Alger, le 15 Mai 1945
Emeutes algériennes en Kabylie algérienne
Monsieur le Ministre,
Le télégraphe et la radio vous auront sans doute brièvement appris les émeutes sanglantes fomentées par d’importante groupes d’Indigènes kabyles, dans la « Kabylie des Babors » du Département de Constantine, notamment à Sétif.
Vous trouverez sous ce pli deux coupures de « l’Écho d’Alger » et de « La Dépéche Algérienne », qui relatent les incidents tragiques dont il s’agit. Ces révélations sont d’inspiration officielle et taisent évidement moult faites plus ou moins graves ou mystérieux.
Nombreuses furent les rumeurs, étranges ou contradictoires, qui, durant ces derniers fours, circulèrent dans toute l’Algérie et provoquèrent une grosse émotion et même beaucoup d’angoisse, surtout parmi les Juifs (ennemis héréditaires des Kabyles et Arabes), les Colons européens isolés et les populations européennes, en général. Beaucoup de ces derniers crurent à un soulèvement organisé et déclenché partout à la fois.
Il n’en fut heureusement rien. Les quelques attaques de Sétif, de Guelma et d’autres lieux, qui se déroulèrent le 8 mai, coûtèrentt répète-t-on, une cinquantaine de vies
européennes, et furent assez rapidement maîtrisées par une répression militaire et policière particulièrement violente. Des troupes furent déplacées en avion ; et les mitrailleuses crachèrent avidement du ciel et de terre ; on parle de plusieurs milliers de morts et blessés parmi les Indigènes ; c’est cependant soue toute réserve que je vous donne cette information, incontrôlable pour le moment, me réservant de revenir sur les causes et le bilan de ces émeutes dès que je possèderai des informations plus précises.
Les causes n’en sont pas encore bien connues ; les communistes sont assez facilement accusée ; ils se défendent habilement. L’enquête établira peut-être les responsabilités. Main d’ores et déjà, il semble établi que les meneurs d’émeutes n’ont pas eu de peine à exploiter le grand mécontentaient des Indigènes des contrées dont il s’agit, qui ont tout particulièrement à se plaindre d’un ravitaillement par trop indigent et dont, par surcroit, l’organisation laisse toujours plus à désirer.
Depuis quelques six ans, la sécheresse se renouvelle chaque année plus intensément en Algérie en particulier, et en Afrique du Nord en général. Les prochaines moissons seront plus déficitaires que jamais ; les légumes manquent déjà et la ration de pain n’est que de 300 gr. ; c’est absolument insuffisant pour des gens qui en font, comme les Arabes et Kabyles, leur principale nourriture.
L’ordre est rétabli. Mais il est à craindre que de nouvelles émeutes éclatent derechef par ailleurs si le ravitaillement des grandes masses algériennes ne peut être sensiblement amélioré au cours de ces prochaine mois ; or, il convient de souligner que la plupart des membres de ces grandes masses ne n’appliquent pas ou peu – soit par leur volonté bien arrêtée de travailler le moins possible ou pas du tout, soit par leurs méthodes ancestrales et leur rendement insuffisant – à contribuer à améliorer eux-mêmes leur sort ou à faciliter la tâche du Gouvernement Général.
D’autre part, on sait que beaucoup d’entre eux disposent désormais d’armes automatiques et autres, volées ou achetées aux Allemande en Tunisie et aussi aux Américaine en Algérie…
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, les assurances de ma haute considération.
Le Consul, J. Arber
Un mois plus tard …
Alger, le 12 juin 1945
Emeutes indigènes en Kabylie algérienne
Monsieur le Ministre,
En vous confirmant mon rapport du 15 mai, j’ai l’honneur de vous remettre ci-joint :
1°) une coupure de « L’Echo d’Alger » du 19 mai, relatant les événements insurrectionnels algériens du 8 mai et publiant le bilan des émeutes;
2°) une coupure de l’hebdomadaire « La Marseillaise » reproduisant un article « L’Algérie blessée » de François Quilici, sur l’état d’esprit des indigènes avant ce soulèvement partiel;
3°) trois coupures de « Les Dernières Nouvelles » d’Alger des 1er, 5 et 6 juin, publiant des articles de Paul Gaudibert, intitulés « Historique de l’insurrection ».
