Par Eric Mesnard et Cheikh Sakho
Parler de la « jeune création » théâtrale cache parfois une forme de condescendance qui ne dit pas son nom. On ne s’attardera pas donc sur le nombre des années de l’autrice et metteuse en scène, Béatrice Bienville, ni sur celui de son complice à la mise en scène, Yassim Ait Abdelmalek. À travers trois générations de femmes guadeloupéennes, sur une terre damnée par la monoculture de la banane et gorgée de pesticides, se croisent une transmission familiale et l’histoire collective d’un peuple aux prises avec les héritages du passé colonial parmi lesquels l’emblématique scandale de la chlordécone. Une écriture et une mise en scène bien charpentées s’appuyant sur une solide documentation font appel à la fiction en passant par des moments de burlesque qui viennent contrebalancer la gravité du propos. C’est là que l’on retrouve la jeunesse et la fraîcheur de ce projet. Une des réussites de la pièce est de rendre compte à la fois d’une injustice à jamais irréparable et de rendre sensibles les douloureuses reconfigurations et adaptations que doivent imaginer ces trois femmes. Allez-y voir !

Trop beau pour y voir, du 9 au 19 décembre au Théâtre 13 T13 / Glacière, Paris
« Trop beau pour y voir » explore l’histoire du chlordécone, pesticide utilisé aux Antilles françaises dans les bananeraies jusqu’en 1994. Ce pesticide est utilisé alors même qu’il est interdit aux États-Unis dès 1975, et classé comme cancérigène probable par l’OMS depuis 1979. On suit la famille de Lyne, une ouvrière agricole guadeloupéenne, qui se rassemble pour la veillée funéraire et l’enterrement de Josuah, le fils de Lyne, mort d’un cancer de la prostate. Différents tableaux se tissent en parallèle, mythiques, inventés ou historiques, pour explorer depuis Adam et Eve les choix collectifs faits par rapport à l’agriculture et aux pesticides, et qui nous ont menés ici. À cet enterrement.
Cette pièce de théâtre à la fois documentaire et décalée, met en scène une grande fresque baroque et créole, du jardin d’Eden à l’Élysée, mêlant personnages historiques et fictionnels, avec humour et gravité.
Comment l’impensable d’aujourd’hui a-t-il pu se produire hier ? Béatrice Bienville (texte et mise en scène) et Yassim Ait Abdelmalek (mise en scène) interrogent à travers cette histoire comment cela a pu se produire, le mépris de cet « outre-mer » et la façon dont on a rendu justice à ces ouvrier.ère.s agricoles et aux habitant.e.s de l’île. Ce même outre-mer qui ne cesse de crier aux oreilles de la métropole mais que l’on continue à vouloir faire taire, négliger, étouffer. Ils ont choisi des interprètes d’origine caribéennes mais également qui ont l’âge des rôles. « Nous souhaitons ainsi frôler la frontière entre le réel et la fiction, entre le documentaire et l’imaginaire. C’est un théâtre qui croit au pouvoir de la fiction pour nous faire toucher du doigt le réel, pour le déployer dans toutes ces dimensions, le creuser. Cette histoire est une histoire de l’intime qui vient heurter la réalité du monde d’aujourd’hui. On assiste à l’entraide entre générations, à l’entraide entre mères, entre filles, entre femmes comme une éventuelle mais nécessaire solution pour réparer ce qui a pu être détruit », écrivent Béatrice Bienville et Yassim Ait Abdelmalek dans le dossier de presse.
Entretien avec Béatrice Bienville (texte et mise en scène) et Yassim Ait Abdelmalek (mise en scène)

Entretien réalisé par Eric Mesnard et Cheikh Sakho pour histoirecoloniale.net le 9 décembre 2025
• Quel est votre rapport au fait colonial ?
Béatrice Bienville. Je suis guadeloupéenne, j’ai grandi en Guadeloupe, je suis née dans cette histoire, dans ce fait colonial.
Yassim Ait Abdelmalek. Pour moi, c’est en rapport avec l’histoire de ma famille plutôt parce que je suis d’origine kabyle. Et donc, c’est pour moi finalement une double histoire coloniale. À la fois celle des Arabes qui sont venus en Kabylie et celle de la France en Algérie.
Béatrice Bienville. Moi, j’ai grandi en Guadeloupe jusqu’à mon Bac. J’ai grandi à Petit-Bourg.
• « Trop beau pour y voir », est une citation de Suzanne Césaire[1], pouvez-vous nous expliquer le choix de ce titre ?
Béatrice Bienville. Quand j’ai lu cette phrase, j’ai trouvé qu’elle résumait pas mal de choses sur comment la Guadeloupe peut être perçue comme une île paradisiaque et comment, derrière cette carte postale, il y a plein de réalités qui se cachent. Je trouve que cette citation de Suzanne Césaire résume parfaitement tout cela.
