumié, il affirmait que l’initiative élyséenne « devrait normalement aboutir à la réhabilitation de ces grandes figures et à la réconciliation des peuples français et africains ».
Une guerre de « pacification » coloniale…
Mais l’histoire ne s’arrête pas au destin tragique de quelques « martyrs ». Les opérations policières et militaires organisées par la France au milieu des années 1950 n’avaient pas simplement pour but de décapiter l’UPC. Comme nous l’avons documenté grâce à la collecte de nombreux témoignages et à la consultation des archives, en France et au Cameroun, il s’agissait de réduire au silence tous les partisans de l’indépendance réelle et d’anéantir toute velléité de résistance anti-(néo)colonialiste dans la population.
C’est ainsi que s’enclencha, à partir de 1955-1956, ce que l’on peut légitimement qualifier de « guerre » du Cameroun : un conflit concomitant à la guerre d’Algérie, d’une moindre ampleur mais d’une nature similaire. D’un côté, une armée régulière organisée selon les principes de la « guerre révolutionnaire » théorisée par une poignée d’officiers français au lendemain de la guerre d’Indochine et s’appuyant par souci d’économie sur un nombre conséquent de troupes supplétives (convoyées depuis les colonies environnantes ou recrutées localement). De l’autre, des groupes armés plus ou moins bien structurés, mais très pauvrement équipés, cherchant à mettre en échec la politique (néo)coloniale de la France9.
Dans leurs rapports confidentiels, consultables dans les archives, les responsables militaires français ne cachent pas le caractère « guerrier » de leur action. Dès avril 1957, le général Louis Dio, commandant supérieur des forces armées d’AEF-Cameroun, souligne que « la recherche, la poursuite, la capture et la destruction de bandes armées localisées et repérées ne constituent plus une opération de rétablissement de l’ordre mais une “opération de guerre” revêtant un caractère particulier10 ».
C’est dans le cadre de cette guerre qu’est instaurée, fin 1957, une « Zone de pacification » en Sanaga-Maritime (ZOPAC). À l’instar de ce qui se pratique au même moment en Algérie, ce dispositif militaire spécial permet le contrôle total des populations de la zone. Celles-ci sont transférées en masse dans des camps de regroupement et y sont soumises, à l’abri des barbelés, à d’intenses opérations d’« action psychologique ». Ceux qui fuient ce traitement de choc sont considérés ipso facto comme « rebelles ». La torture des « suspects », attestée par de nombreux témoignages, se généralise, et les assassinats en catimini, comme celui d’Um Nyobè, se multiplient dans les « zones interdites ».
… et de « reconquête » néocoloniale
À partir de l’indépendance, le 1er janvier 1960, les opérations de guerre se déplacent et s’intensifient. L’aviation française commence à être mobilisée : la région bamiléké, nouvel épicentre de la résistance nationaliste, est bombardée pendant plusieurs mois. Là encore, les archives (comme les témoignages) sont sans équivoque : elles permettent par exemple de documenter les dates des sorties aériennes et le nombre de cartouches tirées sur les villages. Des pilotes français d’avion ou d’hélicoptère de combat ont également témoigné.
Restés discrets au moment des faits, les responsables politiques français sont pour certains revenus sur cette période quelques années plus tard. C’est le cas par exemple de Michel Debré, Premier ministre à l’époque des faits, qui se targue dans ses mémoires d’avoir devancé les souhaits d’Ahmadou Ahidjo, son homologue camerounais, placé à la tête du pays quelques mois plus tôt : « Au début de l’année 1960, l’ensemble du pays bamiléké échappe aux autorités du Cameroun. Ahidjo me demande de maintenir les administrateurs français, soit ! Mais cette première décision est insuffisante. Je décide d’entreprendre une véritable reconquête11. »
Si le terme de « guerre » s’applique indéniablement à l’affrontement qui oppose alors la France et ses auxiliaires locaux, d’une part, aux groupes nationalistes camerounais, d’autre part, ce conflit suscite aujourd’hui de légitimes débats historiographiques.
Lancée en secret, parce que la France n’était théoriquement pas souveraine au Cameroun, territoire international sous tutelle de l’ONU, cette guerre n’a jamais été officiellement déclarée et n’a pas été déclenchée par une insurrection comparable à la « Toussaint rouge » algérienne du 1er novembre 1954. Difficile, dans ces conditions, de fixer le « début » de cette guerre. Poursuivie après l’indépendance de 1960, elle n’a pas non plus de « fin » officielle comparable par exemple aux accords d’Évian qui ont mis un terme à la guerre d’Algérie. Paris et ses alliés locaux ayant gagné leur bras de fer contre les indépendantistes camerounais, ils se sont ingéniés par la suite à camoufler les exactions et les crimes qui leur ont permis d’installer à Yaoundé un régime profrançais. L’histoire officielle, écrite par les vainqueurs comme on sait, s’est donc contentée d’attribuer la responsabilité des violences aux seuls « hors-la-loi » et de décrire la répression comme une simple opération de « maintien de l’ordre ». La nature de cette guerre, conçue dès le départ comme une opération « civilo-militaire », facilitait cette interprétation.
