par Nedjib Sidi Moussa, publié par A Contretemps, bulletin de critique bibliographique le 2 janvier 2024.
Histoire coloniale et postcoloniale a publié le 15 septembre 2023 une page intitulée « Deux lectures décoloniales de l’œuvre d’Albert Camus » signalant la parution du livre d’Olivier Gloag, Oublier Camus, aux éditions La Fabrique, et reprenant l’article de Sarra Grira, « Algérie. En finir avec le mythe Camus », paru d’abord dans la revue Orient XXI. Ces deux articles très critiques vis-à-vis de Camus ont suscité une réponse de la part de Faris Lounis et Christian Phéline. Notre site propose de nombreux textes sur les engagements et le rôle d’Albert Camus dans le contexte de l’Algérie coloniale et à tel ou tel moment de la guerre d’indépendance. Le débat se poursuit avec cette recension très critique du livre d’Olivier Gloag par Nedjib Sidi Moussa. Ce dernier est politiste et historien. Son dernier ouvrage paru est Histoire algérienne de la France: une centralité refoulée, de 1962 à nos jours (PUF, 2022).
Comment faire pour oublier
« La raison voudrait chasser parfois notre pensée
Lequel de nous n’a pas rêvé de perdre la mémoire
Pourtant il faut souvent, bâtir avec nos souvenirs
L’avenir »
Dalida, « Comment faire pour oublier », 1971
Sur Olivier Gloag, Oublier Camus, préface de Fredric Jameson, La Fabrique, 2023, 154 p.
Au cours des derniers mois, plusieurs amis m’ont demandé mon avis au sujet de l’essai de Gloag sur Camus. Mais duquel parlaient-ils ? Si j’avais bien eu l’occasion de lire l’ouvrage signé Oliver Gloag et intitulé Albert Camus. A Very Short Introduction (Oxford University Press, 2020), je ne m’étais pas précipité sur celui d’Olivier Gloag, Oublier Camus. Sans la sollicitation amicale d’À contretemps, je n’aurais certainement pas pris la peine de rédiger la présente recension…
Autant dire les choses : quand Oliver écrit pour des étudiants anglophones, l’universitaire – Associate Professor of French and Francophone Studies (University of North Carolina) – atténue ses sentiments anticamusiens et accorde une plus grande attention à l’homme ainsi qu’à son œuvre (ce qui n’empêche ni les inexactitudes ni les omissions) ; en revanche, quand Olivier écrit pour des activistes francophones, le pamphlétaire donne libre cours à son tropisme sartrien pour céder au règlement de comptes et flatter un lectorat conquis d’avance.
Oublier Camus est un livre décevant. On attendait d’O. Gloag des arguments plus solides, une lecture plus rigoureuse des textes, un plus grand respect pour l’histoire (culturelle, politique ou sociale, en France comme en Algérie). Précisons : le problème n’est pas la critique de Camus – voire sa détestation, qui prévaut dans certains cercles – mais plutôt ce qui la fonde. En effet, tant sur la forme que sur le fond, l’essai cristallise tous les travers d’une certaine « radicalité » : ignorance, suffisance, outrance. De vieilles rengaines maquillées d’expressions à la mode. Bref, la misère postmoderne.
Dès la préface de Frederic Jameson – Professor of Comparative Literature (Duke University) –, le lecteur est induit en erreur : « En lisant ce livre, vous constaterez que ses critiques visent moins Camus lui-même que sa canonisation mainstream ; et, par-dessus le marché, la canonisation de son image plutôt que de son œuvre (p. 8). » Or, dans son essai, O. Gloag ne consacre guère plus que quelques lignes au problème de la « canonisation », et encore d’une façon tout à fait impressionniste. Loin de l’ambivalence suggérée dans son premier ouvrage, l’auteur se complaît à brosser le portrait d’un Camus réduit à une caricature de pied-noir : impérialiste, machiste et raciste.
Dans son introduction, O. Gloag est pris en flagrant délit de malhonnêteté intellectuelle. Selon lui, Camus « veut maintenir l’inégalité entre colonisés et colons » (p. 16). Il s’appuie pour cela sur un article intitulé « La spéculation contre les lois sociales » (Alger Républicain, 12 octobre 1938) dont il ne cite aucun extrait puisqu’il se contente de paraphraser et d’interpréter le texte pour mieux soutenir sa thèse :
« Camus relève que le salaire des pieds-noirs a augmenté de 20 %, alors que celui des Algériens a augmenté de 60 %. Notons ce qui ne choque pas Camus : le détail du salaire horaire des uns et des autres – les Algériens gagnant, après les grèves, 2,30 F de l’heure et les pieds-noirs 7,20 F. Camus ne remet pas cette injustice criante en cause, au contraire il la prend comme donnée absolue dans ses calculs – c’est l’acceptation de l’axiome impérial : les Européens gagnent plus que les Algériens, à travail égal (p. 16). »
Pourtant, si l’on se rapporte à l’article de Camus – ce qui n’est pas bien difficile, il suffit d’aller sur Gallica pour lire sa prose journalistique : « Albert Camus dans Alger Républicain » –, on y lit ce passage :
« La hausse des salaires a donc un peu amélioré la situation du travailleur indigène. Mais lorsqu’il s’agit d’un homme qui gagnait 11 frs 20 par jour, on sent bien qu’une amélioration de cet ordre n’est encore qu’un pis-aller. »
Il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres mais, d’entrée de jeu, O. Gloag expose sa méthode : référence tronquée, extrapolation douteuse et condamnation définitive. Fermez le ban. Les lecteurs honnêtes pourront se demander si Camus accepte « l’axiome impérial » comme le prétend l’universitaire-pamphlétaire… Mais il faudra d’abord respecter les faits et les textes – sans parler du contexte – au lieu de se livrer à ce jeu de massacre dont personne ne sortira indemne.
