Retour sur une « sale guerre »
Il y a deux façons d’envisager la guérilla urbaine en 1956-1957 à Alger. En retenir, avec les militaires français, l’expression « bataille d’Alger » pour définir la période qui va de l’investissement de la 10e division parachutiste du général Massu des pouvoirs de police (8 janvier 1957) à l’éradication du dernier groupe armé du Front de libération nationale (FLN) (8 octobre 1957). Ou bien l’on peut examiner les stratégies des acteurs pour en restituer les rôles et les responsabilités. La seconde optique est la plus appropriée.
Tout commence quand, face à l’option sécuritaire du gouvernement français, le FLN décide de mettre en œuvre une stratégie de la terreur et de faire d’Alger une vitrine de la résistance. Ce choix procède d’une évaluation nouvelle de la situation politique provoquée par le vote massif des pouvoirs spéciaux (mars 1956) par toute la gauche parlementaire.
La guerre va dès lors évoluer vers une épreuve de force entre le nationalisme français et le nationalisme algérien. Mais le catalyseur de la marche vers la « guerre ethnique » réside dans l’initiative française de faire exécuter Zabana et Ferradj, le 19 juin 1956, et dans l’entrée en lice d’un contre-terrorisme européen agissant en liaison avec les appareils répressifs.
Conséquence d’une estimation politique, le recours à la terreur apparaît inversement proportionnel à la capacité du FLN de neutraliser en sa faveur la minorité européenne. La mise en œuvre de cette politique, supervisée par Ben M’hidi et Ben Khedda, a été assurée successivement par trois hommes de terrain, de purs activistes, Mustapha Fettal, Belkacem Bouchafa et, d’août 1956 à septembre 1957, après leurs arrestations, Yacef Saadi. Dans le réseau bombes et les équipes chargées de les porter, on trouve des patriotes non musulmans (Gabriel et Daniel Timsit, Habib Giorgio, Annie Steiner et Danielle Minne).
Alger s’embrase. On compte des dizaines de victimes. L’intervention des parachutistes commence après leur retour de l’équipée de Suez (octobre 1956). Pour le FLN, la Casbah constitue la principale barre d’appui. Face à lui, le noyau des officiers parachutistes (Massu, Bigeard, Godard, etc.) a acquis au Vietnam une pratique de la guerre sociale. En lançant, le 28 janvier 1957, une grève de huit jours pour internationaliser le problème algérien, la direction du FLN, soutenue par une organisation peu stabilisée et sans grande expérience de la clandestinité, lui offre l’occasion de mettre son savoir-faire à l’épreuve des faits.
Agents d’une contre-révolution, les parachutistes calquent leur organisation sur celle du FLN, s’assignent les mêmes tâches que lui et exercent une gestion de type totalitaire sur la société. Il n’y a plus de légalité. Tous les moyens sont utilisés : bouclage de la ville, quadrillage de l’espace urbain et des populations, multiplications des centres de torture, ouverture de camps de transit et de tri, fichage généralisé.
Les liquidations extrajudiciaires devinrent monnaie courante. Des dizaines de milliers de gens furent arrêtés. Près de trois mille disparurent. Parmi eux, Maurice Audin. Un chef du FLN, Larbi Ben M’Hidi, arrêté, fut froidement assassiné par le commandant Paul Aussaresses, et son meurtre déguisé en suicide comme le fut celui de maître Ali Boumendjel.
Une des conséquences de la répression d’Alger fut l’exil à l’étranger de la direction du FLN et la ruralisation de ses appareils militaires. La société de contact avec les Européens sortit brisée des affrontements. La démoralisation gagna de nombreux milieux, comme en témoigne l’attitude politique des derniers chefs de la zone autonome avant et après leur arrestation. La mémoire embellira leur chronique d’une des séquences les plus cruelles de cette « sale guerre ».
