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Édition du 1er au 15 décembre 2024

45 ans avant Thiaroye, des tirailleurs se rebellaient déjà pour percevoir leur dû

A Thiaroye, les tirailleurs africains furent massacrés parce qu'ils réclamaient leur dû. Ce n'était pas la première fois que l'Etat français tentait de gruger des soldats coloniaux.

En 1944 à Thiaroye, les tirailleurs africains furent massacrés parce qu’ils réclamaient leur dû. Or ce n’était pas la première fois que l’Etat français tentait de gruger des soldats coloniaux, comme l’a découvert Dorothée RIvaud-Danset dans ses recherches sur la Mission Marchand (1896-1899). En 1899 déjà, la presse française se fit l’écho d’un mouvement de protestation de tirailleurs africains à Toulon obtenant finalement la garantie du paiement des sommes dues avant leur retour en Afrique, non sans avoir été parfois stigmatisés pour cela. Ils étaient les premiers tirailleurs à venir en métropole.


45 ans avant Thiaroye, des tirailleurs africains de la Mission Marchand durent se rebeller pour percevoir leur dû

Par Dorothée Rivaud-Danset

Les tirailleurs Soudanais membres de la mission Marchand ou mission Congo-Nil devaient embarquer à Marseille le 25 juillet 1899 pour Dakar et regagner le Soudan. Ils n’embarqueront pas à la date prévue car les sommes dues ne leur avaient pas été payées. L’arriéré de solde portait sur  trois ans, les 150 membres de la mission s’étaient embarqués en juin 1896 à Dakar, sous la direction de Mangin, le futur Général alors lieutenant. Ils avaient pour destination Loango, situé près de l’embouchure du Congo, d’où la mission allait pénétrer en Afrique centrale, atteindre Fachoda et rentrer en France, via Djibouti[1].

Six semaines après leur arrivée en France, le 14 juillet 1899, ils avaient défilé à Longchamp sous les acclamations de la foule parisienne. Marchand avait été accueilli comme un héros et sa gloire avait rejailli sur les tirailleurs. Deux jours plus tard, ils étaient revenus au port de Toulon, avec pour caserne un ponton, le Castiglione. Le 20 juillet des querelles éclatent, les termes de mutinerie ou de rixe sont employés par plusieurs quotidiens pour être aussitôt démentis, de source autorisée[2].

Pour minimiser la raison de cette rébellion, les organes de presse mettent en avant différents griefs : les médailles promises n’ont pas été remises, ils ont fait l’objet d’une  consigne à Paris, les sommes versées quotidiennement sont insuffisantes. En protecteur de ceux qu’il considère comme de « grand enfants » ou comme ses enfants, Mangin ne leur avait versé qu’au compte-goutte – 2,50 francs par jour – l’argent demandé par les tirailleurs sur l’arriéré de leur solde, argent avec lequel ils auraient pu faire des achats en métropole. C’était pour éviter qu’ils ne soient grugés par de louches individus que Mangin se serait montré aussi économe, économe de l’argent public – la solde annuelle de base s’élevait à 240 francs[3] – et même de l’argent collecté auprès des Parisiens. Il aurait attendu que les tirailleurs se rebellent pour leur verser le résultat de la souscription lancée par un journal parisien pour « rendre agréable aux Sénégalais leur séjour en France et chez eux »[4]. La somme de 10 000 francs avait été recueillie et remise à Mangin[5].

Autre motif de discorde, l’assurance de recevoir la pension annuelle accordée à chaque tirailleur par la  loi du 8 juillet 1899[6]. L’empressement du gouvernement à faire voter une pension qui contraste avec la réticence pour payer leur salaire pourrait s’expliquer par le fait que c’était surtout une promesse qui engageait peu le budget français. Comment atteindre les tirailleurs une fois rentrés dans leur village ? Ils n’étaient pas dupes et demandèrent à ne pas quitter le sol français sans être en possession du titre de la pension annuelle qui leur avait été attribuée[7].

L’Etat payeur ne paye pas

Aucun accord n’avait, semble-t- il, été convenu sur la répartition du rappel de solde entre la part versée en France et la part versée en Afrique. En 1899, recevoir cet argent une fois rentré dans son village était absolument impossible. La date prévue pour l’embarquement approchait, l’argent n’était pas là. L’Etat payeur ne payait pas. Aucun ministère n’était disposé à payer les tirailleurs. Les quatre ministères concernés –  la marine, la guerre, les colonies et les finances – rechignaient et se renvoyaient le dossier. Par chance pour les tirailleurs, des officiers et des sous-officiers s’étaient heurtés au même problème. Le bruit fait sur ce retard de paiement avait contraint le gouvernement à émettre un communiqué officieux, via l’agence Havas. Le sort des militaires français explique que des quotidiens comme Le Journal des Débats et Le Figaro aient évoqué la situation des tirailleurs, en reprenant le 22 juillet 1899, le communiqué du gouvernement. Il se terminait ainsi : « Enfin, les tirailleurs vont recevoir, avant de quitter la France, la totalité de la solde et des indemnités qui doivent leur être payées, dès que toutes les indications nécessaires a cet effet auront été données par l’officier commandant leur compagnie ». Mangin, l’officier en question, reçut le même jour l’ordre de partir pour Paris afin d’y prendre le montant de la solde de la compagnie. Mangin donna l’argent non pas aux tirailleurs mais au lieutenant Buck, chargé de conduire les tirailleurs à destination et de faire la répartition à l’arrivée au Sénégal[8]. Les tirailleurs reçurent un mandat de solde. Ils embarquèrent à Marseille sur le Galatz le 12 août 1899.