Des dizaines de milliers de morts
Logiquement, le bilan humain de cette guerre secrète reste difficile à établir. Des ordres de grandeur peuvent cependant être avancés à partir de sources solides (même si elles identifient rarement qui des « forces de l’ordre » ou des « rebelles » est responsable de ces pertes).
Selon un rapport confidentiel du général Max Briand, commandant des forces françaises au Cameroun aux premières années de l’indépendance, le bilan humain des affrontements, pour la seule région bamiléké et pour la seule année 1960, s’élèverait à « un peu plus de 20 000 hommes12 ». Un rapport confidentiel rédigé en 1964 par l’ambassade du Royaume-Uni à Yaoundé, et consultable aux Archives nationales britanniques à Londres, tentait lui aussi un bilan : « Le nombre de victimes civiles entre janvier 1956 et juin 1962 est estimé entre 60 000 et 75 000 morts13. » Lors d’une conférence en octobre 1962, le journaliste du Monde André Blanchet, fin connaisseur du Cameroun et proche des autorités françaises, citait pour sa part une source digne « d’être prise au sérieux » faisant état de « 120 000 victimes au total pendant les deux ou trois ans qu’a duré l’insurrection en pays [bamiléké]14 ». S’il est peu probable qu’on connaisse un jour le bilan exact et incontestable de cette guerre, des sources existent d’ores et déjà qui donnent une idée de son ampleur.
Au-delà des noms et du nombre de victimes, il est important de comprendre pour quelles raisons la France a provoqué tant de ravages au Cameroun. L’explication de Pierre Messmer citée plus haut, confirmée par l’étude minutieuse des archives, est assez claire sur ce point : il s’agissait d’éviter par tous les moyens que ce territoire stratégique n’échappe à la tutelle de la France. Ce qu’il faut également comprendre c’est que cette guerre est le résultat d’une politique d’État, et non l’aventure de quelques individus égarés. L’État français, qui l’a lancée, menée, organisée et financée, est donc pleinement responsable des exactions commises à cette période15.
Le mythe d’une vérité historique « définitive »
Comme on le voit dans cette esquisse, si la guerre du Cameroun mérite encore des investigations (comme tous les faits historiques !), bien des connaissances sont déjà disponibles qui permettraient au chef de l’État français d’engager un processus de reconnaissance officielle des crimes perpétrés par la France à cette période. Point n’est besoin de tout savoir pour reconnaître ce que l’on sait déjà.
Telle est d’ailleurs une des illusions qu’entretient le président français avec la mise en place de ses commissions d’historiens, choisis par l’exécutif. Les conclusions des historiens mandatés par l’Élysée auront-elles plus de valeur que celles des chercheurs qui les ont précédés sous prétexte qu’elles s’appuient sur quelques archives supplémentaires ? Une fois validées au plus haut sommet de l’État, ne risquent-elles pas de donner l’illusion que la « lumière » a été faite pour toujours ?
En plus de faire peu de cas des travaux existants, les commissions d’historiens lancées par Emmanuel Macron alimentent en effet le mythe d’une vérité historique « définitive » et la croyance dans la toute-puissance des « archives ».
Contrairement à ce que laisse entendre Emmanuel Macron, ces dernières sont rarement consultables « en totalité ». Outre la disparition définitive de certaines d’entre elles et les non-dits de bien des documents écrits, le périmètre de la consultation dépend avant tout des contours du sujet étudié : on n’ouvrira pas nécessairement les mêmes cartons, par exemple, si l’on veut connaître l’identité de l’assassin de Ruben Um Nyobè, si l’on cherche à comprendre les raisons structurelles – politiques, stratégiques, économiques – qui ont amené la France à installer par la force un régime ami à Yaoundé ou si l’on souhaite étudier les complicités dont les dirigeants français ont pu bénéficier dans la sphère médiatique hexagonale ou sur la scène diplomatique internationale. La guerre du Cameroun, comme tous les conflits du même genre, a d’innombrables dimensions que les historiens cooptés par l’Élysée auront du mal à éclairer « en totalité » dans le délai de deux ans qui leur est imparti.
