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Édition du 15 avril au 1er mai 2025

200 ans après la rançon imposée à Haïti, la France va-t-elle enfin sortir du déni ?, par Gilles Manceron et Eric Mesnard

La rançon infligée par la France en 1825 a grevé le développement d'Haïti. Depuis deux siècles, de la part de la France, ni reconnaissance, ni aucune forme de réparation. Il serait temps que cela cesse.

Esclaves récoltant le coton à Cap-Haïtien à l’époque coloniale. Peinture du peintre haïtien J. Bélizaire (1982) (AFP – The Picture Desk – The Art Archive – Gianni Dagli Orti)

Publié dans le Blog Histoire coloniale et postcoloniale de Mediapart, le 11 avril 2025.

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La France a encore du mal à se souvenir de l’histoire de son ancienne colonie de Saint-Domingue qui a arraché son indépendance après avoir imposé l’émancipation des 500 000 esclaves qui représentaient environ  90% de sa population.

Fait emblématique de ce déni, en mars 2000, le président de la République, Jacques Chirac, a déclaré: « Haïti n’a pas été, à proprement parler, une colonie française ».Le propos en dit long sur le peu de mémoire que la France a gardé de son ancienne « perle des Antilles », sa principale colonie aux XVIIème et XVIIIème siècles, celle qui lui fournissait, grâce au sucre, au café et au cacao, le plus de revenus.

Deux siècles plus tard, le 10 avril 2025, le Centre des Archives du ministère des Affaires étrangères et de l’Europe a montré aux participants d’un colloque international intitulé « Contre la Révolution française, contre la Révolution haïtienne, les indemnités de 1825 » un document de l’époque reproduisant l’ordonnance signée le 17 avril 1825 par le roi Charles X.

Ils ont pu lire son article 2 : « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité ». L’original de l’ordonnance portant le sceau royal et d’autres documents seront présentés par les archivistes des Archives nationales, à Pierrefitte, lors de la rencontre organisée dans leur grand amphithéâtre le 17 avril 2025, deux siècles après sa rédaction (sur inscription).

Une somme considérable a été exigée pour « dédommager » les esclavagistes de la  perte  de leurs  « biens », matériels et… humains. Une « rançon de la liberté » qu’Haïti mettra un siècle à payer et qui a entravé durablement son développement. Une rançon qui, comme le montrent les archives, a grossi, sous la Monarchie de Juillet, sous le Second Empire et jusqu’aux débuts de la Troisième République, la fortune d’aristocrates français descendants, souvent lointains, d’esclavagistes qui avaient été propriétaires de terres et d’esclaves à Saint-Domingue.

Depuis deux siècles, de la part de la France, ni reconnaissance, ni aucune forme de réparation. Rien sous la présidence de Jacques Chirac (1995- 2007), malgré la constitution, fin 2003, d’un « Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes » chargé de « contribuer à nourrir par des propositions les réflexions et la capacité d’action de l’Etat ». Le rapport de ce comité présidé par Régis Debray, présenté au Quai d’Orsay le 28 janvier 2004 en présence du ministre, Dominique de Villepin, a vite été oublié (1).

Le premier président français à se rendre en Haïti depuis l’indépendance en 1804 a été Nicolas Sarkozy, plus de deux siècles plus tard, pour une visite de quelques heures, le 17 février 2010, dans sa capitale, Port-au-Prince. Cela a fait dire à l’historien Christophe Wargny, auteur de Haïti n’existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude, dans un entretien au quotidien Le Monde publié alors, que la France avait « oublié son ancienne colonie ».

Selon lui, cette visite de Nicolas Sarkozy après le séisme intervenu le 12 janvier 2010 ne pouvait pas effacer deux cents ans d’ignorance. « Après l’indépendance d’Haïti en 1804, la France a ostracisé son ancienne colonie. Elle l’a isolé politiquement et économiquement, puis elle l’a oublié ».

Pour l’historien : « Portée par Toussaint Louverture, la révolution haïtienne était un soulèvement de gueux et d’anciens esclaves. Ce sont des “nègres libérés” qui ont bouté l’armée de Napoléon hors de la colonie la plus riche du monde. Ils ont humilié la France civilisatrice. Mais, à l’époque, Saint-Domingue fournissait 50 % du sucre produit à l’échelle mondiale. L’île exportait également de l’indigo et du tabac et elle ne pouvait commercer qu’avec la France. Pour assurer le travail dans les plantations, cinquante mille esclaves étaient “importés” chaque année. Avant la Révolution française, cela représentait 20 % du commerce triangulaire mondial. Les colons s’enrichissaient énormément puis rapatriaient leurs capitaux en métropole. C’était une économie du très court terme, mais elle était très profitable à la France. Après l’indépendance, de nombreux propriétaires blancs ont été contraints de fuir à Cuba ou vers le sud des Etats-Unis. Ceux qui sont restés ont été massacrés par les troupes du gouverneur Dessalines ».

