De récentes tentatives de justification1
Dans son numéro d’avril 2004, Le Casoar, revue trimestrielle des anciens Saint-Cyriens, a publié un dossier de onze pages intitulé « Torture, cas de conscience : le dilemme de deux immoralités », et signé d’un certain « Commandant X ». Dès l’avant-propos, le général Maurice Godinot, président de l’association la Saint-Cyrienne, qualifie ce texte « d’étude approfondie, courageuse, mesurée » en dépit de son « caractère dérangeant ». Malgré certaines précautions de langage, la thèse exposée propose ni plus ni moins de revenir sur la Convention internationale contre la torture de 1984 et d’accepter le recours à la torture, « sous certaines conditions », ou de lui offrir « un cadre juridique », afin de lutter efficacement contre le terrorisme.
Le 9 juillet 2004, vingt-trois organisations 2 ont adressé une pétition au président Jacques Chirac pour lui demander de « condamner fermement de telles théories » et de veiller à ce que la France « reste fidèle à l’image de patrie des droits de l’homme, qu’elle revendique ». À ce jour, cet appel ne semble pas avoir reçu de réponse.
Les nouvelles justifications de la torture
Le contexte international créé par les réactions des États-Unis aux attentats du 11 septembre semble propice au sein de l’armée française à la réhabilitation de la torture. C’est du moins ce qui apparaît à la lecture d’un article paru dans le numéro 173 du Casoar, la revue de la
Saint-Cyrienne, l’association des élèves et anciens élèves de l’École militaire de Saint-Cyr, intitulé « Torture, cas de conscience : le dilemme des deux immoralités. L’éthique de responsabilité confrontée au terrorisme ». Un article que le général de corps d’armée Maurice Godinot, président de l’association la Saint-Cyrienne, qualifie l’article d’« étude approfondie, courageuse, mesurée […], véritable quête de vérité [qui] nous a paru plus qu’estimable ».
Le propos de l’article du Casoar n’est pas neuf puisqu’il reprend d’emblée cette phrase du général Maurice Schmitt, chef d’état-major des armées françaises de 1987 à 1991, dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie publié en 2001 : « Si un interrogatoire sévère avait pu, le 10 septembre, éviter les attentats du 11, aurait-on dû, au nom des droits de l’homme, ne pas le pratiquer ? Et le droit des victimes, n’existe-t-il pas ? Je laisse au lecteur le soin de juger ». Mais c’est la première fois que l’on trouve sous la plume d’un officier français de l’armée d’active –
l’article est signé du « Commandant X » –, la reprise quasi mot pour mot de l’argumentaire développé depuis deux ans par le ministère de la défense des États-Unis, suite à la mise en place du système de Guantanamo Bay et des centres de détention et d’« interrogatoires sévères » d’Afghanistan et d’Irak.
Sous le couvert de multiples références éthiques et philosophiques et
d’une pléthore de citations qui sollicitent la caution morale de Blaise Pascal, Max Weber, saint Augustin, Raymond Aron ou Thomas d’Aquin…, il s’agit tout simplement de mettre en doute la proscription générale de la torture sur laquelle la France s’est engagée en signant la Convention
internationale contre la torture de 1984 et de justifier son éventuelle utilisation par notre armée « dans certains cas ».
Pourtant, la France a été un des premiers États à ratifier en 1985 cette convention par laquelle elle s’est engagée à empêcher toute pratique de la torture sous sa juridiction, celle-ci étant définie comme « tout acte par lequel une doueur ou des souffrances aigües, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux… » Elle a signé qu’« aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Et aussi que « l’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture ».
En revanche, pour l’auteur, la torture ne peut être condamnée de manière générale. Selon lui, « pour contrer une menace terroriste d’un niveau inacceptable », la torture peut être un mal « parfois nécessaire », car, pour « ne pas laisser massacrer des personnes innocentes », on peut être amené à torturer un être humain.
La torture justifiée ?
Comme du temps de la guerre d’Algérie, c’est toujours le même cas d’école qui est invoqué : face à un attentat imminent, l’usage de la torture serait le seul moyen d’éviter la mort d’innocents. Un tel cas d’école a fort peu de chance de se produire dans la réalité, ne serait-ce que parce que la « certitude » de tenir le coupable qui saurait « exactement où etquand dans quelques heures l’attentat va se produire »… est un leurre absolu. Toujours ressassé, il n’a pour but que d’obtenir un « feu vert » de principe à l’emploi de la torture. Or, une fois celui-ci donné, toutes les expériences historiques montrent que c’est la porte ouverte à sa généralisation au gré des décisions des chefs militaires et qu’aucun contrôle pour limiter son usage n’est possible.
