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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Toul : honorer Bigeard et la torture coloniale ?

Comment peut-on projeter d'ériger une statue au parachutiste Marcel Bigeard, comme c'est le cas à Toul ? Et envisager ainsi de glorifier la pratique de la torture coloniale, dont il est l'un des symboles ? Par Fabrice Riceputi et Alain Ruscio.

A l’initiative de la Fondation Marcel Bigeard, le conseil municipal de Toul, ville dont Marcel Bigeard est natif, a décidé de programmer l’érection dans l’espace public de sa statue, réalisée par un sculpteur proche de l’extrême droite. Elle glorifierait ainsi celui qui est l’un des principaux symboles de la torture pratiquée par l’armée française dans ses guerres coloniales en Indochine et en Algérie, ce que rappellent ci-dessous les historiens Fabrice Riceputi et Alain Ruscio. L’association Histoire coloniale et postcoloniale s’associe au collectif constitué dans cette région pour demander à la municipalité de Toul de renoncer à ce projet.


Honorer le colonel Bigeard, c’est honorer la torture coloniale

A l’heure où à Marseille et à Paris on retire enfin de l’espace public les plaques honorant la mémoire du Maréchal Bugeaud, bourreau du peuple algérien durant la conquête coloniale, peut-on ériger une statue au parachutiste Marcel Bigeard, comme on le projette à Toul, et comme cela a été réalisé à Carcassonne en 2012 ?  En d’autres termes, la République française tolère-t-elle qu’on honore à travers lui la torture coloniale, alors même que vient d’être lancé à nouveau un Appel à enfin la reconnaître et à la condamner ?

Haute de 2,50m, rélaisée par le sculteur Boris Lejeune, l’œuvre en bronze représente le général Bigeard en marche, coiffé du béret de para.

Photo Didier Humbert

Sous l’ère Sarkozy, un projet de transfert des cendres de Bigeard (1916-2010) aux Invalides avait soulevé de telles protestations, dont celle de Mme Simone de Bollardière, veuve du général Pâris de Bollardière qui protesta contre la torture, et le gouvernement dut y renoncer. Rappelons quelles méthodes de terreur l’officier parachutiste Marcel Bigeard commanda en effet durant les guerres coloniales françaises pour empêcher l’indépendance de l’Indochine puis de l’Algérie.

C’est son action durant la « bataille d’Alger » qui est la mieux documentée. Il existe dans les archives françaises un « fichier des arrestations » opérées à Alger en février-mars et avril 1957. Les régiments de la 10eme Division Parachutiste, commandés par le général Massu, y indiquèrent les noms, dates d’arrestation et situation du détenu au moment de la constitution du fichier. Celui qui déclara le plus grand nombre de détenus « abattus lors d’une tentative de fuite » ou encore de « suicides », voire simplement de « DCD », est celui que commandait Marcel Bigeard (1). Tous ceux qui ont étudié cette guerre savent ce que dissimulaient ces mentions : des morts sous la torture ou des exécutions sommaires, dont des milliers d’Algériennes et d’Algériens furent victimes en 1957, et bien plus encore par la suite.

De fait, le nom de Bigeard  est aujourd’hui encore à Alger synonyme de terreur. Nombre de proches et descendants de disparus de la « bataille d’Alger » témoignent de ce que leur parent a été enlevé, le plus souvent la nuit, détenu au secret, souvent torturé par ceux qu’ils nomment « des Bigeards », les « bérets rouges » du 3eme RPC dirigé par Marcel Bigeard.

Le secrétaire général à la police de la Préfecture d’Alger Paul Teitgen, qui dénonça les méthodes de l’armée comme identiques à celles qu’il avait subies lui-même entre les mains de la Gestapo, fit quant à lui connaître l’expression « crevettes-Bigeard » en usage à Alger en 1957. Elle désignait ces « suspects » qui étaient jetés dans la mer, lestés, depuis des hélicoptères et qui étaient parfois découverts sur les plages.

Marcel Bigeard  est aussi l’auteur d’un Manuel de contre-guérilla, paru en 1957 à Alger, qui justifie et prône l’emploi de la torture. L’usage de celle-ci fut bel et bien enseigné à certains officiers au camp Jeanne-d’Arc de Philippeville (Skikda), dans un centre de formation à la guerre « anti-subversive » surnommé « école Bigeardville » car il le dirigeait. Dans Les Crimes de l’armée française, l’historien Pierre Vidal-Naquet citait un article publié le 18 décembre 1958 dans Témoignage chrétien, où le journaliste Robert Barrat rapporte le témoignage d’un officier, ancien stagiaire de ce centre :

« Comment n’y aurait-pas complicité de l’ensemble de la hiérarchie quand, dans une école comme celle de Jeanne-d’Arc, on nous expliquait, pendant le cours sur le renseignement, qu’il y avait une torture humaine. (…) Le capitaine L. nous a donné cinq points que j’ai là, de façon précise, avec les objections et les réponses : 1) il faut que la torture soit propre ; 2) qu’elle ne se fasse pas en présence de jeunes ; 3) qu’elle ne se fasse pas en présence de sadiques ; 4) qu’elle soit faite par un officier ou par quelqu’un de responsable ; 5) surtout qu’elle soit « humaine », c’est-à-dire qu’elle cesse dès que le type a parlé et qu’elle ne laisse pas de trace. Moyennant quoi – conclusion – vous aviez droit à l’eau et à l’électricité. »

