Madeleine Rebérioux, de l’anticolonialisme à l’anti-impérialisme
par Alain Ruscio.
Madeleine Rebérioux et l’anticolonialsme. Voilà le thème que les organisateurs de cette journée m’ont proposé de traiter. Je me suis permis d’y ajouter les combats contre le domination impérialiste, évoquant en fin d’exposé la guerre américaine du Viet Nam et la Palestine, tant il est vrai que la chute finale du colonialisme « de papa », pour paraphraser de Gaulle, n’a pas mis fin à la domination de l’Occident sur une partie du monde – et, parfois, l’a au contraire renforcée.
Mais comment ne pas commencer par quelques souvenirs personnels, qui j’espère ne seront pas hors sujet ?
Ma première rencontre avec Madeleine Rebérioux doit dater de 1970 ou 1971. Étudiant alors en Histoire à la Sorbonne, je dois dire que nous n’étions pas trop mal pourvus en enseignants de qualité, d’Albert Soboul à Jacques Droz, en passant par Jacques Thobie, Pierre Vilar et François Hincker. Mais nous étions des infidèles : avec un petit noyau d’amis, nous fuguions régulièrement à Vincennes, secrètement envieux du climat qui y régnait. Deux cours nous tenaient littéralement captifs, ceux de Madeleine et de Jean Bouvier.
Treize ou quatorze années plus tard, j’ai enfin rencontré Madeleine, membre du jury de ma thèse, Les communistes français et l’Indochine, 1945-19541, présidé par Jean-Baptiste Duroselle.
Il fallait bien une passion commune pour l’Histoire pour réunir deux personnalités en tous points si opposées.
Le jour de la soutenance, Madeleine ne m’a pas posé de questions sur une comparaison, après tout naturelle, entre l’attitude du PCF face à la guerre d’Indochine et celle lors de la guerre qui a suivi en Algérie. Heureusement, d’une certaine façon, car j’aurais été bien incapable, alors, de répondre autrement que par des lieux communs. Il m’aura fallu quarante années supplémentaires pour tenter cette comparaison2.
Il y eut, ensuite, bien d’autres rencontres complices, marquées du sceau de l’amitié, dont la rédaction d’une préface d’un de mes livres, Amours coloniales3, dans lequel je m’appuyais sur de nombreux textes littéraires (Maupassant, Daudet, Loti, Isabelle Eberhardt…), témoins en leur temps de l’impossibilité absolue des relations saines, égalitaires, entre hommes colonisateurs et femmes colonisées. Madeleine fut sans nul doute sensible à ce croisement Histoire / Littérature. Pour préparer cette intervention, j’ai relu cette préface. Et quelle formule y ai-je trouvé dès la seconde ligne ? Madeleine Rebérioux se présentant comme « une militante de l’anticolonialisme ». Que cela soit dit une fois pour toutes : on peut donc être militante (active) et (grande) historienne.
La domination occidentale sur le monde, donc. Théorie et pratique.
Madeleine Rebérioux et la domination occidentale sur le monde, donc. Théorie et pratique. Ou, clin d’œil, la parole et l’acte4.
D’abord la théorie, la recherche. Et je ne surprendrai personne ici en rappelant que son apport majeur fut la valorisation, la re-valorisation des engagements de Jaurès en la matière. Je veux évidemment parler de la publication du livre, dans la collection « Classiques du peuple » des Éditions sociales, Jean Jaurès. Textes choisis. Contre la guerre et la politique coloniale5, « préface de Madeleine Rebérioux, agrégée de l’Université ». Bien plus qu’une préface, c’était une étude solide, sur 60 pages, plus une chronologie de 7 pages et une bibliographie dite « sommaire », mais qui comportait tout de même 42 titres, dont un, au passage, de Trotski – ce qui lui valut quelques remarques acerbes. L’achevé d’imprimer était daté du 3 septembre 1959. Les jaurésiens qui fourmillent ici auront immédiatement réagi : ce livre est sorti le jour même du centenaire de la naissance du grand homme.
