Paris, Geuthner, 2021, 400 pages, 29 €.
La langue française adopte de nombreux mots de la langue arabe. L’auteur s’intéresse aux emprunts véhiculés dans les rues, des cités populaires aux cours d’école, en passant par la télévision. Il analyse le français colonial et notamment le jargon des troupes, le français dans les quartiers depuis les années 1960 et les mots utilisés dans le langage courant.
A propos du livre de Roland Laffitte, De l’arabe dans le français décoincé
par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net
En rédigeant son ouvrage, le linguiste Roland Laffitte n’imaginait sans doute pas qu’une médiocrissime ministre, escortée par des pamphlétaires agressifs, mettrait (pour combien de temps, avant de passer à une autre attaque) la thématique de l’islamogauchisme au cœur des débats de la société française. Ce n’est donc pas un ouvrage militant qu’il livre, mais le lecteur de ce printemps 2021 ne pourra s’empêcher de relier ce livre à l’actualité, à la triste actualité.
Un peu d’étymologie
Deux termes du titre, arabe et français décoincé, nécessitent une explication.
L’arabe, d’abord. Les linguistes ne seront pas surpris, car d’autres ouvrages de qualité ont déjà exploré ce thème, mais la synthèse de Roland Laffitte vient à point nommé pour rappeler combien cette langue a anciennement et richement imprégné le vocabulaire français. Voltaire n’a-t-il pas écrit : « l’Arabe est une langue grave, sérieuse, énergique. Oh la belle chose que la langue arabe ! »1. Quel procès lui vaudrait aujourd’hui cette phrase ?
Au centre de l’ouvrage de Roland Laffitte, sur 168 pages (pp. 135 à 303), en petits caractères, l’auteur présente un Lexique des arabismes. Chaque mot est accompagné d’une étymologie et d’un, ou souvent de plusieurs, exemple(s) d’utilisation. Ceci amène une réflexion : la volonté farouche de certains politiciens et polémistes d’évincer – certains symboliquement, d’autres physiquement – de la communauté nationale les millions de Français qui sont de culture et de tradition arabes n’est pas seulement une imbécilité pure, une impossibilité politique, mais aussi une atteinte à l’identité nationale, chère pourtant à la droite sarkozyste et à l’extrême droite. Oui, l’identité de la France a, et ce depuis des siècles, comme composante la langue arabe, que cela plaise ou non : Jean Pruvost, un autre linguiste de haute réputation, avait déjà signalé que la langue parlée dans notre pays comportait plus de mots empruntés à l’arabe qu’au gaulois. Et de loin. « Passée la douane, la caravane de chameaux déchargea fissa son fardeau sur la moquette du magasin, sans rien laisser au hasard » une phrase bien de chez nous… et huit mots d’origine arabe.
Le « français décoincé »
La seconde partie du titre demande explication. Qu’est-ce donc que ce français décoincé ? M. de la Palice aurait répondu : le contraire du français coincé, c’est-à-dire châtié, parlé dans la haute société, qui se veut unique propriétaire et utilisatrice du beau langage. Justement : il s’agit dans l’ouvrage de Roland Laffitte de l’exact opposé. Non, pas la langue vulgaire, mais la langue populaire. Ceux qui l’ont vu travailler savent qu’il est tout autant un chercheur pointu, travaillant sur les plus vieux documents dans les fonds d’archives qu’auprès des diverses populations des quartiers, de la rue, interrogeant, tendant l’oreille à chaque innovation langagière, se procurant par dizaines, par exemple, des textes de rap, etc. Sa longue expérience de professeur dans un lycée de banlieue (Vitry) y a également contribué. Son ouvrage couvre donc toutes les formes imaginables contemporaines d’expression populaire.
Mais il y a plus encore, dans cet ouvrage. Une longue annexe s’intitule « Dictionnaire de l’islamophobie ». Fallait-il, d’ailleurs, appeler cette partie « annexe » ? Il s’agit en fait d’un livre dans le livre, 55 pages écrites avec la même rigueur. On se dit, en parcourant ces pages, qu’il faudrait quasiment imposer leur lecture à tous les politiciens et éditocrates qui emploient à tort et à travers Ayatollah, Djihad, Charia, etc., sans jamais avoir pris la peine d’aller aux sources, de tenter même de comprendre le sens originel des mots jetés en pâture à une opinion sous-informée. Chaque mot est méticuleusement décortiqué, en une sorte de va-et-vient entre l’origine, l’histoire du mot, sa signification réelle dans l’arabe classique, donc souvent dans le Coran, et l’usage devenu commun.
Occasion de rappeler le sottisier ambiant qui règne, et pas seulement sur C.News, dans les chaînes dites d’information continue ou dans la bouche de politiciens et d’idéologues en vue, de « djihadistes verts » (Éric Brunet), « fatwa bancaire » (Marine Le Pen), « gauche hallal » (Pascal Bruckner). L’auteur retrace, par exemple, la destinée du mot islamogauchisme, né semble-t-il sous la plume de Pierre-André Taguieff (2003), reprise avant la ministre par William Goldnagel (2017) et Michel Onfray (2019). Mais ce n’est pas tout : il cite les expressions-sœurs, en quelque sorte : islamosalafogauchisme, islamocollabo, islamocrétin, islamobolcho, islamobolchobobo, islamolibertaire… Faut-il en rire ou s’en indigner ? Roland Laffitte répond : ni l’un, ni l’autre, il faut continuer à réfléchir, travailler, mener le combat – le mot de l’effraie pas – sur le fond. Il fait donc œuvre d’utilité publique.