II arrive que l’on découvre à l’écran des acteurs vêtus à la mode d’un
siècle passé et que l’on ne voie que ça : des comédiens déguisés. Il
existe d’autres films faits de la même matière mais qui, dès les
premiers plans, emportent la conviction. Le vent se lève, de Ken
Loach, Palme d’or du dernier Festival de Cannes, est de ceux-là.
Les premières séquences montrent la famille O’Donovan en butte à la
brutalité des troupes britanniques, et une réalité vieille de bientôt un
siècle reprend vie 1. En 1922, l’Armée républicaine irlandaise a pris les
armes contre l’empire, dans l’espoir de mener l’ultime bataille d’une
guerre qui a commencé au XIIe siècle. Pour garder l’Irlande dans le
giron du royaume, Londres a envoyé des troupes dont l’armature est faite d’anciens combattants de la première guerre mondiale.
Dès le prologue, Ken Loach met donc en scène les forces d’occupation à l’oeuvre dans une ferme irlandaise : insultes racistes, brutalité, qui
dissimulent à peine la panique latente de militaires en milieu hostile,
et la conclusion logique de cette histoire que l’humanité aime à répéter
: l’exécution d’un innocent – sommaire, ignoble mais presque involontaire.
Le jeune Damien O’Donovan (Cillian Murphy) y assiste. Il s’apprête à
regagner l’Angleterre pour commencer sa carrière de médecin. Cette
atrocité et la bêtise d’un militaire chargé de surveiller le train qui
doit l’emmener le font basculer : après un séjour en prison, Damien
rejoint l’IRA, où il retrouve son frère Teddy (Padraic Delaney), qui est
en train de monter dans la hiérarchie de l’organisation.
Au fil du scénario de Paul Laverty, toutes les figures du film de
résistance (l’initiation du jeune combattant à la cruauté, les choix
difficiles entre la protection des populations et l’offensive contre
l’ennemi…), tel qu’il s’est pratiqué depuis l’invention du cinéma,
s’accomplissent. Et pourtant, Le vent se lève est un film profondément personnel.
UNE GUERRE ARTISANALE
Ken Loach est d’une génération et d’une école de pensée qui le poussent à porter sur les événements d’Irlande un regard tranché. Il ne faudra pas chercher dans son film des excuses ou de bonnes raisons à la politique britannique, et la dernière partie est empreinte d’une fureur
froide à l’encontre des traîtres qui préférèrent signer un compromis
avec Londres plutôt que de mener jusqu’au bout le combat pour une
Irlande unifiée et socialiste.
Mais il faudrait faire preuve d’une singulière insensibilité pour ne
voir dans Le vent se lève qu’un film d’agit-prop, une métaphore sur
l’intervention occidentale en Irak par exemple, même si cet élément
d’actualité est présent, par la force des choses. Loach filme très près
de ses personnages. Autour de Cillian Murphy, jeune premier hollywoodien qui fait ici un travail étonnant d’humilité et d’intensité, ses acteurs se glissent dans leur peau de gens ordinaires précipités dans le cataclysme de la guerre.
Les frères O’Donovan se conduisent en héros et en assassins et leurs
vies s’en trouvent grandies et déformées. La guerre qu’ils mènent est
artisanale (et Loach, qui aime montrer les gens au travail, sait très
bien mettre en scène les bricolages approximatifs qui font une
guérilla), faite de longs moments d’ennui entrecoupés de paroxysme de
violence. Les maximes de l’insurrection prennent ici une réalité amère : n’attaquer l’ennemi qu’en position de force signifie tirer un camion de Britanniques comme des lapins ; être comme un poisson dans l’eau veut dire que les populations seront soumises à de terribles représailles.
Dans la campagne irlandaise filmée avec amour mais sans lyrisme, cette première partie, celle de la guerre qui va conduire à la victoire, va
bientôt apparaître, malgré sa dureté, comme une épopée solaire. Loach a voulu accorder autant de place au moment où l’élan révolutionnaire se divise, où s’affrontent le désir de compromis et celui d’absolu. Même si le vieux militant a depuis longtemps choisi son camp – celui de l’absolu -, il ne caricature pas pour autant l’adversaire et contemple avec un amour désolé les lendemains de victoire.
Le titre original du film est celui d’une complainte irlandaise : “The
Wind that Shakes the Barley” – le vent qui agite l’orge. Il convient
mieux au film que l’épique Le vent se lève. Pour Loach, le vent de
l’histoire souffle et agite les hommes sans plus d’égards qu’il n’en
témoigne pour les épis. A chaque fois qu’il a mis en scène ce spectacle,
Loach a pris parti. Il continue de le faire, mais il y met une sérénité,
une compassion qui font du Vent se lève l’un de ses films les plus
émouvants.
- Voir notre article 1547.