Pourquoi parler de re-valorisation ? Dans les milieux communistes, alors, Jaurès est évidemment éminemment respecté, mais il n’y a guère d’interrogations sur son apport original à la réflexion sur la question coloniale. Lors de la guerre d’Algérie – tout comme précédemment durant la guerre d’Indochine – L’Humanité publie certes, régulièrement, des formules de Jaurès sur la question – et des phrases de Guesde – mais c’est le plus souvent sous forme polémique contre la SFIO : voyez comme nous sommes fidèles aux traditions du mouvement ouvrier, voyez comme les chefs socialistes les trahissent. Exercice au demeurant pas trop difficile, tant les compromissions de cette SFIO ont été nombreuses dans les guerres de l’époque, de Ramadier et Moutet en Indochine à Mollet et Lacoste en Algérie. Mais on peut également retourner l’argument : n’y eut-il pas une certaine malice frondeuse, chez Madeleine, à rappeler à ceux qui étaient, malgré tout, ses camarades, que Jaurès avait mené le bon combat contre le colonialisme ? Car, tout de même, si le PCF de l’époque n’a pas été traversé en permanence par ces compromissions, il en connut (au moins) une, et de taille : le vote en faveur des pouvoirs spéciaux, le 12 mars 1956. On ne peut imaginer un instant que Madeleine, qui s’était insurgée contre ce vote (ce fut « une tempête dans ma cellule », témoigna-t-elle plus tard6), ne l’ait pas eu à l’esprit trois ans plus tard.
Le contenu de la préface abordait la question des rapports de Jaurès avec le marxisme. Certes, Jaurès n’avait jamais clamé haut et fort son adhésion à la doctrine, mais il a été bien plus créateur que bien des orthodoxes de l’époque, Kautsky ou, en France, Guesde. Et Lénine ? Jaurès ne fut évidemment pas léniniste, écrivit Madeleine, mais qui l’était en 1914, hors le principal intéressé et quelques rares compagnons7 ?
Un autre élément à extraire de la préface est la référence au rôle historique du prolétariat. Citons un membre de phrase : pour Jaurès, « c’est le prolétariat et avec lui les vrais démocrates qui arrêteront la guerre du Maroc »8. Et là, avouons une interrogation : militante contre la guerre d’Algérie, elle était bien placée pour constater que la vulgate, en ce domaine, était inadéquate, que la classe ouvrière française, sauf exceptions, d’ailleurs magnifiques, n’était pas au premier rang de la lutte de 1954 à 1962. Alors ? Concession de forme, pour faire passer le reste de la préface ?
Bien des années plus tard, en 1967, elle fut co-rédactrice, avec Georges Haupt, d’un essai qui figure aujourd’hui encore en tête de toutes les bibliographies sur la question, La Deuxième Internationale et l’Orient9.
La guerre d’Algérie
Évoquons à présent la pratique. Et une association d’idées, immédiatement, ne peut pas ne pas surgir : Madeleine Rebérioux et la guerre d’Algérie. Résumer son action en quelques minutes est un exercice qui s’apparenterait à un sacrilège. Elle qui n’a jamais écrit de Mémoires globaux a cependant sacrifié au genre en racontant sa guerre d’Algérie dans l’ouvrage d’hommage à Pierre Vidal-Naquet10.
Durant toute la période, on le sait, Madeleine fut membre du PCF. Mais elle fut en permanence hors de tout attachement, (auto) libérée de la fidélité à la ligne du moment – voire résolument, organisationnellement, contre. Elle n’avait d’autorisation à demander à personne pour vivre son communisme. Ce profil n’était pas rare, on pense à la même époque à Jean Dresch, à Henri Lefebvre, à Jean-Pierre Vernant, à Marcel et André Prenant, à tant d’autres… J’ai tendance à les appeler les communistes fondamentaux.
Une première divergence, de taille, apparut : la place des comités contre la guerre d’Algérie. Un petit retour en arrière est nécessaire. Lors de la guerre d’Indochine, il y avait eu certes de tels comités (Association France-Vietnam, Comités Henri Martin, etc.) auxquels il faut ajouter le Mouvement de la Paix, un temps ultra puissant. Mais tous ces mouvements étaient pilotés, contrôlés par le PCF. Quelques rares intellectuels de gauche (on pense à Sartre, à Prévert, à l’équipe fondatrice de L’Observateur, Bourdet ou Martinet…), quelques socialistes oppositionnels (Paul Rivet, Yves Dechézelles…) dénoncèrent la sale guerre, mais ils ne pouvaient que constater, plus ou moins explicitement, le leadership communiste sur ce combat (voir les articles de Sartre, « Les communistes et la paix »11).
Lors de la guerre d’Algérie, il en alla tout autrement. Pour deux raisons, convergentes.
D’une part, le Mouvement de la Paix connut une crise majeure lors de l’invasion soviétique de la Hongrie. La direction n’ayant pas désavoué cette invasion, un nombre incalculable de compagnons de route partirent, discrètement ou pas. Même Vercors, fidèle entre les fidèles, prit congé12. Sur la question algérienne, ce même Mouvement adopta une ligne minimale, peu propice à rassembler toute une frange radicalisée de l’opinion.