Dans le premier chapitre – intitulé « Pour un colonialisme à visage humain » – O. Gloag fait mine de s’appuyer sur l’historien Charles-Robert Ageron pour asséner :
« Désigner les colons comme des “Algériens” constituerait donc une forme de spoliation. Aujourd’hui, il existe encore des commentateurs pour décrire Camus comme “écrivain algérien” : ces termes trahissent une nostalgie pour une époque où la colonisation allait de soi (p. 19). »
L’expression de son courroux – qui contribue, au passage, à jeter par-dessus bord toute possibilité de rendre compte avec subtilité de l’usage paradoxal de catégories historiques ou actuelles (cf. l’article de la sociologue Maïlys Kydjian paru en 2019 dans la revue Mots] – s’explique sans doute par une note de fin d’ouvrage où une pique est adressée au journaliste et écrivain Kamel Daoud, qui avait défrayé la chronique en 2016, accusé de revendiquer Camus comme « écrivain algérien » (p. 144). Mais est-ce bien le seul ?
En 2003, Ali Yédes – Associate Professor of French Language and Literature (Oberlin College) – faisait paraître chez L’Harmattan un ouvrage intitulé Camus l’Algérien. Plus près de nous, Alek Baylee Toumi – Associate Professor of French (University of Wisconsin) – écrivait l’article « Albert Camus, l’Algérien. In Memoriam », paru en 2010 dans la revue Nouvelles études francophones. L’énumération pourrait se poursuivre, mettant en lumière les débats et interprétations contradictoires propres au milieu académique – plus particulièrement en études littéraires et francophones –, mais le plus important en la matière reste sans doute le jugement de ses contemporains.
Dans son Journal (Le Seuil, 1962), Mouloud Feraoun écrivait le 18 février 1957 : « J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui, mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un passeport (p. 205). » De la même manière, dans son édition datée de mai 1960, l’organe du Mouvement national algérien (MNA) dirigé par Messali Hadj, La Voix du Peuple, relayait, dans sa « Revue de la presse », le point de vue de Camus, « ce grand écrivain algérien », favorable à un règlement pacifique de la guerre d’Algérie et au mot d’ordre de « table ronde ». Sans doute cette inclusion du mouvement indépendantiste était-elle tactique, à un moment où le MNA était en perte de vitesse – conception exclusive de la nation –, mais elle n’en demeurait pas moins importante.
Évidemment, une telle caractérisation ne faisait pas l’unanimité, avant ou après l’accession de l’Algérie à l’indépendance, comme le rappelle le recueil Alger 1967 : Camus, un si proche étranger, présenté par Agnès Spiquel (El Kalima, 2018). La sympathie ou, au contraire, l’hostilité à l’égard de l’écrivain mettent en lumière les clivages parmi les intellectuels et nationalistes algériens – les intellectuels pouvant être tout à fait nationalistes – au sujet de l’autonomie des artistes, de la conception de la nation algérienne et, plus largement, de la possibilité d’ériger une société pluraliste – par-delà l’opposition de Camus à une indépendance sous l’égide du Front de libération nationale (FLN). Or, en prenant fermement position contre l’algérianité de Camus, O. Gloag s’aligne de fait sur les options les plus conservatrices et rétrogrades – un paradoxe récurrent chez de nombreux intellectuels de la gauche « occidentale », devenus les alliés paradoxaux de la droite « orientale » en raison d’un anti-impérialisme parfois nourri de bons sentiments, mais souvent basé sur une méconnaissance des sociétés colonisées puis décolonisées dont l’histoire longue ne se réduit pas au seul rapport conflictuel avec l’impérialisme occidental.
Aveuglé par son irrésistible envie de redresser des torts, O. Gloag confirme à plusieurs reprises qu’il ne maîtrise pas son sujet. Sa mauvaise foi l’amène à expliquer la démission de Camus du Parti communiste algérien (PCA), en 1937, par le changement de stratégie de l’organisation qui prendrait alors « le chemin d’un soutien à l’indépendance » (p. 26). Pour appuyer cette idée, l’auteur cite un extrait d’un entretien avec Henri Alleg – paru en 1998 dans la revue Mots –, qui ne portait visiblement par l’écrivain dans son cœur. Pourtant, si l’on se réfère à la notice biographique de Camus, rédigée par l’historien René Gallissot et mise en ligne sur le site du Maitron, nous découvrons une version bien différente :
« Car Albert Camus est exclu du Parti en octobre-novembre 1937 par une procédure laborieuse qui reprend en main ou plutôt démantèle “la cellule des intellectuels”. Il semble essentiellement qu’il manifestait son opposition à l’outrance de la ligne communiste appliquée alors par l’envoyé du parti français qui était Robert Deloche et le jeune secrétariat algérien promu lors de la transformation de l’ancienne Région d’Algérie en Parti communiste algérien où rivalisent Benali Boukort et Amar Ouzegane.
