Il y a cette Européenne qui a peut-être eu des parents égorgés dans le bled par les rebelles et qui brandit le poing sur son balcon à la France qui la méconnaît et à de Gaulle qui la chasse. Sur le mur de l’immeuble, des éclats de balles de mitrailleuse. C’est certainement à Babel-Oued, à ce moment d’abomination où l’armée française tirait sur les Européens qui assaillaient ses convois.
Je connais bien le quartier, parce que j’y ai passé une grande partie de mon enfance et de ma jeunesse. A l’école de la rue Rochambeau, j’ai joué aux noyaux d’abricots, j’ai guetté – j’ai fait la mata – quand on se battait entre nous, j’ai été au catéchisme à l’église Saint-Joseph, j’ai passé mon certificat d’études à la place qui porte toujours le nom, que personne ne connaît, Lelièvre, un officier qui commandait un fortin à Mazagran en 1840 et tint tête pendant quatre jours à quatorze mille assaillants arabes. C’est de là que je suis parti pour le séminaire de Saint-Eugène, c’est là que je suis revenu comme sous-lieutenant de tirailleurs puis comme aviateur, c’est là que mon père est mort, c’est là que ma vie plonge le plus loin dans le bonheur et dans la peine, dans les odeurs et dans les cris qui montent de la rue à travers des générations d’hommes et de femmes qui ont souffert, travaillé et espéré de guerre en guerre et d’été en été.
L’appartement de cette femme doit ressembler à celui de mes parents on se lavait à la cuisine, il y avait sur les cheminées en marbre des douilles de 75 de la guerre de Quatorze avec des fleurs d’iris martelées dans le cuivre, des photos de mariés et de premiers communiants et les vieilles images couleur sépia de ponts de paquebots où l’on contemplait encore à la loupe le profil d’un zouave à chéchia sur la nuque ou d’un artilleur à képi, sous le pavillon qui flottait au-dessus du château arrière. A chaque départ de troupes à Alger ou à Oran, des photographes professionnels installaient leurs trépieds sur les quais de la Transat ou de la Touache et prenaient des clichés qu’ils affichaient ensuite pour que chacun retrouve les siens. Je suis sûr que le carrelage de l’appartement de cette femme est le même que chez nous – des étoiles qui n’arrêtaient pas de s’enlacer et de se recouper – et qu’il y a les mêmes plantes vertes à larges feuilles lisses auxquelles personne là-bas n’a jamais su donner de nom, ou des papyrus à aigrettes, peut-être un bureau dans les tiroirs duquel d’humbles richesses sont entassées : des encriers, des stylos qui n’écrivent plus, des pinces et des tournevis, des carnets de comptes, des bâtons de cire, de vieilles pipes, des lunettes à monture de fer, des appareils à rouler les cigarettes; dans la salle à manger avec buffet Henri II et plateaux de cuivre ciselé, la suspension modern’style a été achetée aux Galeries de France. Pour le 14 juillet, du débarras qui puait parce que le compteur à gaz y était logé, on sortait les drapeaux qu’on accrochait à ce balcon où, maintenant, cette femme en peignoir, belle de force et de colère, lève le poing.