Une entrave au développement de l’île

L’indépendance a coïncidé avec le début des difficultés économiques d’Haïti. La rupture avec la France et le blocus qu’elle a imposé à son commerce extérieur a pesé sur son essor. En reconnaissant Haïti en 1825, la France lui a imposé ce paiement, qui, déclarait Christophe Wargny en 2010, « représente à peu près 10 milliards d’euros d’aujourd’hui. Le paiement de cette somme considérable a complètement obéré le développement d’Haïti jusqu’au début du XXe siècle ».

Le pays a également souffert de la volonté des gouvernants successifs d’imposer un système économique défavorable au petit peuple. La place des anciens propriétaires colons a vite été occupée par de nouvelles « élites », pour l’essentiel des militaires qui ont pris la place des anciens maîtres et se sont opposés aux aspirations des anciens esclaves à une réforme agraire qui aurait permis de substituer une économie vivrière aux cultures destinées à l’exportation. « Haïti, précise l’historien, est un pays dont le déficit commercial est béant. Il est à peine compensé par l’aide internationale et les fonds envoyés par la diaspora, qui représentent trois ou quatre fois le budget de l’Etat. S’ajoute également l’argent issu du trafic de drogue qui transite par Haïti en provenance de Colombie vers les Etats-Unis ».

Les Etats-Unis ont reconnu Haïti pendant la guerre de Sécession puis, entre 1915 et 1934, ont fait entrer le pays dans leur zone d’influence. La domination de la France a été remplacée par la leur, même si des élites haïtiennes poursuivaient souvent leurs études à Paris et si un grand nombre d’écrivains haïtiens ont vécu en France avant la seconde guerre mondiale. Cet auteur estimait en 2010 qu’un peu plus de 800 000 Haïtiens étaient installés à New York et à Miami alors qu’en France métropolitaine et dans les DOM, ils n’étaient que 120 000.

Il ne faut pas oublier que le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, représentant de ces nouvelles couches dominantes, a consenti, voire œuvré, à la souscription de la dette en 1825.

De François Hollande à Emmanuel Macron

Côté français, les choses n’ont guère progressé ensuite. Peu après l’élection en 2012 de François Hollande à la présidence de la République, l’anniversaire des 2010 ans de la victoire de Vertières sur le corps expéditionnaire envoyé par Napoléon Bonaparte, dont l’un d’entre nous soulignait, dans un article publié dans Mediapart en novembre 2013, l’importance inaugurale dans la longue série des révoltes d’émancipation des peuples colonisés, n’a fait l’objet d’aucune commémoration.

En mai 2015, François Hollande, dans un grand discours contre l’esclavage prononcé en Guadeloupe, a déclaré que, face à l’histoire, il « acquitterait […] la dette » d’Haïti. Ce qui revenait, à deux jours de sa première visite officielle présidentielle dans l’ancienne colonie de Saint-Domingue, à donner l’impression qu’il allait rouvrir le dossier des réparations financières qui empoisonnait les relations entre Paris et Haïti. Le quotidien Libération, qui en a rendu compte, évaluait alors à 17 milliards d’euros la somme de 150 millions de francs-or qu’Haïti avait dû payer. Mais François Hollande a aussitôt tenté de préciser sa formule en ajoutant : « Dette morale bien sûr ».

Et maintenant ?

Quant à Emmanuel Macron, le 19 novembre 2024, dans un lieu hautement symbolique de l’histoire de l’esclavage et de la traite, comme l’a souligné la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), sur le Quai de Valongo à Rio, l’une des premières destinations de la traite atlantique, il a tenu des propos méprisants sur Haïti et les Haïtiens, affirmant que ces derniers « sont complètement cons » et qu’ils « se sont détruits eux-mêmes » en changeant de dirigeant. Aurait-il parlé en ces termes des citoyens des Etats-Unis à propos de l’élection de Donald Trump ?

Sait-il que les ancêtres de ceux qu’il a insultés sont venus à bout d’une expédition envoyée par Napoléon Bonaparte après qu’ils aient arraché l’abolition de l’esclavage ? Sait-il que « la première défaite de Napoléon, comme l’a souligné le grand historien Marcel Dorigny, n’est ni Bailén en Espagne (juillet 1808), ni Moscou (octobre 1812), mais Vertières en Haïti, le 18 novembre 1803 ? Sait-il enfin l’énorme responsabilité historique de la France, toujours inassumée, même si elle n’est pas la seule cause, dans l’endettement et la pauvreté actuelle d’Haïti ?