La divergence portait sur deux points ; Camus était rétif devant les appels à la défense nationale et à la célébration de l’armée, et conservait des positions pacifistes sinon antimilitaristes voisines des inclinations de courants intellectuels socialistes trotskisants comme les réticences en France des surréalistes et de l’avant-garde du théâtre militant autour de Jacques Prévert, par exemple ; cette orientation pacifiste était largement présente en outre dans le syndicalisme enseignant. D’autre part, Albert Camus rejetait l’assimilation au fascisme – que pratique outrageusement le Parti communiste algérien – du Parti du peuple algérien, le PPA créé au printemps 1937 par Messali qui venait d’être arrêté et inculpé en Algérie (août 1937). Le PCF et le PCA applaudissent à la dissolution de l’Étoile nord-africaine à la fin janvier 1937. Des altercations opposaient messalistes et communistes qui continuaient cependant à cohabiter dans le mouvement syndical CGT. »
Nous sommes là aux antipodes de la version propagée par les adversaires staliniens de Camus et leurs épigones de la gauche autoritaire… Mais les faits sont têtus.
Dans sa lecture unilatérale, O. Gloag accuse même l’écrivain de « vouloir intensifier la colonisation » (p. 31) après la répression sanglante de mai-juin 1945 dans le Nord-Constantinois qui a tourné au massacre. Pour cela, il mentionne un article paru le 23 mai 1945 dans Combat, intitulé « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine », et dans lequel Camus chercherait à convaincre ses lecteurs « du bien-fondé du colonialisme ». La malhonnêteté est ici à son comble puisque dans ce texte – librement consultable sur Gallica : « Albert Camus dans Combat » –, Camus y affirme :
« Devant les actes de répression que nous venons d’exercer en Afrique du Nord, je tiens à dire ma conviction que le temps des impérialismes occidentaux est passé. »
Après avoir donné raison au nationaliste Ferhat Abbas, en se référant à sa brochure J’accuse l’Europe, parue en 1944, Camus ajoute :
« Aujourd’hui, les hommes libres de cette Europe ont la victoire, ils ont arrêté un moment le terrible cours de cette décadence. Ils veulent maintenant renverser l’histoire. Et ils le peuvent assurément, s’ils y mettent le prix du sacrifice. Mais ils ne feront cette révolution que s’ils la font totalement. Ils ne sauveront l’Europe de ses démons et de ses dieux lâches que s’ils libèrent tous les hommes qui dépendent de l’Europe. »
Libre à chacun d’apprécier s’il s’agit là de l’affirmation de principes anticolonialistes ou, au contraire, d’une déclaration appelant à « intensifier la colonisation »…
Dans le second chapitre – intitulé « Représentations coloniales » – O. Gloag s’en prend à l’ouvrage controversé de Michel Onfray, L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus (Flammarion, 2012) dont il dénonce, à raison – même si cela ne manque pas de piquant –, le caractère manipulatoire (p. 38). Dans ce cas précis, l’auteur chercher à opposer « la couverture favorable de la part de la grande presse française » et la « critique algérienne », passant sous silence les réfutations émanant du milieu anarchiste, comme celle de Lou Marin – qui a publié l’anthologie Albert Camus et les libertaires. 1948-1960 (Egrégore, 2008) – parue le 2 févier 2012 dans Le Monde libertaire ou celle de Floréal, mise en ligne le 7 mars 2012, ou encore celle d’Albert Gadjo, publiée sur À contretemps, n° 43, juillet 2012.
En l’occurrence, la « critique algérienne » valorisée par O. Gloag émane de Mohammed Yefsah, plus précisément de son article « L’imposture Onfray » paru le 22 août 2012 dans La Tribune et repris sur le site d’Ahmed Bensaada tel que mentionné en note (p. 146). Or, l’extrait cité dans Oublier Camus invite le lecteur à penser que les opposants au régime algérien critiqueraient l’écrivain nobélisé, contrairement à ses défenseurs, à l’instar de Yasmina Khadra, « représentant officiel d’une institution algérienne » (p. 39). S’il est vrai que Y. Khadra dirigeait alors le Centre culturel algérien à Paris – nommé en 2007, il en sera limogé sept ans plus tard –, le clivage présenté par O. Gloag est factice, d’autant qu’A. Bensaada, qui figure parmi les rares « intellectuels algériens » cités en référence (pp. 39 et 146), s’est livré à une odieuse activité de dénonciation et de diffamation à l’encontre de personnalités pendant le hirak, propageant des thèses confusionnistes et conspirationnistes, justifiant la répression du mouvement populaire par le régime militaro-policier. Si O. Gloag s’intéressait à la société algérienne de nos jours – et pas seulement aux polémiques du moment colonial –, sans doute aurait-il évité une telle erreur. En outre, l’article de M. Yefsah, plus subtil que la prose d’O. Gloag, répondait d’abord à l’entretien de M. Onfray accordé à Hamid Zanaz – auteur d’un essai, lui aussi controversé, L’Impasse islamique (Éditions libertaires, 2009), préfacé par M. Onfray –, publié le 10 août 2012 dans El Watan, sur fond de polémique relative à l’exposition consacrée à Camus, prévue en 2013, et dont M. Onfray devait en être le commissaire, après l’éviction de l’historien Benjamin Stora.
