Le document choc sur la bombe A en Algérie
Des documents secret-défense montrent l’étendue des retombées radioactives des essais nucléaires français dans le Sahara au début des années 1960.
Le 13 février 1960, Gerboise bleue, la première bombe atomique française, explose dans le Sahara. Ce document détaille les retombées nucléaires radioactives dans les jours suivants.
C’est une carte qui fait froid dans le dos. Classée secret-défense par l’armée pendant des décennies, elle vient d’être déclassifiée dans le cadre de l’enquête pénale déclenchée par des vétérans des campagnes d’essais nucléaires français (dans le Sahara au début des années 1960, puis en Polynésie dans les années 1970).
Pour la première fois, le grand public découvre l’étendue exacte des retombées nucléaires radioactives des essais aériens réalisés par la France dans le Sahara algérien. Sur cette carte, que nous dévoilons aujourd’hui, les mesures de l’armée française montrent que, loin de rester cantonnées au désert, les retombées ont recouvert toute l’Afrique du Nord et même subsaharienne. On constate ainsi que treize jours après le tir de la première bombe aérienne française, la fameuse Gerboise bleue, des retombées radioactives atteignent les côtes espagnoles et recouvrent la moitié de la Sicile !
Des normes de radioactivité dépassées à certains endroits
Quelles étaient les doses enregistrées ? Dans les documents secret-défense, les militaires assurent qu’elles étaient « généralement très faibles » et sans conséquences. « Cela a toujours été le système de défense de l’armée », explique Bruno Barrillot, spécialiste des essais nucléaires. C’est lui qui a analysé ces documents déclassifiés, obtenus par les associations qui ont porté plainte. « Sauf que les normes de l’époque étaient beaucoup moins strictes que maintenant et que les progrès de la médecine ont démontré depuis que même de faibles doses peuvent déclencher, dix, vingt ou trente ans plus tard, de graves maladies. »
Autre découverte, les militaires reconnaissent qu’à certains endroits les normes de radioactivité ont été largement dépassées : à Arak, près de Tamanrasset, où l’eau a été fortement contaminée, mais aussi dans la capitale tchadienne de N’Djamena. « La carte du zonage des retombées de Gerboise bleue montre que certains radioéléments éjectés par les explosions aériennes, tel l’iode 131 ou le césium 137, ont pu être inhalés par les populations malgré leur dilution dans l’atmosphère, explique Bruno Barrillot. Personne n’ignore aujourd’hui que ces éléments radioactifs sont à l’origine de cancers ou de maladies cardio-vasculaires. »
Un accès restreint aux archives
Les associations de victimes souhaiteraient obtenir d’autres informations. « Mais pour l’instant, le fonctionnement de déclassification n’est pas satisfaisant, dénonce Bruno Barrillot. Malgré la demande des juges d’instruction, l’armée n’a communiqué que des archives soigneusement triées, dans lesquelles il manque des pans entiers de données. Il faut réformer l’accès à ces informations si on veut connaître la vérité. » Une accusation réfutée hier par le ministère de la Défense : « Les documents ont été choisis par une commission consultative indépendante à laquelle l’armée ne participe pas », explique le service de communication.
Quant aux nouvelles informations sur les retombées, le ministère, ne les ayant pas consultées, « n’a pas de commentaires » à faire. La France devra-t-elle un jour indemniser les populations algériennes ? Le sujet reste une épine diplomatique entre les deux pays. A plusieurs reprises, l’Algérie avait menacé la France de rétorsions, sans aller jusqu’au bout. Si l’Etat algérien ne bouge pas, la société civile, elle, s’empare du dossier. Des juristes et des avocats participent régulièrement à des colloques pour faire reconnaître les conséquences des essais en Algérie.
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Bruno Barrillot : «La totale transparence s’impose sur les risques sanitaires et environnementaux»
Un entretien avec Bruno Barrillot, qui travaille depuis plus de vingt ans sur les conséquences des essais nucléaires. Il a fondé, à Lyon en 1984, avec Patrice Bouveret et Jean-Luc Thierry, l’Observatoire des armements /Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, (CDRPC). Lauréat 2010 du «Nuclear Free Future Award», il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Les Victimes des essais nucléaires : histoire d’un combat (janvier 2010, éditions de l’Observatoire des armements, préfacé par la députée Christiane Taubira).
- Les mesures de l’armée française montrent que, loin de rester cantonnées au désert, les retombées radioactives ont recouvert toute l’Afrique du Nord et même subsaharienne, selon une carte publiée aujourd’hui par Le Parisien. Et que treize jours après le tir de la première bombe aérienne française, la fameuse Gerboise bleue, des retombées radioactives atteignent les côtes espagnoles et recouvrent la moitié de la Sicile ! Quels sont votre analyse et votre commentaire sur ces informations ? Etes-vous surpris par l’ampleur de l’impact des essais réalisés – qui donne froid dans le dos – au Sahara sur l’environnement et les populations ?
