Si l’Arabe était au plus bas dans l’échelle des valeurs de la société coloniale, toute cette société était fondée sur une extraordinaire fragmentation et hiérarchisation culturelle, et reposait sur une cascade de mépris, au sens où Condorcet utilisait l’expression pour caractériser la société française de l’Ancien Régime. Comme la société française d’avant 1789, cette société était composée d’ordres, puisque les hommes naissaient et demeuraient inégaux en droits, et avaient un destin largement déterminé par leur appartenance à une communauté. On était français, en Algérie, par privilège de naissance et méme les morts ne se mélangeaient pas : il y avait les cimetières européens, les cimetières juifs et les cimetières musulmans. Comme dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, on classait les enfants à leur naissance, avec l’absurdité de toute classification de ce genre, la pratique de l’Assistance publique consistant, par exemple, en présence d’un bébé abandonné, brun comme pouvait l’être aussi bien un Maltais, un Espagnol, un Provençal ou un Arabe, à déclarer l’enfant français, selon le principe que mieux valait encore faire d’un Arabe un Français que de commettre l’erreur criminelle de faire d’un bébé français un Arabe.
Au sommet de la pyramide était le Français frais débarqué de France, le « vrai » Français. On s’amusait de sa démarche et de son maintien empruntés, on le surnommait patos (petit canard en espagnol) ou francaoui, et simultanément on l’enviait, car son geste mesuré, celui du maître à l’école, du professeur au lycée ou de l’officier à l’armée, ressemblait à la représentation que le cinéma donnait des Français de France et renvoyait à l’Européen d’Algérie sa propre image débraillée et braillarde, celle du « pied-noir « , mot inconnu des Européens d’Algérie , jusque dans les années 1950 et employé, à l’origine, par l’encadrement français de l’armée d’Afrique pour désigner les Européens du cru. Après les Français de France, venaient les Français dits « de souche », enracinés dans le pays mais jaloux de leur origine, A Constantine, une Association des provinces françaises était destinée à ce que les personnes d’origine exclusivement française métropolitaine puissent se retrouver entre elles 1. Au-dessous d’eux venaient les Français d’origine espagnole ou italienne, surnommés avec mépris par les précédents les « néo », (néo-français) ou les « cinquante-pour-cent ». Venaient ensuite les Juifs indigènes et, un peu au-dessous, les Juifs d’origine marocaine, Et tout en bas, les Kabyles, puis les Arabes, puis les Noirs du Sahara, perçus comme encore proches de leur statut d’esclave.
La force de la » hiérarchie des races » était d’avoir été acceptée, intériorisée. Dans cette société où il y avait toujours plus arabe que soi, chaque catégorie inférieure cultivait cette honte de soi qu’Albert Memmi a bien décrite. Albert Camus, élevé par une mère d’origine espagnole, n’invitait jamais chez lui ses camarades français de souche et cachait soigneusement son ascendance. La hiérarchie implicite était cimentée par un racisme en cascade dont les Espagnols (les immigrants récents étant supposés représenter un « péril étranger » dénoncé par l’Eglise en 1919) ont aussi été l’objet et qui connut un regain de vigueur sous le régime de Vichy, quand Franco revendiqua l’Oranie. Puis venait l’antisémitisme, et les Européens d’origine espagnole étaient parmi les antisémites les plus fervents 2, le ton étant donné par les partis français nationalistes, qui avaient souvent leurs faveurs, et par l’Église catholique d’Algérie, à laquelle ils étaient fortement attachés. D’une manière générale, la préférence des Européens d’Algérie allait aux partis et mouvements nationalistes de droite et d’extrême droite. La référence aux résultats du plébiscite de Napoléon III (13 850 non et 11 160 oui) relève, là encore, d’un tri flatteur de la mémoire, puisque ce vote laissait de côté les Européens étrangers et les Juifs d’Algérie, nettement plus nombreux que les Français à cette époque, plus apolitiques, dont les descendants formeront, rejoints par une immigration massive venue pour l’essentiel de l’Europe du Sud (150 000 Européens au début du second Empire et 630 000 en 1901), la grande majorité des Français d’Algérie. Ceux-ci, de tradition plutôt catholique et conservatrice, n’auront aucun attachement particulier aux valeurs républicaines, cherchant plutôt, par l’adhésion à des mouvements nationalistes, à obtenir une sorte de brevet de francisation. Les manifestations du 1er mai furent interdites à Oran entre 1919 et 1936, après que celle de 1919 eut permis à des nombreux ouvriers arabes de défiler au son des youyou. Et, par un phénomène bien connu dans l’idéologie nationaliste et xénophobe, c’est parmi les Européens pauvres qui avaient le moins de propriété personnelle, parmi ceux qui avaient le plus besoin d’oublier et de faire oublier leurs racines non françaises, que se sont trouvés les adeptes les plus viscéralement attachés à la propriété mythique de l’Algérie française.