Inévitablement, O. Gloag convoque la fameuse phrase de Camus – « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » –, prononcée durant une conférence de presse, le 12 décembre 1957 à Stockholm, pour mieux asséner, péremptoire : « Ainsi, ce refus du mouvement historique vers la décolonisation qu’il sait inévitable fait de Camus une figure baudelairienne : dernier grand écrivain colonial, il est à rebours de l’Histoire (p. 42). » Nous connaissons cette déclaration notamment grâce à l’article du correspondant du Monde, daté du 14 décembre 1957. Interpellé par un représentant du FLN, Camus, lauréat du Prix Nobel de littérature, affirme :
« Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »
On comprend que c’est d’abord le problème du terrorisme – en particulier celui dirigé par des groupes du FLN contre les civils européens – qui préoccupe Camus dont la mère vit toujours à Alger. C’est donc une opposition à un moyen injuste – à savoir le recours à la violence indiscriminée – et non à une cause juste – la décolonisation – qui est ici mise en exergue, même si l’écrivain ne se prononcera jamais pour l’indépendance, ce qu’on pourra toujours lui reprocher sans pour autant mésinterpréter ses propos. D’ailleurs, dans une lettre adressée au Monde, publiée dans l’édition du 19 décembre 1957, Camus exprime même sa compassion sincère pour le militant qui l’avait apostrophé :
« Je voudrais encore ajouter, à propos du jeune Algérien qui m’a interpellé, que je me sens plus près de lui que de beaucoup de Français qui parlent de l’Algérie sans la connaître. Lui savait ce dont il parlait, et son visage n’était pas celui de la haine mais du désespoir et du malheur. Je partage ce malheur, son visage est celui de mon pays. C’est pourquoi j’ai voulu donner publiquement à ce jeune Algérien, et à lui seul, les explications personnelles que j’avais tues jusque-là et que votre correspondant a fidèlement reproduites d’autre part. »
Mais tout cela ne va pas dans le sens de la démonstration d’O. Gloag qui expose, dans ce chapitre, ce qu’il y a de pire dans la critique littéraire en se livrant à des interprétations sidérantes de l’œuvre littéraire de Camus, négligeant le travail – certes moins tapageur – des meilleurs connaisseurs du sujet à l’instar d’Alice Kaplan, Looking for the Stranger (The University of Chicago Press, 2016), Jeanyves Guérin, Dictionnaire Albert Camus (Robert Laffont, 2013). Ainsi, à rebours des spécialistes et des contemporains de l’écrivain – comme André Julien dans Le Libertaire, Maurice Nadeau dans Combat ou Marcel Péju dans Franc-Tireur –, O. Gloag propose une « nouvelle lecture » de La Peste (Gallimard, 1947), en avançant, sans démonstration convaincante : « La peste ce n’est pas l’Allemagne ou les Allemands, c’est la résistance du peuple algérien à l’occupation française – phénomène intermittent mais inéluctable, qui s’assimile à une maladie mortelle du point de vue des colons (p. 48). » Reductio ad coloniam… Tel est le travers de certains tenants des études postcoloniales ou du courant décolonial qui prétendent réinventer la science sur la base d’une distorsion des faits.
Dans le troisième chapitre – intitulé « Sartre et Camus, inséparables » – O. Gloag cherche à mettre en exergue la relation ambivalente entre les deux intellectuels en remontant au compte rendu de La Nausée (1938, Gallimard), paru le 20 octobre 1938 dans Alger Républicain. L’essayiste souligne principalement les « réflexions négatives » de Camus, anticipant ainsi, d’une façon tout à fait anachronique, la rivalité entre les deux auteurs, l’expliquant même par un hypothétique « ressentiment de classe envers Sartre » éprouvé par Camus – splendide inversion accusatoire dans la mesure où l’écrivain s’exposera au mépris de classe de l’intelligentsia parisienne. Pourtant, et sans surprise, O. Gloag fait l’impasse sur la conclusion fort positive de la recension :
« Au reste, c’est ici le premier roman d’un écrivain dont on peut tout attendre. Une souplesse si naturelle à se maintenir aux extrémités de la pensée consciente, une lucidité si douloureuse, révèlent des dons sans limites. Cela suffit pour qu’on aime La Nausée comme le premier appel d’un esprit singulier et vigoureux dont nous attendons avec impatience des œuvres et des leçons à venir. »
Mais O. Gloag n’est pas à une manipulation près. Dans le même chapitre, toujours à la gloire de Sartre – et au détriment de Camus –, la série de huit articles parus dans Combat, entre le 19 et le 30 novembre 1946, sous le titre « Ni victimes ni bourreaux » est étrangement interprétée comme le « refus de choisir entre la violence des colonisateurs et la contre-violence des colonisés » (p. 72). Là encore, le contresens est total. En l’occurrence, Camus mentionne trois régimes politiques – Russie, Espagne et États-Unis (19 novembre 1946) –, refuse par principe « la légitimation du meurtre » (20 novembre 1946), souligne la « crise de conscience du socialisme français » (21 novembre 1946), interroge la notion de révolution face à la Guerre froide (23 novembre 1946), esquisse les contours d’un « ordre universel » adossé à une « démocratie internationale » (26 novembre 1946), plaide en faveur de « l’abolition générale de la peine de mort » (29 novembre 1946), pour enfin défendre « le dialogue et la communication universelle entre les hommes » (30 novembre 1946). En réalité, la question coloniale est tout à fait marginale par rapport aux enjeux soulevés par la rivalité américano-soviétique et n’apparaît explicitement que dans un paragraphe de la chronique datée du 27 novembre 1946 :
« Le choc d’empires est déjà en passe de devenir secondaire par rapport au choc des civilisations. De toute part, en effet, les civilisations colonisées font entendre leurs voix. Dans dix ans, dans cinquante ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question. Autant donc y penser tout de suite et ouvrir le Parlement mondial à ces civilisations, afin que sa loi devienne vraiment universelle, et universel l’ordre qu’elle consacre. »
Une fois de plus, O. Gloag induit les lecteurs en erreur en analysant ce texte comme s’il exprimait la volonté de « maintenir dans le giron colonial » (p. 73) les peuples subjugués par l’impérialisme occidental, au lieu d’y voir une critique du fonctionnement de l’ONU et le souhait de faire triompher un ordre véritablement universel qui ne soit pas soumis aux desiderata des deux « Grands » afin de conjurer le spectre d’une troisième guerre mondiale où l’on emploierait l’arme nucléaire. Or, en cherchant avec une maladresse insistante à réduire l’intervention et la pensée de Camus à la seule question coloniale – notamment dans sa série « Ni victimes ni bourreaux », d’une portée bien plus générale –, O. Gloag passe complètement à côté de son sujet.