Je ne suis pas surpris de l’ampleur des retombées radioactives des 4 essais Gerboise de 1960-61 sur l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Si l’on compare avec ce qui s’est produit en Polynésie, on constate que les essais aériens de Moruroa ont provoqué des retombées jusqu’à Tahiti qui se trouve à 1400 km plus à l’ouest et même dans l’autre sens jusque sur les pays de l’Amérique du Sud à plusieurs milliers de kilomètres.
La surprise, c’est la persistance du déni par les autorités françaises qui ont toujours restreint les retombées radioactives des essais au Sahara à des «secteurs angulaires», extrêmement limités dans des zones connues pour être inhabitées.
- Les militaires reconnaissent qu’à certains endroits, les normes de radioactivité ont été largement dépassées : à Arak, près de Tamanrasset, où l’eau a été fortement contaminée, mais aussi dans la capitale tchadienne, N’Djamena. C’est effarant !
Le rapport, qui contient cette carte des retombées de Gerboise bleue explique que les doses maximales admises – celles de l’époque des années 1960 qui aujourd’hui ont été divisées par 20 – ont été dépassées dans quelques agglomérations ou oasis du Sahara. Cependant, ce rapport se veut rassurant : il est dit que les doses sont peu «significatives» ou que les retombées n’ont duré que «quelques heures» ou moins de 4 jours par endroits. En fait, en regardant la carte, on se rend compte que si le nuage radioactif a touché tous ces pays, il comportait des éléments radioactifs (iode 131, césium 137 et même plutonium) qui sont très nocifs pour la santé et ont pu générer, des années plus tard, des cancers ou des maladies cardiovasculaires. C’est en tout cas ce que constatent certains médecins algériens qui exercent à l’hôpital de Reggane ou à Tamanrasset.
On sait que les éléments radioactifs produits par une explosion nucléaire ont des demi-vies assez longues, ce qui fait que dans les 13 zones de la carte, il restait encore de tels éléments radioactifs qui ont pu être inhalés ou respirés par les personnels et populations avec les conséquences que l’on connaît.
- La déclassification de ce document signifie-t-elle que le gouvernement français lève le secret-défense sur les essais nucléaires au Sahara que les gouvernements français précédents ont observé jusqu’ici ?
La déclassification des documents s’est faite parce que les associations de victimes se sont portées partie civile dans une plainte contre X déposée en 2004 et que le gouvernement français voulait éviter que nous allions jusqu’en Cour européenne des droits de l’homme pour exiger la communication des rapports de surveillance radiologique et biologique des essais nucléaires. J’estime cependant que le gouvernement français choisit les documents à déclassifier, notamment ceux qui ont peu d’intérêt comme les relevés de radioactivité de l’air, semaine après semaine dans des périodes où il n’y a pas eu d’essais, donc qui mentionnent que «tout va bien» ! Il y a quand même quelques documents qui apportent des informations nouvelles, et c’est ce qui motive notre action.
- Est-ce une reconnaissance que ces essais n’ont pas été propres comme affirmé jusqu’ici par l’Etat français ?
La plupart des documents qui ont été déclassifiés datant des années des essais – plusieurs milliers de pages – affirment que les retombées étaient négligeables ou infimes et sans conséquences sur la santé. Ils affirment qu’on prenait toutes les précautions pour éviter des désagréments sanitaires pour les populations ou pour les personnels employés sur les sites d’essais. Avec les actions que nous avons menées depuis le début des années 2000, c’est-à-dire après les essais, nous avons pu obtenir de nouvelles informations officielles reconnaissant que certaines retombées des essais aériens avaient dépassé les normes, que des essais souterrains avaient provoqué des fuites, qu’il y avait eu des accidents de tirs, etc. Je pense que ce sont nos actions qui obligent le gouvernement français à reconnaître que les essais n’avaient pas été propres. Mais on peut comprendre qu’après avoir caché la vérité pendant des années, il y ait encore des hésitations à tout dire du côté du ministère de la Défense.
- Les contacts établis par les associations de victimes des essais nucléaires comme l’AVEN ou Moruroa et Tatou (Polynésie française) avec des associations algériennes et des scientifiques français et algériens au cours de ces dernières années ont-elles abouti à des actions communes dans le sens de la recherche et de la connaissance de la vérité sur les essais français au Sahara ?
J’ai toujours beaucoup apprécié les contacts avec les associations et les scientifiques algériens, mais je reconnais que c’est difficile d’avoir une continuité dans la réflexion commune. Je lis dans la presse algérienne (qui relaie bien l’information sur les conséquences des essais nucléaires au Sahara) que des médecins ont commencé un travail de recensement des cancers et autres maladies radio induites à Reggane et à Tamanrasset. C’est vraiment primordial et il faudrait pouvoir multiplier les échanges entre les professionnels de la santé qui suivent un peu partout dans le monde les effets sanitaires des essais nucléaires ou des accidents nucléaires. Notre problème reste quand même de trouver des moyens financiers pour organiser ce type de rencontres.