Et, par ailleurs, des comités totalement autonomes, véritablement rassembleurs, véritablement pluralistes, naquirent. En leur sein militèrent des femmes et des hommes venus d’horizons fort différents, des chrétiens de gauche, des socialistes oppositionnels, des communistes frondeurs, des trotskistes… Cette nébuleuse vit naître un peu plus tard le PSA (1958), puis le PSU (1960). Pour la première fois de son histoire, le PCF était menacé d’être débordé sur sa gauche par un mouvement de masse. On imagine la crispation. Rappelons que, à cette époque, sur quasiment toutes les autres questions (dont la centrale, la nature de l’Union soviétique), les militants de la gauche radicale et les communistes avaient des analyses divergentes.
Or, la direction du PCF persista à imposer ce Mouvement de la Paix comme centre principal, voire unique, de la lutte contre la guerre d’Algérie. Politique qui allait au delà de l’erreur tactique : la lutte anticolonialiste était entrée progressivement dans une nouvelle phase ; le PCF, de son rôle de leadership cité supra, avait glissé à celui d’une composante, parmi d’autres, d’une lutte anticolonialiste. Et l’équipe thorézienne (sauf, semble-t-il, Laurent Casanova) ne l’avait pas compris. Madeleine Rebérioux, dans le texte déjà cité13, précise que la fermeture d’esprit était plus marquée encore dans la Fédération de Seine-Sud, qui englobait sa cellule. Étonnamment, elle ne cite pas celui qui présidait alors aux destinées de cette Fédération : Georges Marchais, figure montante (c’est vers la fin de la guerre d’Algérie, en 1961, qu’il remplaça Marcel Servin au poste clé de secrétaire à l’organisation).
La suite est connue : Madeleine Rebérioux fut, en 1956, la cheville ouvrière d’un Comité très pluraliste au sein de son lycée, Marcellin Berthelot de Saint-Maur ; puis d’une coordination inter-lycées (1957) ; fonda avec trois autres femmes, Bianca Lamblin, Andrée Tournès et Geneviève Trémouille, le Comité de vigilance universitaire contre la guerre d’Algérie ; rejoignit le Comité Maurice Audin, y croisa fin 1958 ou début 1959 le chemin de Pierre Vidal-Naquet ; plus tard adhéra (« brièvement », précisera-t-elle ), au Mouvement anticolonialiste français d’Henri Curiel (juillet 1960) ; signa le Manifeste des 121 (octobre), « avec quelque mal »14, toujours selon elle (ce qui explique qu’elle ne figura pas sur la liste originelle, mais sur une seconde).
Tout cela, rappelons-le, tout en restant membre du PCF. Ce qui peut étonner, tant les pratiques d’exclusion ou les départs fracassants ou sur la pointe des pieds étaient alors fréquents.
Le pas fut franchi sept années après la fin de la guerre d’Algérie. Entre temps, il y avait eu mai 1968, et un désaccord de plus. Madeleine fut exclue en 1969 pour une raison qui paraît aujourd’hui totalement absurde : la participation à une revue, Politique Aujourd’hui, qui n’avait pas l’heur de plaire à la direction15. Est-ce Marchais qui l’avait retrouvée ?
La solidarité avec l’Indochine
Aux lendemains des décolonisations, le combat ne cessa évidemment pas.
Madeleine Rebérioux fut membre fondateur du Front de Solidarité Indochine, encore et toujours en opposition avec la ligne jugée modérée du Mouvement de la Paix. Elle eut des engagements clairs et immédiats sur la question israëlo-palestinienne, et ceux qui ont vécu la guerre des Six jours savent que les intellectuels et plus généralement les citoyens qui eurent cette lucidité n’étaient pas si nombreux en 1967. Permettez-moi de lire passage d’une tribune, cosignée avec Étienne Balibar : « Fort de l’appui inconditionnel du président américain, dont la politique au Moyen-Orient se résume en une fuite en avant militaire et impériale, le gouvernement israélien est passé à une nouvelle phase de son plan d’écrasement de la résistance palestinienne et d’anéantissement de tout processus de paix, dont l’aboutissement est la création d’un Grand Israël incluant une proportion plus ou moins importante de sujets arabes et de bantoustans palestiniens ». Non, Madeleine n’a, heureusement pour elle, pas connu Donald Trump. C’est un texte publié le 27 avril 2004 dans Le Monde, et le président en question s’appelait George Bush Jr.