Dans sa lecture de L’Homme révolté (Gallimard, 1951), O. Gloag récidive en mentionnant la critique acerbe de Francis Jeanson parue dans Les Temps modernes. Mis en opposition avec Camus, Jeanson est présenté comme un futur « acteur du combat métropolitain pour l’indépendance algérienne aux côtés du FLN » (p. 82), ce qui est correct, à ceci près que son engagement anticolonialiste pour l’organisation qui monopolisera la cause nationaliste s’exprimera aussi par la calomnie à l’égard de son rival, le MNA, notamment dans le livre coécrit avec son épouse Colette, L’Algérie hors la loi (Le Seuil, 1955). Ce livre fera réagir, entre autres, Yves Dechézelles – ami de Camus et avocat de Messali – qui, dans une « lettre ouverte » parue au début de l’année 1956 dans La Vérité et La Révolution prolétarienne, exprimera sa stupeur face à la partialité et aux « grosses atteintes à la vérité » qui caractérisent l’ouvrage des Jeanson. Deux ans plus tard, suite à l’assassinat par le FLN, à l’automne 1957, d’Embarek Filali – bras droit de Messali et cofondateur, en 1937, du Parti du peuple algérien (PPA) – dont F. Jeanson n’hésitera pas à salir l’honneur dans le premier numéro de La Giguë, obligeant Dechézelles à répondre dans un article intitulé « L’infamie » et paru en mars 1958 dans La Commune, organe du Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière (CLADO) :
« Quant à l’intégrité intellectuelle, il y a longtemps que M. Francis Jeanson ne fait plus illusion. Il a pris bruyamment parti dans le grave et douloureux conflit qui oppose le FLN et le MNA ; c’était et cela demeure son droit.
Mais pour un homme qui avait la prétention dans son livre “L’Algérie hors-la-loi” de faire l’historique de la Révolution Algérienne, la passion ne justifiait ni l’erreur, ni la déformation systématique des faits, encore moins leur falsification. »
Comme un troublant écho du passé, la méthode Jeanson ressemble à s’y méprendre à la méthode Gloag dans la rivalité surjouée par nos contemporains entre Camus et Sartre… Mais en se limitant aux Temps modernes, Oublier Camus ne mentionne guère la réception favorable de L’Homme révolté dans la presse de gauche, comme les articles de Jane Albert-Hesse dans Franc-Tireur, Georges Fontenis dans Le Libertaire, ou encore Jacques Muglioni dans La Révolution prolétarienne. Car il s’agit de forcer le trait et de relire l’histoire – mais aussi interpréter notre présent – à travers le conflit du début des années 1950 quitte à effacer ou minorer les convergences pourtant avérées. O. Gloag décrète ainsi que « Camus et Sartre sont donc paradoxalement devenus inséparables : ils représentent des pôles opposés dans les débats fondamentaux sur le racisme et l’oppression sociale sous toutes ses formes (p. 85). » Si tel était le cas, comment comprendre que Jean-Luc Mélenchon, le fondateur de la France insoumise (LFI) – formation favorablement mentionnée par O. Gloag dans une interview accordée à Jeune Afrique –, fasse si souvent référence à Camus, en l’associant, à l’occasion à Sartre ? En l’espèce, le manichéisme méthodologique, couplé à l’éviction des sources jugées moins prestigieuses selon une certaine conception de l’histoire culturelle, ne rendent pas service à la compréhension des débats politiques et intellectuels en France. Pourquoi ne pas avoir évoqué « l’Appel à l’opinion internationale » paru le 24 décembre 1947 dans Gavroche ? Ce texte – un modèle du genre qui synthétise les meilleures conceptions du socialisme et de l’internationalisme de son temps –, cosigné par Camus, Sartre, ainsi qu’une dizaine d’autres intellectuels de la gauche française stipulait notamment :
« Si l’on est décidé à apporter une solution aux problèmes nationaux, il est nécessaire de la chercher dans le cadre d’une organisation internationale et si l’on veut établir cette organisation, il faut savoir qu’elle requiert une révolution socialiste et le remplacement de la propriété privée par la propriété collective réelle. En outre, comme cette Europe qui doit se faire comprend en elle plusieurs empires coloniaux, il va de soi que l’émancipation des classes ouvrières, qui est le but et le moyen de la Révolution, n’aurait aucun sens sans l’émancipation parallèle des masses colonisées. »
Dans le quatrième chapitre – intitulé « L’anti-Sartre » –, O. Gloag se livre aux mêmes interprétations hasardeuses et obsessionnelles de l’œuvre de Camus, plus particulièrement La Chute (Gallimard, 1956), L’Exil et le Royaume (Gallimard, 1957) et Le Premier Homme (Gallimard, 1994). Ce sont certainement les pages les moins intéressantes du livre. Allons directement au dernier chapitre – intitulé « Réceptions » – dans lequel l’auteur déploie ses talents de truqueur. O. Gloag cherche à montrer que Camus n’aurait pas toujours cherché à empêcher les exécutions d’indépendantistes algériens condamnés à mort. Pour ce faire, il cite un extrait du récit de Gisèle Halimi, Le Lait de l’oranger (Gallimard, 1988), qui semble aller dans ce sens : « Ce jour-là, il me refusait toute aide. Brièvement et sans fioritures. » La cause semble tellement entendue qu’il prend bien soin de souligner ce refus. Pourtant, si O. Gloag avait pris la peine de poursuivre la lecture de ce passage, il aurait eu l’honnêteté de reconnaître que Camus a finalement donné son accord à Halimi qui plaidait, aux côtés de Dechézelles – chez qui elle rencontre l’écrivain à l’été 1956 –, en faveur de Badèche Ben Hamdi, orthographié dans son récit Mohammed Ben Hamdi, accusé d’avoir assassiné Amédée Froger, porte-voix des ultras « Algérie française », le 28 décembre 1956 à Alger – on peut lire à ce propos l’historienne Sylvie Thénault, Les Ratonnades d’Alger, 1956 (Le Seuil, 2022). Cet attentat, fomenté par un réseau messaliste, ne sera pas revendiqué par le MNA en raison des divisions de l’organisation nationaliste et des manifestations racistes qui ont suivi cette action.