Yassim Ait Abdelmalek. Oui c’est ça, c’est l’autrice qui parle, mais cela se traduit aussi dans la mise en scène. La pièce se passe en un lieu qui a été dévasté, qu’on croyait au début visible mais qui en réalité est totalement invisible. On ne voit pas les ravages et, quand on s’y intéresse, quand on traverse l’histoire, tout d’un coup, les choses vous apparaissent, c’est ainsi qu’on a essayé de traduire cette citation à travers la mise en scène.
• On voit beaucoup de choses qui sont factuelles. Dans votre spectacle, un des personnages s’appelle Jacques et cela se passe au ministère de l’Agriculture dans les années 1970. D’autre part, vous citez nommément certaines sociétés comme une des plus grosses sociétés d’import-export, qui contrôle presque tout le commerce aux Antilles : le Groupe Bernard Hayot (GBH). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Béatrice Bienville. Oui, le texte a été écrit après avoir rassemblé beaucoup de documentation et avec des choses de ma vie personnelle quand j’ai grandi. Donc, ça mêle pas mal d’éléments du réel. Et après, il y a des moments qui prennent un peu de liberté avec le réel pour pouvoir partir dans la fiction. Mais, à la base, ça part vraiment du réel et de la documentation réunie.
• Et sur ce réel, pouvez-vous nous en dire plus sur le groupe qui est nommé et puis sur le personnage du ministre de l’Agriculture ?
Béatrice Bienville. J’essaie d’imaginer comment s’est passé la scène entre Jacques Chirac et les lobbyistes qui sont venus le voir pour obtenir cette autorisation de mise sur le marché de la chlordécone. Nous avons toute une scène sur ce qui se passe au ministère de l’Agriculture avec ces lobbyistes et le groupe GBH. J’avais envie de parler aussi de la vie et de comment tout cela impacte la vie quotidienne des gens. La question de l’alimentation est importante, et la question de la vie chère en Guadeloupe et en Martinique est tout aussi importante.
• Il y a une scène qui est assez drôle au départ, cette scène où la mère apprend à faire des dombrés[2] à la fille et énumère tous les produits qui font partie de ce plat traditionnel. Et on se rend compte qu’en fait, à cause notamment de la chlordécone, à cause aussi du système économique qui s’est mis en place, tous les produits, à commencer par l’eau, ou la farine, viennent de l’Hexagone pour le plus grand profit du groupe Hayot. Vous n’avez pas peur de vous attaquer à un groupe aussi puissant ?
Béatrice Bienville. Je ne m’y attaque pas, ce sont des choses que l’on dit et que l’on sait aux Antilles et je ne pense pas qu’ils se sentent menacés, vu qu’ils n’ont pas changé grand-chose en ce sens
• La France a cette particularité d’être souvent très en retard sur des dossiers de santé publique en comparaison avec d’autres pays, on peut évoquer l’interdiction tardive de l’amiante. Quelle est la spécificité de la chlordécone dans ce territoire ultra-marin ?
Béatrice Bienville. La chlordécone mélange effectivement la question des pesticides, de l’agriculture et celle du fait colonial et de l’histoire des Antilles. Cela peut expliquer encore plus de lenteur et de délai pour y faire interdire de tels produits. Après, il y a toujours des pesticides qu’on n’a pas réussi à faire interdire jusqu’à maintenant et dont on parle toujours, par exemple le glyphosate avec la loi Duplomp… et on trouve toujours des excuses.
• Le prénom Jacques a été prononcé, on devine de qui il s’agit, mais il y a un autre personnage politique qui apparaît, qui se retrousse les manches et apostrophe les élus antillais en disant : « Mes enfants… »
Yassim Ait Abdelmalek. Ça, c’est une vraie vidéo, c’est un vrai passage et on l’a rejoué mot pour mot, à la virgule près, nous avons repris tout ce qui a été dit, chaque hésitation… c’est une vidéo factuelle [3]. Et quand il s’adresse aux maires, en disant : « Hé, les enfants, calmez-vous ! », etc., on voit vraiment une forme de mépris. Là, il s’agit, bien sûr, d’Emmanuel Macron.
• Ici on est donc presque dans le théâtre documentaire ?
Yassim Ait Abdelmalek. Oui, on peut dire qu’on frôle cela, il y a des aspects du théâtre documentaire et en même temps c’est un théâtre qui va prendre des libertés avec l’histoire pour pouvoir faire avancer la pièce et pour pouvoir imaginer par exemple la scène des lobbyistes, avec Bernard, Yves. Ce sont des prénoms, bien sûr, à ce moment-là, on ne nomme rien parce que tout ça n’est que fictif, ce sont des personnages.