Le racisme divisait, mais avait aussi un effet d’intégration parmi tous ceux qu’il rassemblait contre plus méprisé que soi. Face aux Musulmans qui étaient dans un rapport démographique de neuf contre un en 1954, le discours d’assimilation au coeur du processus de francisation des Européens d’Algérie, à quelques exceptions individuelles près, s’arrêtait. Par un paradoxe apparent, le racisme anti-arabe n’a jamais été la matière d’un projet politique élaboré, sauf quelques tentatives dérisoires 3. Il était pourtant constamment présent : à chaque détour du langage (un « travail arabe », un « chemin arabe », le » téléphone arabe »), dans le contact quotidien, dans la répartition de l’habitat. Mais dès que l’on abordait le domaine de l’écrit, aussi bien dans la presse que dans la littérature, ou dans le discours politique, l’Arabe était gommé, effacé, jamais ou très peu représenté. Que ce soit dans le cinéma colonial, où on entrevoyait seulement quelques djellabas en toile de fond, dans le roman colonial, tel Le Sang des races, La Cina ou Pepète et Balthazar de Louis Bertrand, qui n’avait d’yeux que pour la » race latine » forgée par les métissages méditerranéens, ou même chez Albert Camus, où l’Arabe anonyme tué dans L’Étranger est une sorte d’abstraction de colonisé, les Algériens ne semblaient pas avoir de véritable existence. Il faut aller débusquer le non-dit dans des propos apparemment peu sérieux, comme ceux du billettiste de L’Écho dAlger et de L’Écho d’Oran qui signait du pseudonyme de « Maître Ramon » et tournait en dérision les Arabes, brocardant ces ouvriers revenant de France qui avaient la prétention de danser avec les jeunes Européennes, ou encore dans des propos échappés à tel ou tel responsable comme ce général Didier qui avait dit en 1927 que les Arabes « n’étaient assurément pas des artistes et ne le seront jamais ». Mais, en règle générale, dans la société européenne, c’était le silence, l’ignorance apparente, l’invisibilité de la majorité arabe algérienne qui dominaient. Comme l’a fait remarquer Jean Pélégri, écrivain pied-noir qui vivait dans la Mitidja, « nous avons appris à regarder l’Algérien à partir du moment où il s’est révolté. Jusque-Ià, on se voyait tous les jours, mais il était une ombre qui se promenait dans le paysage ». Le principal reproche fait aujourd’hui en Algérie à l’oeuvre d’Albert Camus est d’en avoir été le reflet. Fait révélateur : les deux grands écrivains algériens de ce siècle, Albert Camus et Kateb Yacine, ne se sont jamais rencontrés.
La distinction entre les Arabes et tous les autres était le clivage fondamental de la société coloniale, même si, subjectivement, certains « petits Blancs » européens, farouchement hostiles aux grands propriétaires à la Borgeaud ou à la Blachette, pouvaient se croire anticolonialistes en étant simplement opposés aux gros colons, et même si certains, comme les responsables du parti communiste algérien (PCA), dans le prolongement du discours prononcé par Maurice Thorez à Alger en 1939, pouvaient croire au mythe d’une Algérie multiraciale, sorte de réponse au morcellement des origines diverses du peuplement par le projet d’une société utopique où chaque communauté était censée être un jour reconnue dans une égale dignité.
Quant à l’idée de « fusion des races » que l’on trouvait dès la fin du XlXe siècle, notamment dans le roman colonial, elle ne signifiait ni l’éloge d’un métissage biologique, ni celui des influences culturelles réciproques, mais impliquait toujours une inégalité entre les « races » et un rapport de subordination entre le colonisateur apportant la civilisation et les colonisés qui la recevaient avec plus ou moins de facilité. Cette notion de « fusion des races » étant étroitement liée à celle de « conquête morale » par les autorités coloniales des populations autochtones, comme l’illustre cette déclaration de Mgr Lavigerie, archevêque d’Alger, en 1867, à propos de l’ouverture des écoles européennes aux élèves indigènes : » Ces écoles doivent conserver leur caractère français et chrétien. Sans cela, nous descendrions vers eux au lieu de les faire monter vers nous, comme c’est notre devoir et le but de notre conquête algérienne. » Soixante ans plus tard, une inspectrice de l’enseignement public déclarait. « Pas d’équivalence sociale entre Français, Arabes et juifs, ce qui serait une chimère ou une unification hâtive … Il s’agit de créer lentement une harmonie entre les éléments composites de la population. » D’une façon générale, la « fusion des races » ou le « rapprochement des communautés » apparaissait comme un alignement progressif des comportements du colonisé sur ceux du colonisateur, l’école étant censée contribuer à réaliser cet alignement en rassemblant les élèves dans des établissements ethniques mixtes et en imposant une langue commune, le français.
- Comme l’a rappelé Georges Morin, lors du débat « Mémoire et histoire » du 11 mars 1992, à l’IMA.
- Michèle Villanueva a rapporté qu’elle a vécu, petite fille d’un milieu populaire, dans un quartier espagnol d’Oran, le mélange et les clivages entre les communautés : « Nos voisins de palier étaient juifs, ma famille était catholique et nous étions tout le temps ensemble. Mais néanmoins, j’ai senti,toute petite puis adolescente, que, pour les gens de mon milieu catholique d’origine espagnole, les Juifs « ce n’était pas des gens comme nous ». »
- Le Grand Parti des Français d’Algérie, en 1924.