Cet épisode, sciemment biaisé par O. Gloag, lui permet d’écrire que « l’opposition de Camus à la peine de mort est donc conditionnelle : il ne veut pas intervenir pour ceux qu’il considère comme terroristes (p. 117). » C’est là un nouveau raccourci pour le moins douteux car il suffit de se pencher sur les écrits et les démarches de Camus pour infirmer ou nuancer ce propos. En effet, dans une lettre adressée le 25 mars 1955 au militant trotskiste Daniel Renard, l’écrivain adhère au Comité pour la libération de Messali Hadj et des victimes de la répression, sans s’interdire d’exprimer sa réprobation du terrorisme :
« Vous pouvez du moins, dans votre action actuelle, utiliser mon nom chaque fois qu’il sera question de faire libérer des militants arabes ou de les mettre à l’abri des répressions policières. Mais dans la mesure où mon opinion peut intéresser nos camarades arabes, je compte sur vous pour leur faire savoir que je désapprouve totalement le terrorisme qui touche aux populations civiles. (J’ai la même opinion du contre-terrorisme naturellement.) Le seul résultat de ces méthodes aveugles est en effet, j’ai pu le constater, de renforcer puissamment la réaction colonialiste et de réduire à l’impuissance les français libéraux dont la tâche est aujourd’hui de plus en plus difficile. »
Cette prise de position, énoncée quelques mois avant l’Appel pour une trêve civile en Algérie – qui ne semble guère intéresser O. Gloag –, et à travers lequel Camus cherchait à « assurer la protection de civils innocents » dans un contexte de montée aux extrêmes, est conforme aux principes défendus par Camus qui était déjà intervenu pour dénoncer la répression colonialiste, avant le déclenchement de l’insurrection le 1er novembre 1954, par exemple à l’occasion du procès des membres de l’Organisation spéciale, la branche paramilitaire du mouvement messaliste. Le « grand écrivain » – rangé, pour la circonstance, parmi les « personnalités démocratiques françaises », dont Claude Bourdet et André Mandouze – avait alors adressé au président du tribunal de Blida une lettre dont un extrait sera publié dans L’Algérie libre, le 8 novembre 1951 :
« On peut au moins dire, en effet, en ce qui concerne les hommes qui sont devant vous qui risquent de douloureuses condamnations que, s’il est possible un seul instant de soupçonner qu’ils aient pu être victimes de détention arbitraire ou de sévices graves, dès cet instant, ils nous faut souhaiter de toutes nos forces que la Justice de notre pays refuse de sanctionner si peu que ce soit, par une condamnation, des actes si intolérables. La cause de la France en ce pays, si elle veut garder un sens et un avenir, ne saurait être que celle de la justice absolue. Et la justice, en cette occasion, pour être absolue, ne peut se passer de certitudes absolues. Et une accusation qui aurait eu la faiblesse de s’appuyer sur des sévices policiers jetterait immédiatement un doute sur la culpabilité qu’elle prenait à charge, pourtant, de démontrer. »
De même, l’écrivain réagira, dans une lettre parue dans Le Monde daté des 19 et 20 juillet 1953, au massacre des travailleurs algériens à Paris, et qui sera notamment exhumé par l’ouvrage de Maurice Rajsfus, 1953, un 14 juillet sanglant (Agnès Viénot, 2003) :
« Quand on constate encore que la plupart des journaux (le vôtre est parmi les exceptions) couvrent du nom pudique de “bagarres” ou d’ “incidents” une petite opération qui a coûté sept morts et plus d’une centaine de blessés, quand on voit enfin nos parlementaires, pressés de courir à leurs cures, liquider à la sauvette ces morts encombrants, on est fondé, il me semble, à se demander si la presse, le gouvernement, le Parlement, auraient montré tant de désinvolture dans le cas où les manifestants n’auraient pas été Nord-Africains, et si, dans ce même cas, la police aurait tiré avec tant de confiant abandon. Il est bien sûr que non et que les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n’ose pas dire son nom. »
Évidemment, ces prises de position ne cadrent pas avec la grille d’analyse d’O. Gloag. Autant les occulter : c’est plus commode. L’essayiste préfère aller sur un terrain qu’il pense plus favorable à sa thèse mais qui trahit une fois de plus son ignorance en la matière. Ainsi, l’auteur avance, au sujet de la « torture de militants indépendantistes par l’État français via son armée » (p. 122), qu’il s’agit d’une « pratique dont Camus ne parle pas, qu’il refuse de condamner publiquement ». L’écrivain s’en était pourtant expliqué dans l’avant-propos à ses Chroniques algériennes (Gallimard, 1958) dont il faut citer le long passage suivant pour en saisir la portée et les limites :
« Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus injustifiable chez l’adversaire ? À cet égard, on doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert à rien, qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. Finalement, ces beaux exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie. Ce ne sont pas des méthodes de censure, honteuses ou cyniques, mais toujours stupides, qui changeront quelque chose à ces vérités. Le devoir du gouvernement n’est pas de supprimer les protestations même intéressées, contre les excès criminels de la répression ; il est de supprimer ces excès et de les condamner publiquement, pour éviter que chaque citoyen se sente responsable personnellement des exploits de quelques-uns et donc contraint de les dénoncer ou de les assumer.