« Laissez la France tranquille ! »
En réalité, deux objectifs sont assignés à ces historiens. Le premier, explicite, est d’établir les responsabilités dans la tragédie camerounaise. Le second, implicite, est de permettre la « réconciliation des mémoires », un des leitmotivs de la politique africaine d’Emmanuel Macron.
Il est probable que ces deux objectifs soient complémentaires : en reconnaissant la « part » de responsabilité française, les dirigeants français espèrent en retour pousser la partie camerounaise à reconnaître la sienne (ou les siennes, puisque les Camerounais n’étaient pas tous engagés dans le même « camp »). Cela obligerait finalement l’opinion publique locale, que les diplomates français s’inquiètent de voir succomber au « sentiment antifrançais », à admettre que la France n’est pas responsable de « tous les malheurs » du pays.
Si la commission conjointe franco-camerounaise adopte ce chemin, la réconciliation des mémoires qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux pourrait se révéler finalement assez confortable pour la France : elle aboutirait à mettre sur un plan équivalent la responsabilité des dirigeants français et celle du régime camerounais, installé dans le but de poursuivre la répression après l’indépendance et assurer ainsi le maintien du Cameroun dans l’orbite française.
Une telle distribution des responsabilités ne serait sans doute pas pour déplaire à un président qui, oubliant avoir en 2017 décrit la colonisation comme un « crime contre l’humanité », semble moins pressé aujourd’hui de regarder en face les ravages que le système colonial a produits à long terme sur les sociétés colonisées : il préfère maintenant comparer la colonisation à une « histoire d’amour » que l’élimination de quelques vieux griefs permettrait de prolonger. Bref, « tourner la page » au plus vite pour pouvoir enfin « regarder l’avenir », c’est-à-dire perpétuer le business as usual.
Comme le souligne l’historien Noureddine Amara, la « réconciliation » réclamée par Emmanuel Macron ressemble fort à une « opération de pacification des mémoires » permettant de réduire au silence ceux qui refuseraient les lectures anesthésiantes promues par l’histoire officielle16. Les propos tenus par l’ambassadeur de France, Christophe Guilhou, à l’occasion d’un débat organisé à l’Institut français de Yaoundé le 13 juin 2022 sont assez révélateurs des intentions françaises. Interrogé sur les responsabilités historiques de la France, il fit cette réponse sans ambiguïté :
« Nos archives sont ouvertes, elles sont accessibles à tout le monde. Il y a eu des pages sombres de l’Histoire : tout ça est accessible à tout le monde. Arrêtez de penser qu’il y a un complot, qu’il y a une main invisible qui fait en sorte que le Cameroun est là où il est aujourd’hui à cause de la France. C’est tellement facile de dire : “Je n’ai pas de boulot, c’est à cause des Français”, “le pays est mal géré, c’est à cause des Français”, “il nous arrive ceci, c’est à cause du franc CFA”, etc., etc. Tout ce que je vous demande c’est de réfléchir un peu et de faire votre propre introspection. […] Laissez-nous tranquille, laissez la France tranquille ! »
Écrire librement l’Histoire
La commission mixte franco-camerounaise aura certes des vertus pédagogiques. On peut espérer qu’elle désinhibera le monde universitaire français, resté jusqu’ici étonnamment discret sur la guerre du Cameroun. On peut également penser que le sujet, désormais avalisé par l’Élysée, apparaîtra enfin légitime aux yeux des médias français, encore peu nombreux à s’être penchés sérieusement sur ce dossier.
Mais ces avancées cachent une question essentielle, que tous les historiens, professionnels ou non, se posent nécessairement : qui écrit l’Histoire et dans quel but ? « Les historiens ne sont pas des saltimbanques au service du roi, convoqués et missionnés au bon vouloir du pouvoir politique », écrivait sur Twitter l’historien Arthur Asseraf, réagissant le 30 août 2022 aux annonces estivales d’Emmanuel Macron, au Cameroun puis en Algérie.
Et en effet : les historiens, les journalistes et tou.te.s celles et ceux qui ont enquêté sur ces sujets n’ont pas besoin d’être « réunis » par le chef de l’État, il leur faut simplement les moyens de travailler librement, de définir par eux-mêmes leurs sujets de recherche et de partager leurs travaux, afin qu’ils puissent être lus largement et débattus sereinement.
Lire également sur notre site :
- “Kamerun ! une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971”
- 13 septembre 1958, Ruben Um Nyobè assassiné
- Faire la lumière sur la guerre du Cameroun
- La France va-t-elle enfin reconnaître la guerre coloniale du Cameroun ?
- Pour l’historien Jacob Tatsitsa, la reconnaissance de la guerre du Cameroun n’a pas besoin d’une commission d’historiens qui peut conduire à une historiographie sous contrôle étatique
- Artistes et écrivains peuvent-ils aider à penser le fait colonial ?
