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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

Torture : nouveaux aveux de Jean-Marie Le Pen dans « Le Monde » et explications embarrassées du documentariste Philippe Collin

En 2019, Le Pen a à nouveau reconnu avoir torturé à Alger selon "Le Monde". Le documentariste Philippe Collin a corrigé son podcast mensonger, sans reconnaître son erreur.

Le 31 mars 1957, juste avant de quitter précipitamment Alger, Le Pen est décoré par le général Massu dans les jardins du plus connu des centres de torture de l’armée française, la villa Sésini (détail de la photo parue dans L’Echo d’Alger)

Dans son édition datée des 12 et 13 janvier 2025, cinq jours après la mort de Jean-Marie Le Pen, le quotidien Le Monde a publié sous la plume d’Ivanne Trippenbach un compte rendu des entretiens menés par ce quotidien entre 2018 et 2022 avec le fondateur du Front national, qui montre qu’il a assumé jusqu’au bout ses sorties racistes, homophobes et antisémites. Cet article comporte une information de taille sur ses actes lorsqu’il était lieutenant durant la guerre d’Algérie au sein du 1er régiment de parachutiste de la Légion. Comme on peut le voir dans l’extrait reproduit ci-dessous, Jean-Marie Le Pen y a admis avoir personnellement torturé des Algériens, « sous les ordres de [son] capitaine ». Il incrimine ainsi le capitaine Louis Martin qui commandait la compagnie où Le Pen était lieutenant, cantonnée à la Villa Les Roses à El Biar, haut lieu de la torture. Rappelons que lors des nombreux procès en diffamation que Le Pen intenta de 1984 à 2002 à la presse qui rappelait son passé, Louis Martin, exclu de l’armée française et devenu général dans l’armée du dictateur gabonais Omar Bongo, a témoigné à la demande de Le Pen du fait que ce dernier traitait les suspects qu’il interrogeait avec « la plus grande courtoisie ».

Contrairement à Jacques Massu qui fut son général en 1957 et qui, au soir de sa vie, a dit que l’armée française n’aurait pas dû recourir à la torture, Jean-Marie Le Pen n’a exprimé aucun regret, bien au contraire. Il a réitéré une apologie de la torture dont il est coutumier depuis cette époque, au nom du fameux « scénario de la bombe à retardement ». Selon lui, la torture de personnes suspectées d’avoir posé une bombe à retardement aurait permis d’éviter son explosion meurtrière. Il s’agit-là d’une fable qu’aucun cas concret n’a jamais étayé, élaborée en 1957 par les militaires français pour se défendre de s’être comportés à Alger, selon une accusation alors fréquente de la presse anticolonialiste, comme la Gestapo durant l’Occupation. Une fable particulièrement perverse, puisqu’elle est destinée à cacher le fait que la torture est alors essentiellement un mode opératoire de l’Etat colonial visant à dissuader par la terreur les Algériens de combattre pour l’indépendance. En réalité, aucune des victimes de Le Pen qui ont témoigné n’étaient suspectes d’avoir posé des bombes, mais seulement de « liens » potentiels avec le FLN. De plus, on sait qu’il arriva aussi à Le Pen de torturer des Algériens n’ayant aucun lien avec le FLN, comme Ahmed Bouali ben Ameur, veilleur de nuit de l’hôtel Albert Ier, torturé par lui à la Villa Sésini en mars 1957 pour avoir refusé de lui ouvrir le bar de l’hôtel en pleine nuit.

Ces aveux d’un tortionnaire fier de l’être ne sont en rien un « scoop », puisqu’un solide et accablant dossier historique existe depuis des décennies, comprenant archives et témoignages qui prouvent sans aucun doute les activités tortionnaires de Le Pen, dossier que Fabrice Riceputi a réuni et présenté dans un livre récent. Au point que l’historien Pierre Vidal-Naquet disait que « ce serait diffamer Jean-Marie Le Pen que de ne pas le traiter de tortionnaire ». Car, rappelons-le, ces aveux ne sont pas une nouveauté. Ils furent faits publiquement dès novembre 1962 quand, désormais couvert par l’amnistie décrétée en mars de la même année, Jean-Marie Le Pen avait déjà déclaré au journal Combat : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire ».

Reste que cet aveu a été fait selon Le Monde lors d’un entretien mené « en 2019 ». On peine à comprendre pourquoi la rédaction du Monde a gardé cette information par devers elle durant cinq ans, alors même que cette question a été entre-temps dans le débat public, y compris dans ses propres colonnes. Une publication immédiate aurait peut-être évité bien des commentaires niant la réalité du passé tortionnaire de Le Pen ou ignorant purement et simplement celui-ci, comme ce fut le cas dans trop de media au moment de son décès. Et dans le podcast de 2023 de Philippe Collin sur France Inter, selon lequel Le Pen « n’a sans doute pas torturé » à Alger.

Pourquoi Philippe Collin a-t-il cherché à semer le doute ?