Mais, pour être utile autant qu’équitable, nous devons condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme appliqué par le FLN aux civils français comme, d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer. Sous la forme où il est pratiqué, aucun mouvement révolutionnaire ne l’a jamais admis et les terroristes russes de 1905, par exemple, seraient morts (ils en ont donné la preuve) plutôt que de s’y abaisser. On ne saurait transformer ici la reconnaissance des injustices subies par le peuple arabe en indulgence systématique à l’égard de ceux qui assassinent indistinctement civils arabes et civils français sans considération d’âge ni de sexe. Après tout, Gandhi a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable. Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant.
Je n’ai jamais cessé de dire, on le verra dans ce livre, que ces deux condamnations ne pouvaient se séparer, si l’on voulait être efficace. C’est pourquoi il m’a paru à la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en même temps que ceux qui ont très bien digéré Melouza ou la mutilation des enfants européens. Comme il m’a paru nuisible et indécent d’aller condamner le terrorisme aux côtés de ceux qui trouvent la torture légère à porter. La vérité, hélas, c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès. Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances. »
Les lecteurs honnêtes l’auront compris : non seulement Camus parle de la torture mais il la dénonce également en répondant à ceux qui la défendent au nom de l’efficacité. Or, loin de s’en tenir là, il réprouve dans le même mouvement la censure et réitère sa condamnation du terrorisme en s’appuyant sur deux exemples historiques (populisme russe et anticolonialisme indien) pour mieux inscrire sa réprobation dans une perspective résolument émancipatrice. À ce rappel de principes cardinaux s’ajoute la dénonciation de l’hypocrisie en vigueur chez les intellectuels et militants de la gauche française qui, tout en s’opposant à la torture exercée par les autorités françaises, demeuraient néanmoins silencieux face aux atrocités perpétrées par des éléments du FLN, comme ce fut le cas lors du massacre de Melouza-Beni Illemane dirigé fin mai 1957 contre des sympathisants du MNA. À l’époque, en dehors de la minorité anticolonialiste favorable aux messalistes, seule une dizaine d’ « adversaires du gouvernement », parmi lesquels Robert Barrat et Jean Daniel, osa interpeller les indépendantistes dans un texte relayé en juin 1957 dans La Révolution prolétarienne :
« Sans remettre en question les positions qu’ils ont pu prendre sur le fond politique du problème algérien – et notamment sur la nécessité de mettre fin par une négociation rapide au véritable massacre d’innocents qu’est devenue la guerre d’Algérie – ils lancent un appel instant aux dirigeants du FLN et de l’ALN pour que ceux-ci désavouent publiquement de pareils procédés de combat et mettent tout en œuvre pour qu’il y soit définitivement renoncé. »
Or, ce climat n’est guère retranscrit dans Oublier Camus qui, faisant abstraction des rapports de forces en perpétuelle évolution dans le champ politico-médiatique français, empêche de saisir la valeur des prises de parole détachées de leur contexte d’énonciation. C’est sans doute pourquoi il vaut mieux « relire vraiment Camus », et sans doute oublier Gloag au passage, pour comprendre le drame qui s’est joué au siècle dernier sur le dos des plus démunis – on ne soulignera jamais assez la violence hypocrite des guerres « françaises » menées par factions « algériennes » interposées, de la lutte de libération nationale à la « guerre civile » des années 1990 – et celui qui se poursuit, aujourd’hui encore, en France, en Algérie, en Israël, en Palestine et partout ailleurs. Et c’est la raison pour laquelle il devient plus évident de se réconcilier avec Camus quand il énonce ce que peut être le rôle des intellectuels.