Des quotidiens accompagnèrent la diffusion du communiqué gouvernemental de commentaires montrant peu d’empathie et beaucoup de paternalisme pour les tirailleurs. Ils firent état de lettres de Soudanais se plaignant d’être sans argent, envoyées à des journaux toulonnais, pour en contester leur légitimité. Les tirailleurs étaient analphabètes, à l’exception de l’un d’entre eux. Pour le correspondant à Toulon du Petit Parisien, ils auraient été manipulés par « de tristes personnages, habituels exploiteurs des marins en bordée … qui, par d’habiles insinuations, les incitèrent à la révolte »[9]. L’Aurore ne consacra à cette affaire que quelques lignes laconiques. Le Petit Marseillais qui s’y intéressa à plusieurs reprises défendit ces braves tirailleurs: « il n’était pas digne de laisser partir ces soldats impayés mais aucun ministère ne se sent disposé à ouvrir son coffre »[10].

Le monument à la mission Marchand

Ce n’était pas digne, c’était même indigne. Les tirailleurs s’étaient pourtant montrés fidèles et dévoués, conformément à leurs conditions de recrutement. Ils avaient accompli toutes les besognes que les officiers leur avaient demandées, notamment de très basses besognes, puisqu’ils avaient exercé une fonction de police des porteurs qui avaient tendance à s’enfuir. Ils avaient participé à des razzias mais c’est une autre histoire[11]. Ils avaient aussi accompli de plus nobles fonctions, construisant, par exemple, quinze forts sans être outillés. Ils avaient été sur le même bateau que les militaires français, au sens littéral du terme, s’étaient réjouis de l’arrivée à Fachoda du bateau Le Faidherbe, tant attendu, car il apportait les munitions qui venaient à manquer cruellement. Ils avaient peu combattu, de sorte que très peu d’entre eux étaient décédés entre 1896 et 1899 et c’étaient pour la plupart les mêmes qui étaient membres de la mission Marchand depuis le début. Les officiers ne tarissaient pas d’éloges sur eux, comme le montre la correspondance privée de Mangin et les souvenirs de Baratier, le numéro deux de la mission[12].

A Toulon, il n’y eut pas de violence physique entrainant des blessés ou des morts, comme à Thiaroye mais une très grande violence morale. Les tirailleurs durent se sentir trahis et profondément blessés.  

Ils étaient les premiers tirailleurs africains à venir en France.

Dorothée Rivaud-Danset


[1] Dorothée Rivaud-Danset, https://histoirecoloniale.net/le-monument-de-la-mission-marchand-a-la-gloire-dune-expedition-coloniale-meurtriere/

[2] Le Petit Parisien, 24 juillet 1899, Le Figaro, 24 juillet 1899

[3] Les tirailleurs de seconde classe  gagnaient 240 francs par an, le total pour les 150 tirailleurs s’établissant à 47 300 francs par an. Marchand s’était attribué une somme de 15 000 francs par an, un montant considérable. Marc Michel, La mission Marchand 1895-1899, Mouton, Paris, 1972, p. 34.

[4] Le Petit Marseillais, 20 juillet 1899

[5] D’après une dépêche de Toulon, datée du 21 juillet 1899, citée par Morphy, Le commandant Marchand à travers l’Afrique, Geffroy, Paris, 1899-1900. Michel Morphy, un romancier, est l’auteur d’un feuilleton à grand succès sur la mission Marchand qui totalise 2240 pages. Les chapitres sur le retour en France sont plus fiables que les autres. Morphy a consacré à « cet incident » trois pages – 2154 à 2156 -composées de dépêches et d’un communiqué du gouvernement.

[6] La pension s’élevait à 50 francs par an. Le Journal Officiel publia une liste nominative des tirailleurs pensionnés.

[7] Le Matin, 24 juillet 1899.

[8] Le Petit Marseillais, 11 août 1899.

[9] Le Petit Parisien, 22 juillet 1899.

[10] Le Petit Marseillais, le 24 juillet 1899.

[11] Favier Olivier, « Aucun ménagement à garder »: pour une autre histoire de la mission Congo-Nil, https://dormirajamais.org/marchand/

[12] Alfred Baratier, Souvenirs de la Mission Marchand, 3 vol. Au Congo, Fayard, 1914 ; Vers le Nil, Fayard, 1912 ; Fachoda, Grasset, (réédition) 1941. Charles Mangin « Lettres de la mission marchand », Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1931, pp. 241-283.


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