Tout comme dans les rapports commandés aux États-Unis, en 2002 et 2003, par la CIA et le ministère de la défense, l’article du Casoar tente d’opérer une distinction entre la « torture » et les « interrogatoires sévères ». Non pas en fonction des douleurs qu’ils provoquent : « torture et interrogatoire sévère causent toutes deux des souffrances insupportables ». Mais par le « but et les circonstances », c’est-à-dire en fonction des auteurs et des victimes de ces actes. Il tente, en effet,
d’opérer une distinction entre la « torture » qui se pratiquerait dans les systèmes totalitaires, et l’« interrogatoire sévère » appliqué par des « États légitimes, dans le cadre d’une loi d’exception, pratiqué par un agent des forces de l’ordre »…
Pour l’auteur aussi, infliger des souffrances insupportables mériterait
d’être qualifié de torture si ce sont des résistants qui en sont victimes, mais serait considéré comme des interrogatoires sévères si elles s’appliquent à des terroristes « qui soumettent des populations civiles à des niveaux d’attentats insupportables ». Le qualificatif de « résistant » est défini de manière tellement restrictive (il doit « avoir à sa tête une personne identifiée responsable pour ses subordonnés, avoir un signe distinctif et reconnaissable à distance, porter ouvertement les armes… ») qu’on doute que ceux dont parle le Chant des partisans, qui cachaient sous la paille, fusils, grenades et mitraille, pourraient se le voir appliquer. Quoi qu’il en soit, on constate que ce qui distingue, pour l’auteur, « l’interrogatoire sévère » de ce qu’il qualifie de « torture » tient davantage dans la qualification de celui qui les applique et de la victime que dans les traitements infligés. À la manière du vocabulaire en usage depuis peu dans l’armée américaine, l’« interrogatoire sévère » est le terme employé par l’auteur de l’article pour désigner une torture qu’il considère comme « légitime ».
Outre les réponses des États-Unis aux attentats du 11 septembre, deux cas sont cités comme des exemples implicites de tortures nécessaires : « les “interrogatoires sévères” utilisés lors de la bataille d’Alger en 1957 et les «pressions physiques modérées» utilisées par Israël depuis dix ans ». Si l’article prend soin d’exclure le recours à la torture contre des
terrorismes européens, comme ceux de Corse, du Pays Basque ou d’Irlande du Nord, il justifie à plusieurs reprises son emploi dans le cas de la « bataille d’Alger » et se félicite de ce que la Cour suprême d’Israël ait autorisé en 1994 sur certains prisonniers les « pressions physiques
modérées ». Il considère cet usage comme légitime uniquement de la part… « d’une population pourtant convaincue du caractère inacceptable de la torture ». En quelque sorte, ratifier la convention internationale contre la torture serait une condition pour… avoir le droit de torturer…
On trouve de surcroît dans l’article un curieux mépris pour le droit international contre les crimes de guerre : « C’est le vainqueur final qui légitime les moyens employés dans un conflit. […] Les dirigeants anglais et américains savaient bien aussi qu’une défaite contre l’Allemagne nazie ou le Japon aurait signifié pour eux la comparution devant un “tribunal de Nuremberg” pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité ». Méconnaissance scandaleuse, digne de l’extrême droite, de ce que ce sont bien les « actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité », précisément imputables aux forces de l’Axe et irréductibles à aucun autre crime, qui ont conduit, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui doit tant au Français René Cassin, à proclamer solennellement le respect de l’intégrité de la personne humaine. Sa phrase qui contredit le propos de l’article du Casoar : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » a été reprise par la suite mot pour mot par la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, ratifiés l’un et l’autre par la France, respectivement en 1974 et 1980.
Rempli d’incohérences, comportant des phrases contradictoires, puisqu’il
se félicite, ici, de l’interdiction sans « aucune exception » de la torture, pour qualifier, plus loin, son usage (sous le vocable d’« interrogatoires sévères ») c o m m e « exceptionnellement nécessaire», cet article ne peut apparaître que comme une tentative de légitimer rétrospectivement l’usage de la torture pratiquée par certains éléments de l’armée rançaise pendant les guerres coloniales et de rendre celle-ci de nouveau possible
dans l’avenir.
Le commandant auteur de l’article, nous dit Le Casoar, n’a pu obtenir l’« agrément de ses supérieurs directs », mais ceux-ci ne semblent pas s’être opposés à sa publication sous la signature du « Commandant X » et l’article est considéré « plus qu’estimable » et même qualifié de
« véritable quête de vérité » par le général de corps d’armée Maurice Godinot, élève de l’École Saint-Cyr de 1961 à 1963, époque où la guerre anti-subversive reposant notamment sur la pratique de la torture était enseignée à l’École supérieure de guerre comme la doctrine officielle de
l’armée française 4. Est-il possible qu’aujourd’hui ces théories ne soient pas désavouées clairement et explicitement ?
Il semble difficile, cette fois au chef suprême des armées qu’est le président de la République de réitérer le silence qui a succédé au Livre blanc de l’armée française en Algérie, dont le texte d’ouverture, signé par 521 officiers généraux français ayant servi en Algérie, justifiait la torture et les exécutions sommaires d’alors en les présentant comme une nécessité.
Étant donnée la gravité des thèses défendues dans cet article et le fait qu’elles s’opposent à la fois aux principes des droits de l’homme, aux engagements solennels de la France et à tout le droit international, les choses peuvent-elles en rester là ? Serait-il possible que le président
de la République tolère qu’au sein de l’armée française, des voix prennent le contre-pied des engagements de la France ?
- Florence Beaugé, «La torture, ou que faire de cet encombrant passé ?», Le Monde, 28 octobre 2004.
- Parmi les signataires : La LDH, Amnesty International, le MRAP, L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, la Cimade, la Fédération protestante, la CGT, la LCR, le MJC, le PCF, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature, les Verts …
- Cet article a été publlié dans la revue de la LDH Hommes & Libertés, N°128, oct – nov – déc 2004.
- Voir 1778