Lors du colloque « Archives, identité, république »1 qui s’est tenu à Saint-Denis le 27 juin 2007, le président de la République a fait savoir2 qu’il saluait le projet de construction d’un grand centre d’archives à Pierrefitte, déclarant que les archives « constituent le creuset de l’identité nationale » et que, « si nous voulons nous forger une identité commune, il faut que ce passé dont nous sommes fiers soit accessible à tous ». Arrêtons-nous sur l’ambiguïté de cette seconde phrase. Signifie-t-elle que l’accès aux archives devrait être subordonné au fait que nous puissions être fiers du passé dont elles sont la trace ? Mais pouvons-nous être fiers de tout ce que les archives donnent à lire sur le passé ? Assurément pas. La preuve nous en vient aujourd’hui avec l’implication de la France dans le conflit du Rwanda que révèlent les archives de l’Elysée. Or ne serait-ce pas là, précisément, la raison pour laquelle l’accès aux archives contemporaines continue à poser problème en France ? Nous parlons ici d’archives politiques, de ces documents publics à partir desquels on peut analyser, reconstruire, interpréter la gestion d’un pays par des hommes (et parfois des femmes) dans l’exercice de leur fonction. Cette précision a son importance étant donné que la loi de 1979 sur les archives entretient la confusion entre vie privée/vie publique. Cette confusion a été renforcée par l’arrêté de « dérogation générale » du 29 avril 2002, qui stipule le libre accès aux archives de la période de l’Occupation, à l’exception des dossiers des personnels des camps d’internement qui restent soumis à un délai de 120 ans. Ce délai de communication appliqué aux dossiers des fonctionnaires, autrefois de 100 ans, a été étendu à 120 ans par la loi de 1979 en raison de « l’allongement de la durée moyenne de vie humaine ». Ce qui a pour conséquence de freiner, par exemple, l’étude des comportements en tant qu’agents de l’Etat (et non en tant que personne privée) pendant la même période et, plus largement celle de l’épuration. Ces documents publics – pour ne pas parler de ceux qui concernent des pages encore plus récentes de notre passé national – sont toujours soumis à une demande de dérogation individuelle.
On a l’habitude de nous objecter que toutes les demandes de dérogation individuelle reçoivent une réponse positive. Peut-être. Mais devoir recourir à cette procédure reste une entrave pour la recherche, ne serait-ce qu’en raison du délai d’attente de réponse de trois mois. Sont ainsi pénalisés, par exemple, les étudiants en maîtrise (master), que leurs professeurs détournent de ces sujets pour lesquels les archives ne sont toujours pas librement accessibles, les chercheurs étrangers ou encore les documentaristes, cette nouvelle catégorie d’historiens de plus en plus nombreux qui a choisi l’écriture filmique. Pour ne rien dire des « simples » citoyens pour lesquels la demande de dérogation peut représenter un obstacle psychologique. Que de fois les professionnels de la documentation scientifique reçoivent-ils des lettres ou des coups de fil demandant timidement si on peut venir consulter tel ou tel fonds, « bien que n’étant pas historien(ne) de métier » ? Et d’ailleurs, si la dérogation est toujours acceptée, pourquoi la conserver ?
Il est de bon ton de louer le rapport Braibant, soumis en 1996 au Premier ministre en réponse à la crise de l’institution des Archives de France. Serait-ce pour mieux l’enterrer ? Car on omet de mentionner les recommandations de ce même rapport : entre autres, réduction des délais de communication, distinction entre vie privée et vie publique et critique de la pratique de dérogation qui, je cite, « présente un risque sérieux de subjectivité (souligné dans le texte), puisque les dérogations sont accordées en fonction de la personnalité du chercheur, de sa notoriété ou de l’opinion que l’administration peut se faire de ses recherches ». Sans compter, devait poursuivre le conseiller d’Etat, que « l’exclusivité dont peuvent ainsi bénéficier certains chercheurs est d’autant plus regrettable qu’elle permet à leurs travaux d’échapper à toute critique scientifique, en faisant obstacle à ce que des personnes travaillant sur le même domaine de recherche se livrent à un contrôle des sources. » Sans même parler de « contrôle » et en créditant a priori d’honnêteté le chercheur « fiable », pour reprendre encore une fois les termes de Guy Braibant, y aurait-il une seule lecture possible de l’archive ? Même l’historien le plus « positiviste » ne saurait aujourd’hui l’admettre.
Avec ou sans grand centre d’archives, la question de l’accès aux archives demeure. Jusqu’à présent, elle a été traitée de deux façons par les pouvoirs publics. Par la dénégation du problème, un « tout est accessible ! » scandé avec candeur, ignorance ou mauvaise foi, ou à coups d’effets d’annonce. Ainsi, à force d’entendre Lionel Jospin, lorsqu’il était au gouvernement, encourager tour à tour l’ouverture des archives de la Première Guerre mondiale (et oui !), puis celles de la guerre d’Algérie, on avait pu croire l’affaire réglée.
Tant mieux que les archives de la nation reçoivent enfin l’espace qu’elles méritent – même si on ne peut s’empêcher de penser que ce n’est sans doute pas la Bibliothèque nationale qu’on aurait installée à la périphérie de Paris. Espérons aussi qu’elles recevront le personnel dont elles ont besoin et dont elles ont de tout temps manqué. Mais à l’heure où les archives de la CIA (1950-1970) révélant un passé dont les Etats-unis ne sauraient être fiers, deviennent accessibles, ne serait-il pas temps qu’en France, la nouvelle législation sur les archives promise depuis des années nous ramène au niveau des nations qui ouvrent leurs archives sans distinction de titres et n’ont pas peur d’assumer leur passé ? Et qui, de cela, en un sens, peuvent être fières.
Historienne
Conservateure de bibliothèques