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La France va-t-elle assumer sa responsabilité coloniale envers Haïti ?

La Fondation pour la mémoire de l'esclavage et vingt ONG demandent à la France d'assumer sa responsabilité historique dans le drame que vit la population haïtienne.

Esclaves récoltant le coton à Cap-Haïtien à l’époque coloniale. Œuvre du peintre haïtien J. Bélizaire (1982) (AFP – The Picture Desk – The Art Archive – Gianni Dagli Orti)

Dans une déclaration du 4 avril 2024, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) appelle le gouvernement français à la solidarité active avec le peuple haïtien, alors que celui-ci s’enfonce dans une crise d’une gravité exceptionnelle. Elle lui rappelle que cette dernière est le fruit d’une longue histoire qui commence avec la colonisation esclavagiste de l’île de Saint-Domingue par la France, suivie du véritable racket qu’a constitué « l’exorbitante indemnité que Charles X a imposée en 1825 au pays tout juste libéré du joug colonial de la France, pour dédommager les anciens maîtres esclavagistes chassés de l’ancienne colonie ». Soit 150 millions de Francs-or, une somme estimée récemment à 21 milliards de dollars, sans compter les intérêts courant depuis deux siècles et qui dépassent les 150 milliards de dollars. Une somme que la République d’Haïti a dû rembourser au prix d’énormes sacrifices jusqu’en 1947.

Nombreux sont en Haïti ceux qui réclament réparation financière de ce pillage de la richesse de leur pays par la France. C’est ce que viennent aussi de faire une vingtaine d’ONG dans le Forum permanent des Nations Unies pour les personnes d’ascendance africaine (PFPAD). Leur initiative est soutenue par Volker Turk, Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, qui appelle à la création d’une commission chargée de « superviser le remboursement » de cette dette coloniale à Haïti.

Déjà interpellés sur la nécessité d’opérer une réparation de ce passé, les présidents Sarkozy et Hollande s’étaient contentés de reconnaître une « dette morale ». Pour l’heure, l’actuel président français n’a pas réagi à ces nouvelles demandes. Il faut dire qu’en France le rôle joué par le pays dans l’histoire haïtienne est l’objet d’une large amnésie. Qui sait que la République d’Haïti a été le second État indépendant du Nouveau Monde suite à la défaite des troupes napoléoniennes en 1803 à la bataille de Vertières ? Et qui connaît l’existence de la « rançon » colossale extorquée par la France à la première république noire de l’histoire ? Pour aller plus loin sur ce dossier, on lira sur notre site France et Haïti : la « double dette de l’indépendance » et Marcel Dorigny : « dans l’amnésie collective touchant à la mémoire coloniale, le point de départ c’est Haïti ».


« Haïti brûle, cessons de regarder ailleurs. » 


Dans une déclaration adoptée par son conseil d’administration le 4 avril 2024, la FME appelle à la solidarité en faveur du peuple haïtien, alors que la capitale et une partie du pays sont otages des gangs criminels.

Onze millions de personnes sont aujourd’hui les otages directs ou indirects d’une criminalité devenue hors de contrôle dans la zone de la capitale Port-au-Prince et d’une partie de l’Artibonite. Les services publics ne peuvent plus assurer leurs missions. Les déplacements sont entravés. La vie culturelle, économique et sociale du pays est perturbée, voire interdite par endroit. Les maladies se développent. La famine menace. Celles et ceux qui le peuvent quittent le pays pour un exil incertain, chaque nouveau départ agissant comme une confirmation de l’absence d’horizon dans laquelle la population restante est aujourd’hui enfermée. 

Cette dégradation de la situation à Haïti n’a pas commencé hier. Elle est le fruit d’une longue suite d’instabilité politique, de crises économiques et de désastres naturels qui prend naissance dans l’histoire coloniale du territoire, dont les stigmates n’ont jamais pu être effacés. Ils ont même été aggravés par les ingérences extérieures, dont la première a été l’exorbitante indemnité que Charles X a imposée en 1825 au pays tout juste libéré du joug colonial de la France, pour dédommager les anciens maîtres esclavagistes chassés de l’ancienne colonie. Le poids écrasant de cette ponction a été redoublé au 20ème siècle par l’occupation américaine et la complaisance avec laquelle Washington a ensuite composé avec la dictature des Duvalier père et fils. Si ces lourds héritages continuent de peser sur la situation actuelle en Haïti, celle-ci est aussi le résultat des échecs d’élites politiques et économiques qui de gouvernement en gouvernement ne sont pas parvenues à résorber les fractures d’une société restée profondément inégalitaire.