200 ans après l’ordonnance du roi Charles X imposant cette véritable rançon à son ancienne colonie, il serait temps qu’une vraie reconnaissance des faits s’opère en France et qu’un débat s’instaure sur les modalités des réparations nécessaires. Cette véritable rançon révolte les Français attachés réellement aux droits de l’Homme. Des députés s’en préoccupent : le 9 avril 2025 une proposition de résolution « visant à la reconnaissance, au remboursement et à la réparation par la France de la “double dette” d’Haïti » a été déposée à l’Assemblée nationale par des député.e.s du groupe de la gauche démocratique et républicaine (GDR).

Emmanuel Macron va-t-il s’exprimer à l’occasion du bicentenaire de cette injustice ? C’est ce que lui ont demandé un ensemble d’associations à l’occasion des 200 ans de cette ordonnance inique, qui va être marqué par un grand nombre d’initiatives.

Parmi elles, le 17 avril 2025, les Archives nationales vont présenter les actes officiels en vertu desquels les propriétaires d’esclaves, leurs enfants, petits enfants et autres ayant-droits ont vu leur fortune grossir grâce l’argent provenant des impôts prélevés sur les habitants majoritairement ruraux et délaissés du pays de leurs anciens esclaves. Quitte, comme l’a découvert le directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, Pierre-Yves Bocquet, à ce que la France empoche le trop-perçu des sommes versées par Haïti et qui n’avaient pas servi à des indemnisations.

Une demande solennelle à l’intention des plus hautes autorités de notre pays va être adressée au président de la République, Emmanuel Macron, lors de la rencontre qui va se tenir au siège des Archives nationales, à Pierrefitte, le 17 avril 2025, et qui réunira des associations de la diaspora haïtienne et de la société française.

(1) Ce rapport a été publié par les éditions La Table ronde en 2004 sous le titre Haïti et la France


Lire aussi sur notre site

• Marcel Dorigny : « dans l’amnésie collective touchant à la mémoire coloniale, le point de départ c’est Haïti »publié le 14 mai 2013. 

La plainte en justice que le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a déposé contre la Caisse des dépôts et consignations remet au premier plan le débat sur les dédomagements de la traite négrière, plus d’un siècle et demi après son abolition.

• Six articles duNew York Times : France et Haïti, la « double dette de l’indépendance », publié le 24 mai 2022. 

Dans une série de six articles, traduits notamment en français et en kreyol haïtien, le New York Times revient sur la « double dette » qui fut durant des décennies le prix imposé par la France à Haïti pour lui avoir arraché son indépendance et aboli l’esclavage, dont l’effet désastreux se fait encore sentir dans l’économie haïtienne. Nous reproduisons un article publié en 2021 par Mediapart qui synthétise les travaux historiques sur cette question, ainsi qu’un autre du 23 mai 2022 qui donne les liens vers les six articles du New York Times.

• Le président de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage, Jean-Marc Ayrault, rend hommage à la révolution haïtiennepublié le 26 juillet 2022.

L’enquête du New York Times dont notre site a rendu compte a attiré l’attention sur l’indemnité que Charles X a obligé en 1825 la République d’Haïti à payer aux anciens colons français pour prix de son indépendance conquise en 1804. Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), revient sur l’importance de ces faits.

• « Après Vertières. Haïti, épopée d’une nation », par Jean-Claude Bruffaerts et Jean-Marie Théodatpublié le 2 janvier 2024.

Jean-Claude Bruffaerts, membre de l’Association Haïti Patrimoine, et Jean-Marie Théodat, géographe et maître de conférences, déjà auteurs de Haïti-France – Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825), publient un ouvrage important, préfacé par Bertrand Badie.

• La France va-t-elle assumer sa responsabilité coloniale envers Haïti ?publié le 1er mai 2024. 

La Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) et vingt ONG demandent à la France d’assumer sa responsabilité historique dans le drame que vit la population haïtienne.

• Strasbourg : conférence de Jean-Marie Théodat : « Haïti, une histoire sous silence »publié le 15 novembre 2024

• Après Thiaroye, Haïti attend aussi la reconnaissance de la Francepublié le 15 décembre 2024. 

Un billet de Blog publié sur Mediapart le 11 décembre 2024 dans lequel Pierre Ruth et Charles Sadrac, membres fondateurs du Haut Conseil de Coopération et de Développement, interrogent les autorités françaises.


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