• Et au point de vue de la mise en scène, vous pouvez nous expliquer un peu plus le choix de l’histoire policière que vous intégrez dans la pièce avec ce qui se passe dans la petite ville de Hopewell (USA) ?
Yassim Ait Abdelmalek En fait, c’est un contre-balancement dans la deuxième partie. On a la vie de cette famille guadeloupéenne avec la grand-mère, la mère et la fille qu’on retrouve, cette vie entrecoupée par les scènes américaines. D’un côté, on voit la violence qui est produite sur la grand-mère, la violence du système quand elle va à la Caisse des retraites, quand elle va chez la gynécologue qui lui explique qu’il faut arrêter de faire des enfants. Avec toutes ces violences qu’elle subit, elle en vient à être inerte, à être fatiguée de tout ça. De l’autre côté, on a cette société américaine qui a ses « grands problèmes » et on a l’impression qu’ils ont un drame pire que ce que la grand-mère guadeloupéenne peut vivre. Béatrice Bienville a imaginé comment la chlordécone a pu être interdite aux États-Unis assez rapidement grâce aux chercheurs, etc. Elle a également imaginé comment montrer, en face, la culpabilité dans la scène des trois femmes guadeloupéennes lorsque l’on entend Lyne qui fut ouvrière agricole s’écrier : « Avec mes mains ! ». (NDLR : en référence aux tonnes de chlordécone déversées par les employé.es agricoles sans aucun équipement de protection, comme on le voit dans le spectacle). La grand-mère porte la culpabilité sur elle-même, alors qu’en fait, à côté on a ces Américains qui disent : « ce n’est pas ma faute, on s’en fiche, on vendra le pesticide plus tard, on le vendra à d’autres… ». Du coup, on se rend compte que l’on fait porter la culpabilité aux mauvaises personnes.
• Cela fait penser un personnage de la littérature antillaise, Man Tine, la grand-mère dans le roman de Joseph Zobel[4], qui veut à tout prix que son petit-fils José échappe à l’enfer de la canne à sucre. Il y a un lien avec la colère de Lyne qui ne veut pas que sa petite fille reprenne le travail de la terre parce que ce travail est associé à un long passé douloureux.
Béatrice Bienville. Je n’avais pas pensé à ce personnage mais c’est vrai que c’est un peu l’histoire de beaucoup d’Antillais. J’ai l’impression que la Guadeloupe a connu, et sans doute la Martinique aussi, des transformations hyper rapides, et du coup, il y a eu énormément de différences entre les grands-parents, leurs enfants et leurs petits-enfants. Il y a eu beaucoup de cette tendance à pousser les enfants vers la réussite.
Yassim Ait Abdelmalek. Oui, on a souvent parlé de ces questions justement pendant la création, on retrouve cela aussi dans beaucoup de familles issues de l’immigration, par exemple comment les attitudes divergent d’une génération à l’autre. Dans la pièce, la grand-mère paraît très sûre d’elle-même, alors que la mère a plutôt tendance à temporiser, prendre les coups ; et, à l’opposé, la petite-fille, elle, va essayer de se battre. La pièce interroge les manières dont ces trois générations affrontent leur passé et la vie aujourd’hui. On a appris à une génération à se taire, à faire profil bas, à moins parler de ces choses-là. C’est pour ça, d’ailleurs, que vous nous demandiez si on n’avait pas peur de parler du rôle du Groupe Bernard Hayot (GBH), c’est aussi à notre génération de prendre la parole aujourd’hui.
• Vous comptez partir en tournée et éventuellement dans les Antilles ?
Béatrice Bienville. On aimerait beaucoup amener ce projet en Guadeloupe, en Martinique, On essaie de se battre pour ça, on a des pistes.
Yassim Ait Abdelmalek. On se le dit depuis le début, ce spectacle est fait pour les Antilles et on a besoin d’aller là-bas et d’y parler de tout ça.
Pour aller plus loin :
- Les Antilles empoisonnées, la banane, le chlordécone de Nicolas Glimois (2024) https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/73636
- Marie Baléo, Les empoisonneurs: Chlordécone: histoire d’un mépris français, Grasset, 2025
- Un « chef d’œuvre » publicitaire : La BANANE – » HO YO! » – Publicité Jean Mineur pour le cinéma de 1951
[1] Épouse d’Aimé Césaire et co-fondatrice de la revue Tropiques.
[2] Le dombré est un mets originaire de la Guadeloupe. Il est composé de petites boules de pâte à base de farine et d’eau, cuites dans une sauce souvent accompagnée de haricots rouges, de pois d’Angole, de lentilles, de viandes ou de crevettes.
[3] Grand Débat avec les maires d’outre-mer – YouTube Vers 2’40’’
[4] Joseph Zobel, La Rue Case-Nègres, Présence Africaine, 1950.