Face à ces injustices, la population haïtienne a toujours fait preuve d’une force et une vitalité exceptionnelles. Nous récusons en effet l’idée d’une « malédiction d’Haïti » qui attribuerait les malheurs de ce pays à quelque force obscure, sous laquelle il n’est pas difficile de voir à la fois la méfiance séculaire des grandes puissances à l’égard d’un peuple dont la révolution précoce a en son temps contredit tous les préjugés colonialistes, et qui est aujourd’hui l’excuse commode d’une communauté internationale apathique face à un pays qui se noie sous nos yeux. Mais pour la nation haïtienne pas plus que pour le reste des nations du monde, le malheur n’est une fatalité. Il est avant tout le produit des actions mal avisées des uns et de l’inaction indifférente des autres.

Parce que nous sommes les membres du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, institution française dont la mission est de transmettre l’importance de l’esclavage et des combats pour son abolition dans notre histoire, nous savons tout ce que nous devons au peuple haïtien, qui, par sa résistance et sa résilience, a achevé le projet de la Révolution en mettant fin à l’esclavage en 1793 et ébranlé le système colonial en arrachant son indépendance il y a plus de deux siècles. C’est la raison pour laquelle nous affirmons que, pour les autorités françaises, quand il s’agit d’Haïti, une responsabilité historique s’ajoute au devoir d’humanité. 

Il ne s’agit pas de se substituer aux Haïtiennes et aux Haïtiens, qui aspirent comme tous les peuples à retrouver le pouvoir de se gouverner eux-mêmes ; mais de marquer à leur égard à la fois la nécessaire solidarité qu’appelle l’urgence de la situation, et l’indispensable réparation qu’appelle l’injustice fondamentale de la double dette de 1825, solde d’un siècle d’exploitation coloniale esclavagiste par la France.

Face à l’urgence tout d’abord, nous appelons la France à assumer son rôle de puissance membre permanent du conseil de sécurité des Nations Unies pour travailler à une réponse internationale rapide, à la mesure de l’ampleur de la crise. Cette réponse doit naturellement être bâtie avec la population haïtienne, mais nous rappelons que la France a également le pouvoir de marquer sa solidarité de façon concrète et autonome, notamment en adaptant sa politique d’accueil des réfugiés haïtiens et en suspendant toutes les obligations de quitter le territoire français vers Haïti, au regard de l’extrême gravité de la situation dans le pays.

Compte tenu de ce qu’est le mandat de la Fondation – la transmission de la mémoire de l’esclavage et des combats pour son abolition par la recherche, la culture, l’éducation –, nous invitons également la France à mobiliser davantage en faveur d’Haïti les outils qu’elle a mis en place ou auxquels elle participe, comme le programme PAUSE, pour les scientifiques et les artistes contraints à l’exil, ou l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit.

Quant à la réparation, il est temps aujourd’hui d’ouvrir cette question, comme nous y invite un mouvement mondial dans lequel d’autres démocraties européennes se sont déjà engagées, comme l’Allemagne et les Pays-Bas. Avant d’être une finalité, la réparation est une démarche, qui permet d’ouvrir un dialogue nouveau avec les sociétés issues de l’esclavage, de s’interroger sur l’empreinte que ce passé a laissée sur notre monde – en particulier le racisme et les discriminations que subissent encore aujourd’hui les personnes d’ascendance africaine, principales victimes de la traite et de l’esclavage colonial –, et de travailler, ensemble, à des gestes de reconnaissance, ainsi qu’aux actions qui permettront de combattre les héritages négatifs de cette histoire.

Dans cette perspective, nous appelons enfin les institutions françaises dont l’histoire est indissolublement liée à l’histoire d’Haïti, à reconnaître ce lien, à aider les chercheurs qui travaillent à mieux le comprendre et les institutions qui travaillent à mieux le faire connaître, à l’instar des institutions étrangères qui se sont déjà engagées dans cette démarche, comme les banques nationales d’Angleterre et des Pays-Bas, et à faire de l’année 2025, bicentenaire de l’ordonnance de Charles X, un grand moment de mémoire, de solidarité et d’humanité partagées entre la France et Haïti.

C’est ainsi que la France se montrera digne de l’idéal universaliste qu’elle a proclamé en 1789, et que les révoltés de Saint-Domingue ont si radicalement réalisé en se libérant par eux-mêmes de l’esclavage, et en donnant naissance à la nation haïtienne il y a 220 ans cette année.

Le CA de la FME demande plus particulièrement au gouvernement français :

  • d’assumer son rôle de puissance membre permanent du conseil de sécurité des Nations Unies en travaillant à une réponse internationale rapide, à la mesure de l’ampleur de la crise ;
  • d’adapter sa politique d’accueil des réfugiés haïtiens, notamment en suspendant toutes les obligations de quitter le territoire français vers Haïti, au regard de l’extrême gravité de la situation dans le pays ;
  • de mobiliser davantage en faveur d’Haïti les outils qu’elle a mis en place ou auxquels elle participe, comme le programme PAUSE pour les scientifiques et les artistes en exil, ou l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit ;
  • d’ouvrir la question de la réparation à l’égard du peuple haïtien, comme nous y invite un mouvement mondial dans lequel d’autres démocraties européennes se sont déjà engagées, comme l’Allemagne et les Pays-Bas ;
  • d’inviter les institutions françaises dont l’histoire est indissolublement liée à l’histoire d’Haïti à s’associer elles aussi à cette démarche de reconnaissance, comme l’ont fait avant elles des institutions telles que les banques nationales d’Angleterre et des Pays-Bas.