- Un exemple parmi d’autres : depuis plusieurs années circule l’idée qu’un massacre s’est produit dans la localité camerounaise de « Yogandima », perpétré par « les troupes camerounaises » mais « sous la direction de l’armée française », causant la mort de « 8 000 civils ». L’information, qui circule de site en site depuis près de vingt ans, y compris sur Wikipédia et dans des publications sérieuses, paraît d’autant plus crédible qu’elle est datée : l’événement se serait produit le « 2 mars 1960 ». Problème : non seulement aucune source n’est jamais citée mais… la localité de Yogandima n’a jamais pu être localisée sur une carte du Cameroun !
- Achille Mbembe, « La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960) : esquisse d’une anthropologie historique de l’indiscipline », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Catherine Coquery-Vidrovitch, soutenue en 1989 à Paris 1.
- « Hollande reconnaît la répression française au Cameroun : les réactions de Mbembe et Tatsitsa », Jeune Afrique, 9 juillet 2015.
- Comme le rappelait récemment l’historien Fabrice Riceputi : « Les archives publiques ne sont pas la propriété de la présidence, mais celles de tous les citoyens » (Fabrice Riceputi, 27 août 2022, Twitter).
- Cité in Philippe Ricard, « Emmanuel Macron ouvre un nouveau chantier mémoriel au Cameroun », Le Monde, 27 juillet 2022.
- Voir notamment : Georges Chaffard, Carnets secrets de la décolonisation, tome 2, Calmann-Lévy, Paris, 1967 ; Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, Maspero, Paris, 1972 ; Richard Joseph, Le Mouvement nationaliste au Cameroun, Karthala, Paris, 1986 ; Achille Mbembe, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, Karthala, Paris, 1996 ; Abel Eyinga, L’UPC, une révolution manquée ?, Chaka, Paris, 1991 ; Meredith Terretta, The Fabrication of the Postcolonial State of Cameroon : Village Nationalism and the UPC’s Fight for Nation, 1948-1971, Madison, University of Wisconsin-Eau Claire, 2005, et Nation of Outlaws, State of Violence. Nationalism, Grassfields Tradition and State Building in Cameroon, Ohio University Press, Athens, 2014 ; Eugène-Jean Duval, Le Sillage militaire de la France au Cameroun, 1914‑1964, L’Harmattan, Paris, 2004 ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, La Découverte, Paris, 2011, et La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, La Découverte, Paris, 2016. Plusieurs thèses de doctorats ou mémoires universitaires ont par ailleurs été produits sur ces sujets, au Cameroun, en France, au Royaume-Uni, au Canada, etc.
- Achille Mbembe, « Cameroun-France : tout se joue aujourd’hui », Jeune Afrique, 4 août 2022.
- Pierre Messmer, Les Blancs s’en vont. Récits de décolonisation, Albin Michel, Paris, 1998, p. 115.
- Les structures militaires affiliées à l’UPC ont pris différents noms : le Comité national d’organisation (CNO), le Sinistre de la défense nationale du Kamerun (SDNK), l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK).
- « Rapport du général Dio pour le Haut-Commissaire au Cameroun », « Enseignements tirés des opérations de rétablissement de l’ordre en Sanaga-Maritime », 30 avril 1957 (SHAT, 6H62).
- Michel Debré, Gouverner. Mémoire – 1958-1962, vol. 3, Albin Michel, Paris, 1988, p. 336.
- Général Max Briand, « Rapport sur les opérations militaires au Cameroun en 1960 », 7 avril 1961 (SHAT, 6H240).
- National Archives, Foreign Office, 371/176876, British Embassy, Yaoundé to Mellon, West and Central Africa Department, 22 juillet 1964.
- André Blanchet, « Le Cameroun 1962 : pacification et réunification », conférence devant le Groupe d’études des problèmes africains, Centre d’étude de politique étrangère, 26 octobre 1962, pp. 7-8 (Fonds privés d’André Blanchet, Académie des sciences d’outre-mer).
- Une remarque qui mérite d’être soulignée quand on sait comment l’Élysée a tenté, en 2021, de faire peser l’entière responsabilité des massacres du 17 octobre 1961 sur la personne de Maurice Papon, préfet de police de la Seine à l’époque des faits. Une façon, selon certains analystes, de passer sous silence les responsabilités de la police et de l’État français (voir Fabrice Riceputi : « Le 17 octobre 1961 : 60 ans après, un crime d’État toujours inavouable », Lundi.am, 22 novembre 2021).
- « Le rapport Stora vu par deux historiens algériens : “La vérité n’est pas là où il y a l’État” », Mediapart, 29 janvier 2021.