Le 50e anniversaire du début de la « bataille d’Alger » passe inaperçu à Alger
Le 50e anniversaire du début de la « bataille d’Alger » passe inaperçu en Algérie. Aucune manifestation particulière, pas une ligne dans la presse. Il faut dire que le 7 janvier 1957, date d’entrée dans la ville de milliers de parachutistes français menés par le général Massu, n’est pas la date symbole de la « bataille d’Alger » pour les Algériens.
Ici, on estime que ce choix du 7 janvier est purement « français » et qu’il correspond seulement à une vision française de l’histoire. S’il fallait vraiment une date pour marquer la « bataille d’Alger », ce serait plutôt, souligne Abbas Brahim, directeur du patrimoine historique et culturel au ministère des Moudjahidins (anciens combattants), la grève des huit jours, lancée par le FLN le 28 janvier 1957, l’assassinat de Larbi Ben M’Hidi le 3 mars 1957, ou encore, le 8 octobre suivant, la mort au champ d’honneur d’Ali Ammar, dit « Ali la pointe », de la jeune Hassiba Ben Bouali, de Mahmoud Boumahdi et de Yacef Omar, dit « petit Omar » (12 ans).
Ces quatre héros emblématiques de la « bataille d’Alger » ont été immortalisés par le film éponyme de Gillo Pontecorvo. A la Casbah, rien ne mentionne la maison où ils sont tombés. Mais il suffit de prononcer le nom d' »Ali la pointe » pour qu’aussitôt on vous explique comment vous rendre au 5 rue des Abderrames.
Peinte à la chaux, la maison est plongée dans le silence. On y entre un peu comme on pénètre dans une mosquée. Plastiquée par les parachutistes français, la demeure s’est effondrée, le 8 octobre 1957, entraînant dans sa chute l’écroulement de la maison voisine. Bilan : 17 morts dont 8 enfants. Reconstruit à l’identique, l’édifice est devenu le lieu témoin par excellence de la « bataille d’Alger ».
LOURDES PERTES
Dans la maison mitoyenne vit encore la famille Smail, qui a perdu deux fillettes dans le drame. La mère s’est instituée gardienne de la mémoire. Elle n’a pas oublié l’impressionnant déploiement des parachutistes et raconte comment elle est sortie de sous les décombres. De la « bataille d’Alger », les Algérois de l’ancienne génération se souviennent comme d’une « épreuve terrible ». Beaucoup d’entre eux récusent l’expression « bataille d’Alger », soulignant qu’il n’y avait pas deux camps adverses, mais une armée régulière d’occupation face à une population sans défense.
Aujourd’hui encore, on salue l’implication des femmes algériennes dans cet épisode marquant de la « guerre de libération ». «Ce sont elles qui assuraient les caches, transmettaient les messages, convoyaient les armes… Certaines ont accompli des actes d’héroïsme incroyable», rappelle Djamila Boupacha, ancienne militante du FLN, rescapée de la torture.
Djamila Boupacha a été torturée à la caserne du génie à Hussein-Dey, un lieu parmi d’autres où l’on pratiquait la « question » à la chaîne, en cette année 1957 à Alger. Personne n’a oublié la villa Sésini, à présent fermée. Le centre d’El-Biar, où a péri sous la torture le jeune mathématicien Maurice Audin, n’existe plus. La caserne de Delly-Brahim est, elle, devenue un centre d’accueil pour personnes âgées. Quant au centre d’interrogatoire Sarrouy, il est redevenu ce qu’il était en temps « normal » : une école…
La « bataille d’Alger » a été une sérieuse épreuve pour le FLN. Le mouvement indépendantiste a subi de lourdes pertes. Fallait-il lancer la « grève des huit jours » qui a permis à Massu de généraliser et de systématiser la torture ? A Alger, on se pose la question, aujourd’hui encore. Mais on souligne que, si la « bataille d’Alger » s’est soldée par la destruction de l’appareil politico-militaire du FLN, elle a aussi permis de donner un retentissement international au combat des Algériens.