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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

pour Mohammed Harbi, il n’est pas pertinent de rapprocher la situation des harkis de celle des “collaborateurs” des années 40

L’ouvrage Les Harkis dans la colonisation et ses suites dirigé par Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron, est issu d’une série de rencontres qui ont débouché sur un important colloque, le 4 mars 2006, à l’Assemblée nationale, intitulé 1956-2006, cinquante ans, les harkis dans l’histoire de la colonisation et de ses suites. Dans sa contribution, reprise ci-dessous, l'historien Mohammed Harbi1 rappelle le contexte de la guerre d'Algérie – les regroupements des populations des campagnes dans des camps, le recrutement des supplétifs, ... – et explique pourquoi le rapprochement de la situation des «harkis» de celle des « collaborateurs » de l’occupation de la France entre 1940 et 1944, ne lui semble pas pertinent...

La comparaison avec la collaboration en France n’est pas pertinente

par Mohammed Harbi

Professeur émérite à l’Université Paris-8

L’idée d’un choix opéré de la part des harkis de se battre aux côtés de la France durant la guerre d’Algérie est loin de s’appliquer à la plupart d’entre eux. Les harkis sont
devenus une communauté en France et non pas pendant la guerre d’Algérie. Il est important de souligner ce fait, car, quand on parle aujourd’hui de la « communauté harkie », on a l’impression que les harkis existaient comme une force constituée pendant la guerre d’Algérie. Or, ce n’était pas le cas.

Si l’on peut dire que, pour un certain nombre d’aventuriers ou de notables, l’engagement dans la guerre du côté de la France a été un choix, ce sont finalement des cas individuels. Pour ceux qu’on a appelé les harkis, cela n’a pas du tout été un choix. D’ailleurs sur cette question, je peux apporter un témoignage différent d’une opinion d’historien. Quand j’ai été arrêté en Algérie en 1965, après le coup d’État de Houari Boumedienne, je me suis retrouvé interné au pénitencier de Lambèze avec de nombreux harkis qui étaient emprisonnés eux aussi depuis plusieurs années. Et j’ai longuement discuté avec un certain nombre d’entre eux. Une bonne partie avait figuré parmi les premiers guérilleros algériens, et ensuite, soit ils avaient été faits prisonniers et « retournés », soit ils avaient cherché à sauver leur vie à la suite des crises qui avaient éclaté dans telle ou telle wilaya, notamment dans celle des Aurès. Finalement, tous s’étaient retrouvés du côté français d’une manière non pas consentie mais subie, et il est bien difficile de porter un jugement catégorique sur leurs itinéraires.

Par ailleurs, le regroupement des populations des campagnes par l’armée française provoquant un déracinement et un éloignement de leurs terres créa une véritable crise dans la société rurale qui n’a pas été prise en compte. Dans ce contexte, la survie des familles est devenue un problème fondamental et les gens ont réagi, comme ils ont pu, pour y remédier de façon efficace. Ainsi, si on examine le problème sous cet aspect, les jugements seront beaucoup moins catégoriques et plus appropriés à la situation réelle.

La société algérienne était traversée par de multiples fractures, des fractures que la colonisation avait instrumentalisées dès son installation et qu’elle avait continué à instrumentaliser durant la guerre. À cela s’ajoute que le FLN et les organisations nationalistes n’ont pas conscience que le sentiment de l’identité nationale était un maillon faible dans certaines communautés rurales, et, en les plaçant devant des choix draconiens et intransigeants, cela a rendu les choses beaucoup plus dramatiques qu’elles n’auraient pu l’être si les militants nationalistes avaient fait preuve de davantage d’intelligence, de patience et de sens politique.

L’ampleur des ralliements et des coopérations de certains villages avec les militaires français n’était pas inévitable. C’est la méconnaissance de la société rurale par les libérateurs de l’Algérie même qui a fait que ce phénomène a pris une telle ampleur. Il y avait dans l’attitude de certains dirigeants de maquis une sorte d’erreur conceptuelle dans la mesure où ils partaient de l’idée que, dans l’ensemble du pays, l’opinion était totalement acquise aux idées nationalistes. Or, dans certaines régions rurales, l’identité du lignage ou de la confrérie était beaucoup plus forte que l’identité nationale, et, par conséquent, les gens avaient des critères d’appréciation des événements en cours différents de ceux des nationalistes.

En Kabylie, par exemple, les chefs de maquis ont pris des positions brutales et tranchées à l’égard des communautés qu’ils voulaient faire adhérer à la résistance. De surcroît, leurs critères n’étaient pas seulement de type nationaliste, mais de type religieux, c’est-à-dire qu’ils considéraient qu’à partir du moment où c’étaient des musulmans qui étaient en mouvement contre une domination non musulmane, il fallait obligatoirement qu’on se range de leur côté. L’imposition de ce critère a conduit parfois à des drames, comme ça a été le cas à Mélouza et ailleurs. Là où il y a eu vraiment des discussions et non pas une immixtion de type autoritaire dans la vie des communautés rurales, les choses se sont passées différemment.

Par la suite, en Algérie, on a essayé de relater l’épopée libératrice selon des critères tout à fait manichéens, en blanc et noir, en omettant de fonder ce récit sur l’examen des situations précises et l’évolution des mentalités dans tel endroit et à tel ou tel moment. La fraction de l’opinion française favorable à l’indépendance a eu tendance à assimiler les harkis aux collaborateurs dans la France occupée. Mais cette comparaison n’est pas juste. Ceux qu’elle a entendu désigner comme des harkis sont les auxiliaires de la préfecture de police de Paris chargés de lutter contre le FLN, qui sont un cas très particulier. Les « harkis de Papon » ont joué incontestablement un rôle dans la manière dont, à gauche comme chez les Algériens immigrés, on a appréhendé le phénomène harki. Mais cela a été l’arbre qui lui a caché la forêt du phénomène harki en Algérie. Cette période a été une période extrêmement dure pour l’émigration et pour ses enfants, ce qui peut expliquer qu’aujourd’hui on assiste à un affrontement entre la mémoire des enfants de harkis et celle des enfants de l’immigration. Sur ce point-là, il conviendrait que les enfants de harkis réalisent que cela a été aussi une période très dure pour leurs compatriotes engagés dans le combat nationaliste et leur famille.

Mais la gauche anti-colonialiste française comme une partie des élites algériennes ont tort d’assimiler les affrontements de la guerre d’Algérie et ceux qui ont opposé la résistance française aux collaborateurs. Cette idée reçue est très répandue. J’ai entendu un jour Pierre Messmer parler aussi des harkis comme de collaborateurs. Or, il faudrait porter un regard sociologique et observer ce qui est arrivé à toute une catégorie de la population algérienne durant la guerre dans les campagnes. Il est triste que les gens qui ont utilisé les fractures de la société algérienne pour retourner une catégorie d’Algériens contre une autre reprennent ce type de vocabulaire qui n’est pas adapté et fait écran pour comprendre la réalité de ces phénomènes.

En conclusion, l’idée selon laquelle les harkis auraient été des traîtres ou des « collabos » devrait être dépassée. On devrait étudier l’histoire d’une manière plus précise et renoncer le plus vite possible à toute une série de stigmatisations dangereuses.

Mohammed Harbi

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