Dans l’autre main, elle tient quelque chose : une tomate qu’elle va jeter ou la pomme de terre qu’elle était en train de peler. Français, voilà ce que la France inspire! Voilà ce que sont devenus les rapports entre l’Algérie et vous! Après quoi, l’exode des pieds-noirs ne vous émeut qu’à peine. La France en a assez de l’O.A.S. qui tue aussi les instituteurs indigènes et brûle les bibliothèques comme si tout le mal venait des livres et qu’il faille détruire le meilleur. Quand, à son retour en France, mon frère entre en conflit, pour des vétilles, avec le maire de mon village, le maire lui jette à la figure : « Vous n’allez pas commander ici comme vous commandiez là-bas aux bicots… » Pendant des nuits, mon frère n’en dort pas. Lui qui a perdu la maison qu’il avait bâtie grâce à la loi Loucheur et n’a pour vivre que sa retraite de cheminot, il se demande comment on peut le considérer comme un profiteur. C’est la légende, comme cette autre fable, tout aussi atroce, qu’un bidasse a répandue, de l’eau que les colons vendaient aux soldats qui venaient les défendre. La vérité, c’est la manie des Français de se prendre pour le fin du fin et le sel de la terre, c’est de croire qu’on ne peut que les admirer, c’est ce travers qui n’appartient qu’à eux de considérer les autres comme rien, c’est cette réputation à la fois justifiée et usurpée de libérateurs. La vérité, hélas, c’est l’échec de leur suffisance devant l’Algérie, c’est cette chance écrasée, c’est ce gâchis, c’est cet amas de sentiments détruits.
La fatalité de l’Histoire
La femme du balcon, qui achève maintenant sa vie à Perpignan, à Argelès-sur-Mer ou à Lille, ne demandait rien de plus que ce qu’elle avait là-bas, autant de droits que les autres : le soleil, les martinets zigzaguant dans le ciel, l’amitié avec les Arabes mais pas plus, et chacun à sa place : chacun fêtant le mouloud ou la mouna, chacun avec ses droits à vivre sur la même terre. Ce n’était pas sa faute si les Arabes naissaient pauvres pour la plupart comme ce n’est pas sa faute si les choses ont empiré, si les Arabes sont devenus multitude et si, après avoir envoyé leurs armées conquérir l’Algérie, les Français se sont, à tort, désintéressés de tout, peut-être après avoir lu dans Le Gaulois du 17 juillet 1881 la terrible condamnation portée par Maupassant, arraché à sa peinture de la société bourgeoise de Normandie pour observer d’un oeil cruel la société d’Alger : « Alger semble l’exutoire de l’Afrique en fait de races indigènes, et l’exutoire de l’Europe en fait de race dite civilisée. Le désert y envoie sa vermine, la France y rejette tout ce qui est vieux, le monde y cache ses aventuriers. C’est le pays du casier judiciaire, le royaume des apparences plus ou moins sauvées, la patrie des tares mal dissimulées. Et vraiment, sans le connaître, je plains l’Arabe, l’Arabe des provinces, que gouvernent ces gens-là… » Maupassant ne parle pas des enfants indigènes et peut-être est-il bon de feuilleter aux Archives nationales la collection poussiéreuse de La Dépêche Algérienne pour en extraire, après des nouvelles locales de style très désuet, des réflexions comme celles-ci, datées du 22 juin 1898 : « Il y a actuellement dans les murs d’Alger une ruée de petits mesquines à peu près nus et dont le plus âgé n’est guère plus haut qu’une botte. Pendant le jour, ces arabillons vaquent dans la ville… Le soir venu, ils se blottissent dans l’angle rentrant des arcades ou contre les bornes du boulevard et, la main tendue, recroquevillés comme des chats frileux, ils implorent d’une voix dolente la pitié des passants… Aucune mesure d’assistance ou de police n’ayant été prise à l’endroit de ces gueux, les pauvres gens de la campagne, si prompts à l’abandon, sont venus bientôt, plus nombreux, jeter de nouvelles graines dans la cité hospitalière… Et voici pourquoi les places et les promenades, jusqu’aux moindres ruelles d’Alger, sont aujourd’hui peuplées de mendiants. C’est encore, au dire des philanthropes, la vache à lait française qui devrait allaiter tous ces louveteaux en attendant que leurs dents poussent? On nous permettra de penser différemment… Nous ne connaissons pas le texte légal qui fasse obligation à la France débonnaire de recevoir dans sa famille pupillaire les petits musulmans… »
