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Le Pen et la torture en Algérie : l’histoire contre l’oubli

Sur le livre "Le Pen et la torture. Alger 1957" de Fabrice Riceputi, nous publions la présentation de l'éditeur, une émission de Mediapart et un entretien publié dans "L'Humanité".

Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli (le passager clandestin/Mediapart) de Fabrice Riceputi rappelle comment le fondateur du FN/RN fut rattrapé par son passé tortionnaire à la fin du siècle dernier puis il reconstitue la chronologie et la géographie de son séjour en Algérie durant la « bataille d’Alger ». Enfin, il souligne l’importance trop souvent négligée de la matrice idéologique colonialiste du lepénisme.


Présentation de l’éditeur

Décembre 1956, le jeune député Jean-Marie Le Pen est à Alger. Engagé volontaire, il participe aux premiers mois de l’opération militaro-policière visant à éradiquer le nationalisme algérien connue sous le nom de « bataille d’Alger ». A-t-il alors pratiqué la torture ?

Lui-même le revendiquera à son retour en France pour ensuite, dès ses premiers succès électoraux, le nier et poursuivre en diffamation quiconque osera exhumer ce passé.

Fabrice Riceputi réunit pour la première fois l’ensemble d’un dossier historique particulièrement accablant mais resté jusqu’ici dispersé. Récits de victimes et de témoins, rapports de police, enquêtes journalistiques et archives militaires : il examine la crédibilité des sources qui accusent et de celles qui tentent de dédouaner ce lieutenant pas tout à fait comme les autres. Il reconstitue ainsi une chronologie et une géographie de son séjour algérien et met en lumière les racines idéologiques colonialistes trop souvent négligées d’un parti politique aujourd’hui aux portes du pouvoir.


Dans « A l’air libre »,

Edwy Plenel reçoit Malika Rahal

et Fabrice Riceputi

(émission du 19 janvier 2024)


Entretien publié dans l’Humanité

Fabrice Riceputi :

« Le combat pour l’Algérie française

a sorti Le Pen de l’anonymat »

Par Rosa Moussaoui. Publié par L’Humanité le 17 janvier 2024.

Source

Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent. Pilier du site histoirecoloniale.net, il coanime aussi, avec l’historienne Malika Rahal, le projet Mille Autres sur la disparition forcée, la torture et les exécutions sommaires durant la bataille d’Alger. Il publie Le Pen et la Torture (le Passager clandestin, 2024), une enquête historique sur le passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen en Algérie.

Pourquoi cette enquête historique sur le passé algérien de Le Pen ? 

En mars 2022, j’ai, comme des millions d’auditeurs de France Inter, pu entendre qu’il n’y aurait « pas de preuves » que Le Pen a torturé à Alger en 1957.  Après être tombé de ma chaise, j’ai réalisé que les nombreuses pièces de ce dossier, publiées ici et là, dans la presse surtout, de 1957 à 2002, n’avaient jamais été rassemblées, contextualisées et présentées aux lecteurs. Avec ce livre, c’est désormais chose faite.

Le chef du FN a toujours entretenu l’ambiguïté sur sa participation à des actes de torture. Le doute peut-il encore subsister aujourd’hui ? 

Il a en effet constamment fait l’apologie du crime de torture, massivement perpétré par l’armée française en Algérie et s’est lui-même incriminé en déclarant « j’ai torturé » en 1962. Tout en prétendant que les supplices infligés ne méritaient pas le vilain nom de torture, mais seulement d’interrogatoires « forcés ». Cette argutie obscène lui a permis de poursuivre avec succès ses accusateurs en diffamation, les faits étant amnistiés depuis 1962, avant d’être débouté plusieurs fois à la fin des années 1990. Je pense avoir démontré dans ce livre que, comme le disait Pierre Vidal-Naquet, « ce serait diffamer Le Pen que de ne pas le traiter de tortionnaire ». Les sources disponibles – archives, enquêtes, témoignages –  ne laissent en effet aucun doute, pour peu qu’on les confronte au contexte précis de l’opération militaro-policière baptisée « bataille d’Alger » à laquelle Le Pen participa.

Le Pen est parti en Algérie comme engagé volontaire et non comme appelé. Cela s’inscrivait-il dans une stratégie politique ? 

Il s’est d’abord engagé en Indochine, où il a appris les rudiments de la guerre contre-insurrectionnelle, dont la torture, avec d’autres militants d’obédience fasciste persuadés de participer à la défense de « l’Occident » contre le « communisme international ». Elu député poujadiste en 1956, il l’a fait à nouveau en Algérie, où le gouvernement des socialistes Guy Mollet, Robert Lacoste et François Mitterrand a, en vertu des « pouvoirs spéciaux », sciemment déchaîné la terreur parachutiste à Alger à partir de janvier 1957. 

A travers les divers témoignages recueillis depuis 1957 et les rares archives disponibles, qu’avez-vous réussi à reconstituer du court passage de Le Pen à Alger ? 

Je n’ai pas pu accéder à son dossier militaire. J’ai consulté les archives de son régiment, le 1er REP. Elles fournissent des éléments intéressants, mais elles ne consignent jamais les activités illégales que sont la détention clandestine de « suspects », leur torture et leur exécution sommaire. Ce sont surtout les témoignages recueillis de 1957 à 2002 – une quinzaine –  qui, examinés de près et confrontés à un contexte sur lequel je travaille depuis plusieurs années, m’ont permis d’établir une chronologie des agissements de Le Pen et même de les cartographier. Ils font état de plusieurs dizaines de victimes de torture, mais aussi d’exécutions sommaires, durant les deux mois et demi de présence effective de Le Pen à Alger.