Le Viet Nam après la victoire totale des communistes, en avril 1975, à présent. Aux lendemains du plus long cycle de guerre(s) du siècle (1945-1975), beaucoup s’interrogèrent : qu’allaient faire de leur victoire les révolutionnaires ? Et bien des déceptions naquirent. En 1978 commença une campagne internationale contre ce pays, ravagé, isolé (blocus américain, hostilité de la Chine, faiblesse déjà perceptible de l’URSS), mais chargé de tous les maux (Goulag vietnamien, Boat people…). Les rangs des soutiens de naguère s’éclaircirent, de nombreux intellectuels post-soixantuitards joignirent leurs voix à celles des réactionnaires. Madeleine refusa le manichéisme qui s’emparait de bien des esprits. Avec Laurent Schwartz, elle signa une tribune dans Le Monde16 qui comportait dès le premier paragraphe les expressions « fièvre antivietnamienne » et « campagne » : si « des droits de l’homme sont violés au Vietnam », faut-il oublier la cascade ininterrompue de malheurs, de drames, que le colonialisme, puis l’impérialisme, ont déversée sur ce pays ?
En 1991, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Boudarel, aujourd’hui bien oubliée, mais qui déchaîna elle aussi l’opinion, elle fut signataire, aux côtés de Jean Chesneaux, Gilles Perrault, François Maspero, et, évidemment Laurent Schwartz et Pierre Vidal-Naquet, du premier appel saluant le « choix courageux » de ce Français qui avait rejoint le Viet Minh17. En 2004 encore, donc à la veille de l’année fatidique, elle accepta d’être dans le Comité d’honneur du Colloque célébrant le cinquantième anniversaire de l’affaire Henri Martin que j’organisai18.
Mais comment ne pas, pour conclure, revenir à l’Algérie ? Elle fut, on le sait, une signataire du fameux Appel des Douze, dont L’Humanité avait pris l’initiative19. Que le quotidien communiste, trente ans après une indigne exclusion du PCF, ait réuni, aux côtés de Josette Audin, Henri Alleg et Alban Liechti, les noms de Madeleine, de Pierre Vidal-Naquet et de Laurent Schwartz, n’est-il pas une belle illustration de la défaite de tous les sectarismes ? On ne sait si Madeleine y songea en signant (elle n’avait pas un tempérament de revancharde), mais on ne peut, nous, ne pas le remarquer.
Interview de Madeleine Rebérioux
extrait du film « Parcours de militants »
(Copyright La Contemporaine, 2004).
Madeleine Rebérioux et l’anticolonialisme
par Alain Ruscio, co-directeur de L’Encyclopédie de la colonisation française.
Madeleine Rebérioux et Jean Jaurès
par Gilles Candar, président de la Société d’études jauresiennes.
Madeleine Rebérioux et son apport à la LDH
par Gilles Manceron, co-responsable du groupe de travail
« Mémoires, histoire, archives » de la LDH.
Tous les films des interventions de cet hommage
sont visibles sur le site de la LDH
- Sorbonne, 15 juin 1984. Travail ensuite publié chez L’Harmattan, 1985.
- Allusion à Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, Paris, Éd. La Découverte, 2019.
- Amours coloniales. Aventures et fantasmes exotiques, de Claire de Duras à Georges Simenon, Bruxelles, Éd. Complexe, 1996.
- Titre de l’un des essais de l’auteure, Jean Jaurès, la parole et l’acte, Paris, Gallimard, Coll. découvertes, 1991.
- Jean Jaurès. Textes choisis. Contre la guerre et la politique coloniale, Ed. sociales, 1959.
- « Pierre Vidal-Naquet et nos guerres », in François Hartog, Pauline Schmitt et Alain Schnapp, Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, Paris, Éd. La Découverte, Coll. Textes à l’appui / Histoire contemporaine, 1998.
- Idem, p. 56.
- Ibid., p. 58.
- Paris, Cujas, 1967.
- « Pierre Vidal-Naquet et nos guerres », art. cité.
- « Les communistes et la paix », articles paru dans Les Temps modernes, n°81 (juillet 1952), 84-85 (octobre-novembre 1952) et 101 (avril 1954), in Situations, Vol. VI, Problèmes du marxisme, Paris, Gallimard, 1964.
- PPC (Pour prendre congé), livre écrit en 1957, publié début 1958, Paris, Éd. Albin Michel.
- Page 16.
- « Pierre Vidal-Naquet et nos guerres », art. cité, p. 20.
- Voir le récit de cet épisode in Jean Bruhat, Il n’est jamais trop tard, Paris, Albin Michel, 1983.
- « Le dilemme vietnamien », 17-18 décembre 1978.
- Le Monde, 16 mars 1991.
- Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine, Paris, Éd. Le Temps des Cerises, 2005.
- Le 31 octobre 2000.