Maintes fois prié de corriger cette contre-vérité historique sur un dossier qu’il ne maitrise manifestement pas, alors qu’il avait ignoré les rectificatifs sur ce point de la part de l’historien Benjamin Stora, le producteur Philippe Collin a annoncé sur le réseau X qu’à la suite de cet article paru dans Le Monde il allait modifier l’enregistrement en question. Ce qu’il a fait le lundi 13 janvier 2025, déclarant à présent (après la 20ème minute) dans cette nouvelle version qu’on peut affirmer « définitivement » que Le Pen fut un tortionnaire.

Certes, mieux vaut tard que jamais. Cependant, loin de reconnaître véritablement son erreur, qui était d’avoir ignoré les témoignages et le travail des journalistes et des historiens, il écrit ceci : « Nous avons enfin la pièce manquante : les mots de Jean-Marie Le Pen lui-même », ajoutant non sans grandiloquence : » L’Histoire est une science vivante. »

Étrange argumentation de la part de quelqu’un qui refusait dans la première version de son podcast de prendre en compte les aveux de Jean-Marie Le Pen en 1962 et qui nous dit à présent que seule la parole de ce dernier ferait autorité. De la part de quelqu’un qui persiste à tenir pour négligeables les nombreux témoignages des victimes algériennes recueillis depuis six décennies par des gens attachés à l’établissement des faits comme Pierre Vidal-Naquet, Lionel Duroy, René Vautier ou Florence Beaugé. Ces témoignages sont en effet tout juste mentionnés dans la nouvelle version du podcast, alors qu’ils étaient ignorés dans ses précédentes versions et alors que leurs enregistrements sont disponibles aux professionnels de l’information.

Il incombe aussi à la direction de France inter de s’interroger sur le fait d’avoir laissé se développer une entreprise de dissimulation des faits qui, de toute évidence, s’est poursuivie jusqu’au moment où il n’était manifestement plus possible pour l’auteur de ces podcasts de jeter un voile de doute sur ces faits gravissimes.


Extrait de l’article du Monde

Par Ivanne Trippenbach. Publié par Le Monde.fr le 10 janvier 2025 et dans l’édition papier des 12-13 janvier 2025, page 8.

Source

« Parmi la multitude de sujets abordés, un seul déclenche parfois ses colères : « sa » guerre d’Algérie. L’ancien para du 1er régiment étranger de parachutistes (REP) de la Légion étrangère avait reconnu, en novembre 1962 dans le journal Combat, avoir « torturé parce qu’il fallait le faire ». Il l’a ensuite nié, tout le reste de sa vie, malgré l’accumulation de preuves : des témoignages de victimes recueillis au début des années 1980 par Le Canard enchaîné et Libération, puis, en 2002, une enquête accablante du Monde dévoilant l’existence d’un poignard gravé au nom « J.-M. Le Pen, 1er REP », laissé sur les lieux de l’assassinat d’Ahmed Moulay, torturé par les parachutistes en 1957. Jean-Marie Le Pen avait perdu son procès pour diffamation contre le quotidien.

L’aveu et la justification de la torture

Au fil des entretiens, il continue de justifier le recours à la torture, qu’il nomme encore « la question », et les « rafles » auxquelles il a participé durant la bataille d’Alger, sous l’égide du général Massu. « C’étaient des interrogatoires de guerre, insiste Le Pen. On faisait pas joujou. La guerre, c’est tuer l’adversaire pour qu’il ne vous tue pas. » Il conteste le terme de « torture », pas la violence que de telles méthodes recouvrent. « Les soldats français n’ont pas à rougir de ce qu’ils ont fait. Moi je pose la question : vous avez entre les mains un type chez qui vous avez trouvé douze bombes. Vous savez qu’il y en a vingt-sept dans le réseau, donc quinze autres. Comment faites-vous, vous lui chatouillez les plantes de pied ? »

Jamais Le Pen ne varie. Jusqu’à ce jour de décembre 2019, à son domicile de Rueil-Malmaison, où il renoue avec son aveu de 1962 : « Moi je trouve ça tout à fait normal, naturel, que l’on extorque le renseignement de tueurs organisés, qui frappaient aveuglément dans les restaurants, les bals, avec des bombes. Il manquait plus que ça, qu’ils lèvent le doigt en disant : “Et les droits de l’homme ?” Ben oui, mais vous ne les respectez pas les droits de l’homme, donc on va vous appliquer vos méthodes. Le type doit vous dire où sont les bombes, c’est lui qui va fixer la durée de son supplice. On ne fait pas ça par plaisir. S’il parle, son malheur s’arrête. » Après un silence d’outre-tombe, le vieil homme, parfaitement conscient de la portée de ses propos, finit par reconnaître : « Je le fais sous les ordres de mon capitaine. On prend les risques qui sont liés à la guerre. »

« Je le fais »… Que restera-t-il de ce legs, dans la réécriture de l’histoire de Le Pen ? Son rôle en Algérie a disparu des éloges funèbres au RN. »


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