Si, sur le tard, le général Massu lui-même exprima des regrets pour avoir commandé et couvert la torture, tel ne fut jamais le cas de Bigeard. Comme Jean-Marie Le Pen et bien d’autres tortionnaires, tout en faisant l’apologie de la torture et de sa prétendue efficacité « antiterroriste », il nia toujours, contre l’évidence, l’avoir lui-même commandée ou pratiquée. Par exemple, lorsqu’en 2000 Louisette Ighilahriz  le mit en cause, de même que Massu, comme témoin de son supplice, tout ce qu’il trouva à faire c’est injurier cette femme et menacer le journal Le Monde qui rapportait ses accusations : « je peux encore mordre », déclara-t-il.

Indiquons pour finir que nous tenons pour fort significatif du contexte politique de ce projet d’érection de sa statue à Toul le fait que le sculpteur auteur du bronze à la gloire de Marcel Bigeard, Boris Lejeune, ait eu les honneurs de Radio Courtoisie et d’un media zemmouriste et soit lui-même contributeur à la revue catholique intégriste Catholica.

Fabrice Riceputi et Alain Ruscio, historiens.

Note

1. On trouvera ces cas de disparus sur le site 1000autres.org


Une conférence-débat sur Marcel Bigeard et la guerre d’Algérie

aura lieu mardi 26 mars à Toul, à 19h 30,

salle des adjudications,

13, rue de Rigny,

avec les historiens Fabrice Riceputi et Alain Ruscio


Nous reproduisons l’Appel lancé par le Collectif Histoire et Mémoire dans le Respect des Droits Humains et invitons à signer sa pétition :

Appel

De même que les cendres du général Bigeard n’ont pas trouvé leur place à l’Hôtel des Invalides en 2010, sa statue ne doit pas trouver de place dans l’espace public toulois.

Cet homme a œuvré pour le maintien des positions coloniales françaises, utilisant les pires méthodes, qui ne doivent pas être banalisées mais fermement combattues. Parmi de nombreuses exactions, il y a eu celle des « crevettes Bigeard » qui consistait à sceller les pieds du prisonnier vivant, dans un bloc de béton et à le larguer d’un avion ou d’un hélicoptère en pleine mer. Une façon d’organiser les « disparitions », dénoncée par Paul Teitgen, alors secrétaire général de la police à la préfecture du département d’Alger.

Le nom de Bigeard n’est pas associé par hasard à cette pratique, par la suite exportée au Chili et en Argentine au service des dictatures. Bigeard a toujours refusé d’employer le mot « torture » pour désigner ces actes cruels et barbares. Et ce déni persiste encore aujourd’hui.

En Indochine et en Algérie, Marcel Bigeard a laissé aux peuples, aux patriotes qu’il a combattus, aux prisonnier·ère·s qu’il a « interrogé·e·s », à leurs descendant·e·s , de douloureux souvenirs. Aujourd’hui encore, dans bien des familles vietnamiennes et algériennes, qui pleurent toujours leurs morts, ou dont certains membres portent encore dans leur chair les plaies du passé, le nom de Bigeard sonne comme synonyme des pratiques les plus détestables de l’armée française, manifestement contraires au droit international, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’intérêt même du peuple français, comme l’ont dénoncé de nombreuses personnalités lucides et engagées pour le respect des droits humains dès l’époque du conflit .

On ne peut pas promouvoir la colonisation qui instaure l’inégalité en principe, source de tous les racismes.
On ne peut pas justifier la torture, les mauvais traitements qui sont des actes de barbarie, des actes criminels condamnés par le droit.
On ne peut pas promouvoir la mémoire d’un homme historiquement associé à la brutalité et à la violence de la présence coloniale française en Indochine et en Algérie , à la mise en place d’un régime d’apartheid, contrôlé par la force et la domination.

Nous considérons, comme le président de la République Emmanuel Macron l’a déclaré, que le colonialisme est un crime contre l’humanité.
La fondation Bigeard a choisi de représenter le général, décorations sur la poitrine et coiffé du béret de para. Eriger une statue à Bigeard en uniforme de parachutiste, en ferait un héros des guerres coloniales, aux yeux des vivants mais aussi des générations futures.
La ville de Toul, qui défend des valeurs de tolérance, de solidarité et de mixité sociale pour sa population, ne peut courir le risque de devenir un lieu de pèlerinage pour tous les nostalgiques de la colonisation, pour des groupes fondés sur des idéologies racistes qui fracturent déjà notre société.

En reconsidérant sa décision, le conseil municipal préserverait l’honneur des femmes et des hommes dont le nom est inscrit dans la pierre du monument aux Morts et du monument aux Résistant·e·s à la barbarie nazie . Les élu·e·s affirmeraient également leur respect pour la mémoire de nos voisin·e·s, collègues , ami·e·s Toulois·e·s dont les familles ont souffert de la colonisation et de la guerre .

C’est pourquoi le collectif Histoire et Mémoire dans le Respect des Droits Humains demande à la municipalité de Toul de renoncer à ce projet d’installation d’une statue du général Bigeard dans l’espace public.

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