Pour conclure, mais sans tout à fait clore la discussion, deux pièces manquent encore au dossier comme c’est souvent le cas chez les anticamusiens comme chez les procamusiens. Contrairement aux intellectuels de la gauche française qui ont gardé le silence sur les violences fratricides entre nationalistes algériens – quand ils ne sont pas allés jusqu’à légitimer l’éviction du courant messaliste par les moyens les plus répréhensibles –, Camus a rédigé un court texte, daté d’octobre 1957 et paru dans le numéro de novembre de La Révolution prolétarienne :
« Puisque je m’adresse à des syndicalistes, j’ai une question à leur poser et à me poser. Allons-nous laisser assassiner les meilleurs militants syndicalistes algériens par une organisation qui semble vouloir conquérir, au moyen de l’assassinat, la direction totalitaire du mouvement algérien ? Les cadres algériens, dont l’Algérie de demain, quelle qu’elle soit, ne pourra se passer, sont rarissimes (et nous avons nos responsabilités dans cet état de choses). Mais parmi eux, au premier plan, sont les militants syndicalistes. On les tue les uns après les autres, et à chaque militant qui tombe l’avenir algérien s’enfonce un peu plus dans la nuit. Il faut le dire au moins, et le plus haut possible, pour empêcher que l’anticolonialisme devienne la bonne conscience qui justifie tout, et d’abord les tueurs. »
Le problème soulevé par Camus, qui évoque l’Algérie future – dont il sous-entend qu’elle peut être indépendante –, porte sur les méthodes employées au nom de sa libération – à savoir les assassinats et le terrorisme –, la place des syndicalistes – et donc de la lutte des classes : ce « post-scriptum » servira de référence au Comité de solidarité et de défense des syndicalistes algériens – ainsi que le respect des minorités – par conséquent des libertés démocratiques – dans ce processus. Ce faisant, il se retrouve du côté de la gauche pro-messaliste – ce qui est plus facile pour lui en raison du refus de la direction du MNA d’employer et de légitimer la violence contre les civils – qui publie dans ce contexte un « Appel à l’opinion », rédigé à l’initiative de Jean Cassou – relayé le 17 octobre 1957 dans La Vérité et signé par André Breton, Daniel Guérin, Edgar Morin, etc. – dans lequel nous pouvons lire :
« Il appartient, certes, aux nationalistes algériens de diriger eux-mêmes leur lutte, et nous n’avons jamais prétendu leur donner de conseils. Mais il est une forme de paternalisme aussi pernicieuse que nous rejetons : c’est celle qui consiste à approuver tout ce que font les nationalistes, quels qu’ils soient, même si leurs actes visent à des fins et usent de méthodes anti-démocratiques. »
C’est à ce genre de textes, surgis d’une époque révolue, que l’on mesure le degré de décomposition du mouvement ouvrier et révolutionnaire, ainsi que le recul de principes élémentaires dans la réflexion et l’engagement public. Car contrairement à ce qu’écrit O. Gloag, Camus n’a donc pas refusé de s’impliquer dans le conflit algérien (p. 93). Il l’a fait à maintes reprises, par les moyens qu’il jugeait les plus conformes à son éthique – même si cela peut nous paraître insuffisant ou ambivalent à bien des égards, à l’inverse du texte « La trahison permanente » de Louis Janover et Bernard Pêcheur paru en juin 1961 dans Sédition –, comme l’atteste le soutien apporté à l’appel de Jean Cassou en réponse à l’adresse de Messali du 11 juin 1959 et publié en septembre dans La Révolution prolétarienne :
« Les Français soussignés, émus par l’appel du leader algérien Messali Hadj en vue de la cessation des luttes fratricides entre Algériens et des attentats terroristes, se joignent à cet appel et protestent contre les procédés qui éloignent chaque jour davantage la conclusion de la guerre d’Algérie, l’apaisement des esprit et l’établissement des conditions meilleures et durables de vie et de progrès pour l’Algérie. »
Pour tout à fait terminer, je souhaiterais exprimer mon accord avec O. Gloag, au moins sur un point de sa conclusion – intitulée « Camus postmoderne avant l’heure –, quand il y énonce : « Oublier Camus tel qu’on nous le présente, c’est également permettre de jeter un regard plus lucide sur les faux-semblants d’une certaine gauche qui masque insidieusement son racisme et son impérialisme avec une fausse universalité, qui masque aussi la lutte de classe avec un égalitarisme de façade » (p. 140).
Je ne crois pas être le plus mal placé pour pointer les manquements d’une certaine gauche – même si je doute que nous parlions tout à fait de la même chose –, sauf qu’O. Gloag se trompe complètement quand il cible « cette gauche dont Camus est devenu l’un des emblèmes », sans toutefois avancer les noms d’organisations, de courants ou de personnalités qui auraient peut-être permis de sortir de l’équivoque. S’agit-il des militants de la Fédération anarchiste – qui, il est vrai, sont restés fidèles au souvenir de Camus, à l’instar de Maurice Joyeux qui, le 9 novembre 1978, témoigne de son amitié dans Le Monde libertaire – ou des rédacteurs de L’Humanité, qui sont les deux seules institutions de gauche mentionnées en introduction (p. 15) ? Ou alors est-ce plutôt le fait que la popularité de Camus autorise toutes sortes d’appropriations, plus ou moins fallacieuses ? Si tel avait été l’objet du livre d’O. Gloag, celui-ci aurait été salué pour avoir fait œuvre de salubrité publique. Mais en caricaturant à l’excès tous les travers de l’intelligentsia autoritaire, Oublier Camus ne contribuera en rien à l’œuvre de reconstruction exigée par cette époque réactionnaire. Et il faut s’inquiéter de sa réception élogieuse dans certains espaces politico-médiatiques francophones. Car, ainsi que l’écrivait Dechézelles, « critiquer ne veut point dire calomnier ».
Nedjib SIDI MOUSSA
24 décembre 2023.