Ces articles établissent, et il est désormais de notoriété publique, que le mouvement sanglant dont il s’agit avait un caractère nettement politique tendant à l’indépendance complète de l’Algérie et au refoulement des Français au-delà de la Méditerranée. Deux importants groupements, entre autres, aspiraient à ce but : les « Amis du Manifeste », conduits par Ferhat Abbas, Délégué financier et Conseiller Général de Sétif (qui, dit-on, fréquenta naguère M. Murphy), et le Parti populaire algérien, créé par Messali, interné depuis plusieurs années et traféré récemment en A.E.F.
Quelles furent les causes de ce soulèvement raté ? Il faut les attribuer tout d’abord aux conditions de vie pitoyables des masses indigènes, puis à l’insuffisance de développement éducatif et social de ces populations, à leur ravitaillement par trop mal organisé et par trop précaire, comme aussi, -il faut le souligner- à la paresse et à l’indolence traditionnelles de la majorité des autochtones, qui ne font rien pour contribuer à l’amélioration de leur sort et qui ne sont nullement murs, ni capables d’assurer la vie et l’indépendance de leur pays; enfin, le panarabisme du Caire et la politique anti-française des dirigeants musulmans de Syrie et du Liban ne les laissent pas insensibles, au contraire.
Influencés par toutes ces raisons, les meneurs crurent pouvoir profiter de la première journée des réjouissances populaires, qui ont suivi partout l’annonce de la fin de la guerre, pour déclencher leur coup de force en Kabylie des Babors, dans le Département de Constantine. Il fut horriblement sanglant, les émeutiers tuèrent et saccagèrent d’atroce façon, mais la répression fut à la fois rapide, violente et très étendue. Le communiqué officiel indique que, du côté franco-européen, 67 morts et 47 blessés constituèrent le bilan de cette tragique journée; il tait volontairement les graves résultats de la répression policière et militaire. La rumeur publique affirme avec persistance que les chiffres officiels sont sensiblement inférieurs à ceux de la réalité, et prétend aussi avec non moins de persistance que les interventions de la police, de l’armée, de l’aviation et même de la marine de guerre massacrèrent des milliers d’indigènes et rasèrent plus ou moins complètement plusieurs agglomérations kabyles.
Les émeutes, on le sait, furent rapidement étouffées. Depuis lors, les mesures puissantes de sécurité militaire se sont multipliées. Le calme règne à nouveau. Mais, parmi les Européens, l’inquiétude persiste et réduit considérablement les déplacements à l’intérieur; le tourisme et les villégiatures en montagne sont, pour l’été prochain, sérieusement compromis.
L’extrême sévérité de la répression permet d’envisager que de nouveaux troubles de même nature ne sont pas imminents. Mais il n’en est pas moins vrai que le soulèvement des indigènes et la lutte pour l’indépendance de l’Algérie restent à l’état latent. Un nouveau fossé sépare désormais Arabo-Kabyles et Français…
Depuis la Conférence de presse du Général de Gaulle, accusant nettement le Grande-Bretagne d’avoir contrecarré les plans français en Syrie et au Liban et d’avoir même fomenté là-bas l’action anti-française de ces derniers temps, les Français d’ici -et surtout ceux, qui, nombreux encore, sont restée secrètement fidèles à Pétain et qui, depuis la défaute de 1940, ne portent pas le Britannique dans leur coeur- ne cachent pas leurs ressentimments envers la « perfide Albion ».
Au moment du débarquement du 8 novembre 1941, les Anglais furent accueillis en Algérie avec beaucoup de réserve, pour ne pas dire plus, tandis que les Américains gagnèrent assez rapidement le coeur des masses. Puis, l’inconduite de trop nombreux Yankees leur a valu une progressive indifférence qui fruse l’antipathie -accentuée d’ailleurs par les succès bien orchestrés des troupes françaises sur les théâtres d’opérations. Pendant ce temps, les froids, flegmatiques et suffisants Britanniques, mais combien plus gentlemen et consciencieux que leurs cousins d’Amérique, surent supplanter ces derniers et provoquer à leur profit les sympathies des populations tant françaises qu’arabes de l’Afrique du Nord.