A quoi correspond le rôle d’un « officier de renseignement » qu’il a endossé selon ses propres dires ? 

Il a en effet très souvent revendiqué le fait d’avoir assumé cette fonction clé dans l’opération menée à Alger en 1957. Mais il lui est aussi arrivé de le nier, quand il s’est défendu d’avoir lui-même torturé, car on sait que les officiers de renseignement ont massivement pratiqué la torture de ceux qu’ils considéraient comme « suspects de liens avec la rébellion ». Les témoignages montrent qu’il a, comme bien d’autres officiers, commandé et pratiqué la torture dans quelques-uns des centres de torture installés par dizaines à Alger, dont la villa Sésini ou la villa Les Roses, mais aussi parfois au domicile même de certains « suspects », devant témoins.  L’une des victimes le relie clairement à Paul Aussaresses, qui dirigeait de véritables escadrons de la mort.

Vous soulignez à quel point la prise en compte de la parole algérienne dans les récits de la guerre a été tardive en France. Comment l’expliquez-vous ? 

Bien après la fin de la guerre, cette parole est en effet restée ignorée, par principe suspectée d’affabulation, y compris par les historiens, ce qui a permis au récit des acteurs militaires français de s’imposer sans contradiction. C’est particulièrement le cas pour la séquence de la « bataille d’Alger », que le storytelling de propagande a présenté comme une guerre victorieuse contre « le terrorisme ». L’élimination du fameux « réseau bombe » du FLN fut le seul aspect de la répression sur lequel l’armée et le gouvernement communiquèrent. Or le projet Mille autres 1 que j’anime avec Malika Rahal et qui a collecté auprès des Algériens et Algériennes des centaines de témoignages sur la terreur de l’année 1957 documente une tout autre histoire : celle d’un véritable politicide, une éradication de toute activité politique anticoloniale, visant des dizaines de milliers de militants et sympathisants nationalistes, enfermés dans des camps ou éliminés physiquement pour plusieurs milliers d’entre eux, dont des Algériens d’origine européenne comme Maurice Audin.

S’agissant de Le Pen, la presse de gauche française n’est allée rencontrer  ses victimes algériennes qu’à partir de 1984, pour tenter de freiner son ascension. C’est la lutte antiraciste qui les a alors rendus audibles dans une partie de l’opinion. Mais force est de constater que certains les ont aujourd’hui à nouveau silenciés. En effet, dire qu’il « n’y a pas de preuves » pour Le Pen, c’est s’asseoir sans vergogne sur leurs témoignages pourtant très circonstanciés et parfaitement crédibles, sans même les examiner, comme on le faisait à l’époque coloniale.

Le RN s’avance aujourd’hui comme un parti sans passé, seulement promis à un avenir cousu de succès électoraux. Quelle est la visée politique de votre enquête historique ? 

Les propos tenus sur France Inter en 2022 ne sont pas un simple accident. Ils interviennent après des années de banalisation d’un lepénisme qui paraît en effet aux portes du pouvoir et qui contamine idéologiquement bien au-delà de lui-même. Effacer les activités criminelles coloniales du fondateur du FN/RN est une sorte d’ultime dédiabolisation politique de ce courant. Et ceci est favorisé à mon sens par une politique mémorielle macronienne qui prétend « apaiser » notre mémoire coloniale en l’expurgeant soigneusement les aspects criminels du colonialisme.

En quoi le discours anti-immigration du FN puis du RN trouve-t-il sa matrice dans le combat d’arrière-garde pour l’Algérie française ? 

Le combat pour « l’Algérie française », qui permis à Le Pen de sortir de l’anonymat, a été la lessiveuse d’une extrême droite française jusqu’alors marquée depuis 1945 au sceau de l’infamie collaborationniste et antisémite. Dix ans après la guerre, Le Pen fédère dans le FN tous ceux qui s’imaginent poursuivre en France le combat perdu en Algérie contre un bouc émissaire de substitution aux juifs, « les Arabes », auxquels s’ajoutent depuis les musulmans, les migrants, etc. Le délire raciste du « grand remplacement », pour ne parler que de lui, est directement dérivé de la hantise des colons de leur submersion par les colonisés « barbares », « fanatiques », démographiquement prolifiques, etc. Cette matrice coloniale du lepénisme est bien trop souvent ignorée, alors qu’elle est déterminante : le FN/RN est le principal fruit politique empoisonné de la guerre coloniale d’Algérie.

[texte intégral de l’entretien original, dont la fin a été publiée dans un second article par L’Humanité]


Dans un portrait à paraître dans la revue en ligne France Algérie Actualité, l’historien Benjamin Stora est revenu sur son intervention dans l’émission de France Inter Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale en mars 2022 :

« Sur cette cruelle question de la torture, l’historien a fait son mea-culpa concernant l’implication de Jean-Marie Le Pen. « Je voudrais souligner que dans une émission de radio (France Inter, ndlr), j’ai sous-estimé le rôle de Le Pen dans la pratique de la torture, en insistant surtout sur la responsabilité politique de l’Etat français. C’est une erreur, Le Pen a bien pratiqué la torture en Algérie », a-t-il simplement reconnu. »


Voir aussi :

Sur Orient XXI : Bonnes feuilles. Extrême droite. Quand la colonisation rachète la collaboration

Sur Echorouk : Fabrice Riceputi, historien : “La France devra faire tôt ou tard son tournant anticolonialiste”

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