- Avez-vous le sentiment qu’il y a un intérêt et une volonté de la part de l’Etat algérien de s’emparer de ce volet du contentieux algéro-français ?
Je sais que le gouvernement algérien a pris une part importante dans l’organisation de colloques à Alger sur les essais nucléaires. Il a organisé également des visites de presse sur les sites d’essais sahariens. Depuis 2007, le délégué à la sûreté nucléaire de défense français (Jurien de la Gravière) avait affirmé qu’une commission franco-algérienne travaillait sur les séquelles des essais français au Sahara dans le plus grand secret. J’ignore si de telles rencontres ont toujours lieu et je suis très mal à l’aise quand on appose encore le secret sur des sujets qui intéressent tant le public français qu’algérien, et surtout les victimes. Après tant d’années, la totale transparence s’impose, non seulement sur les risques sanitaires mais aussi et surtout sur les conséquences environnementales qui, j’ai pu le constater moi-même, sont considérables tant à Hamoudia qu’à In Ekker.
- Une trentaine de dossiers d’indemnisation de civils algériens ont été déposés, tous rejetés au motif que les pathologies déclarées n’entrent pas dans le cadre de la loi Morin de 2010. Pourquoi si peu de dossiers ?
La loi Morin est extrêmement restrictive, notamment pour les zones géographiques sahariennes, ce qui permet de nombreuses exclusions de dossiers de demande d’indemnisation. Quant aux maladies, je reconnais que nous n’avons pas pu obtenir que la liste soit révisée à la hausse parce que nous n’avons pas assez de «retours» de médecins ou de scientifiques qui pourraient montrer le surnombre de telle ou telles maladie chez ceux ou celles qui ont été sous les retombées des essais nucléaires. Nous avons encore un gros travail à faire avec le milieu médical, notamment pour faire introduire de nouvelles maladies cardiovasculaires ou tout ce qui touche à la santé des générations suivantes ou aux modifications génétiques. Actuellement, des prises de conscience se font au niveau international : il se tient ces jours-ci au Mexique une conférence internationale regroupant des représentants de plus de 140 Etats mettant en relation la dimension humanitaire et le désarmement nucléaire. Les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires sont des invitations pressantes à faire procéder à l’élimination de toutes les armes nucléaires.
- Avez-vous espoir que la loi Morin sur l’indemnisation des victimes des essais nucléaires soit modifiée au bénéfice des victimes civiles comme l’avait annoncé le président Hollande lors de sa visite officielle en Algérie en décembre 2012 ?
J’ose espérer que la loi Morin pourra être modifiée concernant les victimes algériennes après la publication de ces documents déclassifiés qui montrent l’ampleur des risques auxquels les habitants du Sahara et bien au-delà ont été exposés. Bien sûr, un gouvernement comme celui de la France ne réagit que si un mouvement des associations, des diplomaties, des milieux médicaux se mobilise pour que les victimes des essais nucléaires soient enfin prises en considération. J’ai toujours souhaité que les parlementaires qui font les lois puissent vraiment écouter des victimes des essais nucléaires, qu’ils aillent sur place visiter les anciens sites d’essais nucléaires laissés à l’abandon. J’ai toujours considéré que mes recherches sur les effets des essais nucléaires avaient comme point de départ et comme point d’aboutissement la parole des victimes et le constat des dégâts environnementaux. C’est un conseil que je donne aux élus qui, jusqu’à ce jour, sont hélas peu enclins à auditionner les victimes comme ils le font dans d’autres domaines et qui préfèrent entendre des «idéologues» de la dissuasion nucléaire ou des «experts» de l’industrie et de l’armement nucléaire plutôt que les victimes elles-mêmes.
- La compensation et la réparation ne devraient-elles pas dépasser le cadre des victimes au vu de l’ampleur et de l’étendue des retombées radioactives ?
Il serait souhaitable que les victimes, d’abord, puissent recevoir des compensations pour les préjudices qui leur ont été infligés sans qu’ils aient eu leur mot à dire. Maintenant, étant donnée l’ampleur des conséquences des expériences nucléaires, il serait probablement opportun que, par exemple, la France et l’Algérie incluent, dans le contentieux de la période et de la guerre de décolonisation, un volet concernant les essais nucléaires au Sahara. Des actions de coopération franco-algériennes, notamment sur la décontamination et la sécurisation des anciens sites d’essais du Sahara permettraient, en plus des réhabilitations nécessaires, de former des acteurs et des experts des deux pays dans ces domaines de haute technologie. Des actions de ce type, par des équipes multinationales, existent pour l’élimination des mines antipersonnel un peu partout dans le monde, y compris, je crois, en Algérie, pourquoi ne pas faire de même pour gérer l’après-essais nucléaires ?-