La FME a adressé cette déclaration au président de la République, au Premier ministre, au Parlement (présidences, délégation aux outre-mer, commissions des affaires étrangères, groupe d’amitié France-Haïti), aux ministres de l’intérieur et des affaires étrangères ainsi qu’au secrétaire général des Nations Unies. 

Lire le communiqué de presse de la FME 


Haïti : un nouvel appel pour que la France rembourse les milliards versés par l’île pour son indépendance

Publié le 21 avril 2024 par Libération.

Source

La France devra-t-elle rembourser des milliards de dollars en réparations à Haïti pour couvrir une dette que les personnes autrefois asservies ont été contraintes de payer en échange de la reconnaissance de l’indépendance de l’île ? C’est ce qu’a déclaré jeudi 18 avril une coalition d’environ 20 organisations non-gouvernementales à Genève pour le Forum permanent des Nations Unies pour les personnes d’ascendance africaine (PFPAD), qui cherche à mettre en place une nouvelle commission indépendante pour superviser la restitution de la dette, qu’ils qualifient de rançon.

«Je me joins à vos demandes d’action immédiate», a déclaré vendredi 19 avril Volker Turk, Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, dans un discours prononcé lors de la clôture du PFPAD, qui s’est déroulé sur quatre jours. «En matière de réparations, nous devons enfin entrer dans une nouvelle ère. Les gouvernements doivent faire preuve d’un véritable leadership en s’engageant sincèrement à passer rapidement de la parole aux actes afin de réparer les torts du passé», a encore estimé Volker Turk, qui soutient le Forum mais n’est pas l’un de ses 10 membres.

L’île des Caraïbes est devenue la première de la région à obtenir son indépendance en 1804 après une révolte des esclaves. Cependant, la France a par la suite imposé de sévères réparations pour les revenus perdus. Après deux décennies à tenter de «récupérer» l’ancienne colonie «la plus riche du monde», Charles X, tout juste installé sur le trône, tranche. Dans une ordonnance en date du 17 avril 1825, il «concède» au jeune Etat son indépendance contre une indemnité de 150 millions de francs-or pour dédommager les anciens colons et l’assurance d’échanges commerciaux privilégiés en faveur de la France. Cette dette ne fut totalement remboursée qu’en 1947.

Le montant payé à la France est aujourd’hui contesté par les historiens, bien que le New York Times ait estimé la perte d’Haïti à 21 milliards de dollars. Les partisans du remboursement de cette dette affirment que le montant est bien plus élevé. «C’est 21 milliards de dollars plus 200 ans d’intérêts dont la France a bénéficié, donc nous parlons plutôt de 150 milliards, 200 milliards ou plus», a déclaré Jemima Pierre, professeure de Course globale à l’Université de Colombie-Britannique.

«Que la France reconnaisse»

De nombreux Haïtiens considèrent cette dette comme responsable des maux qui touchent l’île depuis deux siècles. Ils affirment que cet argent devrait être affecté à des travaux publics en Haïti, où un conseil de transition a été installé ce mois-ci dans le but de restaurer la sécurité après une période de violence dévastatrice causée par des groupes armés. «Il est temps que la France reconnaisse cela et que nous avancions», a déclaré à Reuters Monique Clesca, une militante de la société civile haïtienne qui coordonne les efforts.

Le ministère français des Affaires étrangères n’a pas répondu pour le moment. En 2010, le groupe de soutien au Comité pour le remboursement immédiat des milliards envolés d’Haïti demandait à Nicolas Sarkozy, dans une tribune publiée dans Libération, de rendre à Haïti «son argent extorqué». «Considérant les besoins financiers criants de ce pays dévasté par le terrible séisme du 12 janvier [2010], nous vous pressons donc, monsieur le Président, de restituer à Haïti, la première république noire de l’histoire, la dette historique de son indépendance», écrivaient les signataires. Le même Nicolas Sarkozy avait évoqué de lui-même quelques mois plus tôt une présence française sur l’île qui «n’a pas laissé que de bons souvenirs.» Avant d’ajouter : «Même si je n’ai pas commencé mon mandat au moment de Charles X, j’en suis quand même responsable au nom de la France.» En 2015, François Hollande avait, lui, parlé d’une «dette morale» envers Haïti.


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