Aujourd’hui, ces sympathies s’effritent à leur tour, sans retourner aux Américains. Mais, il est aussi juste de relever que les Anglais restés ici accentuent désormais leur réserve et même, parfois, leur mépris à l’égard de leurs alliés français. Ca se sens et ça s’entend trop souvent…
La guerre est terminée en Europe. Les appétits de certains vainqueurs se multiplient. L’entente interalliée est soumise à de rudes épreuves. Les peuples « protégés » veulent ou voudront aussi la libération. Et la paix reste à faire, partout. Que nous réserve cette oeuvre de titans !
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La colonie suisse (plus de 2000 membres) n’a, en général, pas eu à souffrir des émeutes kabyles. Mais, les familles isolées dans l’intérieur, et notamment plusieurs dizaines de colons helvètes, ont vécu, à ce moment-là, dans l’inquiétude, voire même dans l’angoisse. Les importantes mesures de sécurité appliquées depuis lors sont de nature à leur redonner quelque peu confiance, mais, comme les colons français, ils ont toutes les raisons de se plaindre de la tenance et violente excitation dûment tolérée de la presse communiste contre eux.
A titre documentaire, je reproduis ci-après quelques passages d’une lettre que j’ai reçue récemment de M. Gustave de Pourtalès, s/directeur de la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, stationné au village d’El-Ouricia, près de cette dernière ville :
… »Si je suis encore de ce monde, je puis vous dire que c’est par une véritable protection divine qui a retenu tous les fusils qui ont été braqués sur moi. Nous nous sommes vus, ma femme, ma fille et moi, dans la situation où seule une grâce divine peut nous sauver et où l’on ne peut plus rien attendre ni de soi-même ni d’un calcul humain. Le village a été cerné, envahi, nous avons été tenus en joue pendant près de deux heures, sans savoir pourquoi l’ordre de faire feu n’a pas été donné. L’Abbé Navarro, aumônier de la garnison de Sétif, blessé à coup de feu, achevé à coups de sabre et de batons, a été tué à peu de distance de nous, et nous avons bien cru que le coup de feu qui l’a blessé était le signal de massacre général. Il s’est produit au contraire un repli momentané, mais de courte durée. Les indigènes reprirent leurs positions d’attaque, jusqu’au moment où, avertis de l’approche d’autos-mitrailleuses, ils s’enfuirent dans les montagnes. Depuis lors, nous sommes encore sur un volcan mal éteint, et ce n’est que depuis deux ou trois jours que les travaux de campagne ont pu être repris. Mais la résistance persiste encore dans certains secteurs montagneux. Ces événements ont complètement désorganisé notre vie et j’ai dans mon bureau le poste de commandement de la garnison locale, nous logeons les chefs, et je suis appelé à tout bout de champ à donner des renseignements, faire le secrétaire, etc. etc. »
Vous apprécierez s’il y a lieu de donner connaissance confidentiellement et verbalement à M. Francis Audéoud, Président de la Compagnie susvisée, à Genève, 5 rue Petitot (T. 4.72.66) de ce qui précède.
L’acheminement direct de la correspondance postale sur Paris n’étant pas assuré de toute indiscrétion, je m’abstient d’envoyer une copie de la présente à la Légation de Suisse en France, vous laissant le soin de le faire si ces informations sont de nature à retenir votre intérêt et celui de notre représentation diplomatique.
Il va sans dire que chaque fois que nous en serons sollicités, nous interviendrons le plus utilement possible pour assurer la protection vitale de compatriotes se disant menacés; dans certains cas, nous intercéderons de nous-mêmes -nous l’avons déjà fait au profit de deux femmes missionnaires perdues dans le bled- si les circonstances nous y incitent.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de ma haute considération.
Le Consul de Suisse J. Arber