Maupassant avait raison de plaindre l’Arabe : c’était bien la France qui imposait Bugeaud, le duc de Rovigo, Pélissier et Saint-Arnaud – la colonisation par le sabre et les enfumades – en même temps qu’elle empêchait peu à peu les loqueteux de mourir, leur enseignait qui elle était et, par déduction, ce qu’ils auraient dû être. Elle a su détruire les sauterelles et défricher le sol. Il ne lui a manqué que le génie de l’assimilation pour élever « les barbares » jusqu’à elle et faire d’eux des généraux et des ministres. Peut-être parce que, dans l’opinion de part et d’autre de la Méditerranée, il était établi qu’il n’y avait rien à tirer de ces gens-là et que, contrairement à ce que pensait Théophile Gautier, si l’Algérie était un pays superbe, il n’y avait que les Arabes de trop. C’est ce que j’ai appris en suçant le lait de ma mère dans l’humble ferme où j’ai vécu enfant, puis dans les rues de Bab-el-Oued, et c’est ce que Camus a mis en question chez l’homme que j’étais devenu, sans quoi, comme Psichari, je serais demeuré dans la sécurité d’âme de « la race à jamais consacrée ». Alors je me suis souvenu de Meftah, le vieux serviteur sans âge qui portait l’enfant que j’étais sur les épaules quand j’en avais assez de marcher dans les vignes avec mon oncle Jules et lui. Lorsque, dans la personne de ses descendants, Meftah s’est révolté, j’ai voulu que justice lui soit rendue. Hélas, pour les miens cela ne s’est pas fait sans de grands malheurs dont ils étaient moins responsables que les Français. Cette erreur – ou ce péché, comme disait mon professeur du séminaire – les Français l’ont commise avec le secours de l’Histoire et de ses hasards. Mais quoi, un peu plus tôt, un peu plus tard, le résultat n’eût-il pas été le même? Même si nous avions été éclairés, il serait faux de croire que nous aurions été moins sûrs de nous, moins arrogants, moins orgueilleux. Peut-être à y réfléchir, comme les Américains avec leurs Indiens, aurions-nous pu être encore plus insensibles aux humiliations que nous infligions et au malheur d’autrui. Ce n’est la faute de personne si Lyautey n’est pas né avant Bugeaud et c’est dans l’ordre naturel que les dents poussent aux louveteaux. Alors à quoi bon se lamenter? Dites donc ça à ceux qui ont tout perdu et lisons aussi dans les journaux algériens de 1958 à 1962 ces longues listes terrifiantes de Français de là-bas « lâchement assassinés » ou « tués par balle »…
Quand le lieutenant Lyautey pose le pied en Algérie à l’époque où Maupassant plaint l’Arabe, il dénonce dans des lettres à ses amis « l’ignorance, la maladresse et les préjugés » qu’il découvre. Le royaume franco-arabe a déjà été raté, le mal est fait. Ma mère m’arrache des épaules de Meftah et me déshabille pour chercher les poux que j’ai pu attraper. Le maréchal Lyautey a-t-il gardé le Maroc? Meftah nous chassera et reprendra la terre que nous aurons enrichie, et jusqu’au sable où, à force de le gratter avec ses ergots, le coq gaulois a su faire jaillir le pétrole. Si l’espérance qu’avait Michelet de voir les peuples d’Algérie entrer enfin « dans la Cité du droit » dont ils étaient exclus à été trompée, la faute en est non pas à l’Algérie mais aux Français, à qui cependant la suprême justice revient, en dernier ressort, quand ils votent, on ne sait pourquoi, l’indépendance d’une Algérie qu’ils n’ont pas su garder. Peut-être parce qu’ils en ont assez, comme on en a assez des scènes de ménage.
Il reste que, tel un brouillard doré, flottera encore longtemps le souvenir d’un bonheur immense et fulminant et d’une épopée dont ce livre illustre la destruction par étapes à travers toutes les contradictions, les serments et les parjures de l’amour.
Le rêve est passé. O Algérie…
Jules Roy