C’est un jeune enseigne de vaisseau, d’origine italienne, Pierre Savorgnan de Brazza, qui permit à la France de se constituer une vaste colonie en Afrique centrale.
Il entreprit plusieurs expéditions en Afrique. Après une première mission (1875-1879) au cours de laquelle il remonte l’Ogooué, Pierre Savorgnan de Brazza atteint le Congo en 1880. Le 10 septembre 1880, il conclut avec Makoko Ilôo, chef politique et religieux des Batéké, un traité de protectorat au profit de la France.
Le traité de Brazza avec Makoko 1
Pendant la visite que me firent les chefs chez Makoko, je leur expliquai que le but que se proposaient les Blancs en établissant des villages était de tenir ouvertes les routes par lesquelles les marchandises viendraient dans le pays. Et il fallait que ces villages fussent situés au bord des rivières parce que les Blancs allaient venir avec des pirogues marchant avec le feu. […]
Je fis à Makoko présent de dix-huit brasses de bonne étoffe, de glaces et d’un collier en exprimant le regret de ne pouvoir, vu la longueur de la route que j’avais encore à parcourir, faire un cadeau plus considérable. Makoko se montra satisfait et il me donna, à son tour, cinquante brasses d’étoffe européenne et trois cents pièces d’étoffe du pays. Puis réunissant pour le jour de mon départ tous les chefs voisins (c’était le 10 septembre) en leur présence, il prit ma main et la mettant dans celle de Nganscumo, il lui dit : « Je te confie le Blanc qui est venu nous voir ; si, lorsqu’il aura terminé ce qu’il a à faire, il veut aller à Nkouna par la rivière, tu l’y mèneras. S’il veut aller par terre, tu le mèneras ici. » Puis se tournant vers moi, il me dit : « Tu es venu ici nous apporter des paroles amies, tu as vécu parmi nous et tu nous a fait oublier tout ce que nous avions entendu des Blancs: aussi ceux qui viendront après toi seront les bienvenus et pourront s’établir dans le pays s’ils le désirent. » Après m’avoir accompagné jusqu’aux dernières cases de son village, il se sépara de moi en m’embrassant. […]
Savorgnan de Brazza
Le Parlement français ratifia l’accord de Savorgnan de Brazza en 1882, et la conférence de Berlin (1884-1885) reconnut les droits de la France sur la rive droite du Congo. Devenu commissaire général, puis gouverneur du Congo français (1887 – 1897), Savorgnan de Brazza étendit les possessions françaises vers le nord – amorce de ce qui allait constituer l’Afrique équatoriale française.
Remercié en 1897, Savorgnan de Brazza se retire et s’installe à Alger.
Commence alors une période sombre pour les peuples du Congo. La colonie devient une colonie « d’exploitation », au pire sens du terme : livrée aux compagnies concessionnaires, chargées d’exploiter ses ressources, essentiellement le caoutchouc et l’ivoire. Le travail forcé se révèle un aspect inattendu de la mission civilisatrice de la France !
En 1905, le gouvernement rappelle Savorgnan de Brazza et le nomme à la tête d’une commission chargée d’enquêter sur la condition matérielle et morale des indigènes et le recouvrement de l’impôt. Au cours de son retour vers la France, il meurt à Dakar, vaincu par la malaria.
Le rapport de Brazza ne fut jamais publié. Parmi les quelques fonctionnaires de la commission figurait un jeune agrégé de philosophie, Félicien Challaye, qui représentait le ministre de l’instruction publique. Le seul témoignage écrit qui nous soit parvenu est celui de Félicien Challaye dont vous trouverez des extraits ci-dessous 2.
Souvenirs sur la colonisation
Au début de 1905, on apprit en France que, dans un poste lointain du Congo français, deux fonctionnaires avaient fait sauter un noir à la dynamite le 14 juillet 1903.
Cette singulière façon de célébrer la fête nationale émut l’opinion publique. Une interpellation fut déposée à la Chambre. Le ministre des Colonies décida de faire faire une enquête sur la situation d’une colonie où se passaient des faits aussi étranges; il chargea de cette tâche un grand explorateur célèbre par son esprit d’humanité, Savorgnan de Brazza.
Savorgnan de Brazza me demanda de l’accompagner.
J’acceptai avec enthousiasme
Ce fut pour moi l’occasion incomparable de comprendre le caractère essentiel de la colonisation moderne, en voyant de mes propres yeux toute une population livrée à ses exploiteurs capitalistes par une administration complice.
Je résumerai dans un chapitre postérieur le résultat des recherches accomplies par Savorgnan de Brazza et par les membres de sa mission, en ce qui concerne la situation des indigènes. Il convient de commencer par quelques impressions directes, découvrant peu à peu la vraie nature de la colonisation en ce Congo français, appelé depuis Afrique équatoriale française.
C’est en la vallée de l’Ogôoué, le 5 mai 1905, que j’entends critiquer pour la première fois les compagnies concessionnaires et le régime de l’impôt.
Les chefs pahouins sont venus saluer Savorgnan de Brazza. Ils sont accompagnés d’une suite nombreuse. Beaucoup ont le visage couvert de raies plus noires que leur peau : c’est par élégance, pour faire faraud, me dit un jeune Pahouin. Un seul parle pour tout un groupe avec une éloquente animation et de grands gestes ; il tire de son chapeau crasseux ou d’une boîte en fer-blanc les reçus des impôts versés. Parfois les autres l’approuvent d’un formidable cri : « Hé! »
Tous se plaignent du prix des objets vendus par les sociétés concessionnaires, du nombre trop grand de boules de caoutchouc exigées pour un objet, vendu jadis meilleur marché. Tous se plaignent de l’impôt, qu’ils appellent l’amende. Il est trop élevé, selon eux; puis, comme les compagnies payent en marchandises les produits du pays, spécialement le caoutchouc, les noirs n’ont pas d’argent pour payer l’impôt. C’est, disent-il pour échapper à l’impôt que les Pahouins abandonnent les bords du fleuve, cachent leurs villages dans la brousse.
Brazza a, en effet, constaté que les villages indigènes ont beaucoup diminué en nombre et en importance.
8 Mai 1905, à Sindara
Pour descendre les bagages de deux passagers qui s’arrêtent ici, on a fait venir des prisonniers. En ce poste perdu, on a oublié d’ordonner (comme on l’a fait ailleurs) d’ôter aux prisonniers leurs chaînes, pendant le séjour de M. de Brazza. Les prisonniers arrivent enchaînés deux à deux : la chaîne, fixée au cou du premier, descend long de son dos, puis sur la poitrine du second et lui serre le cou. C’est l’usage antique du pays; il est peut-être indispensable de le suivre; d’autant plus que quatre miliciens seulement gardent au poste quinze prisonniers. Tout de même, la première fois, on éprouve quelque émotion à voir sur ces cous de nègres des chaînes françaises.
20 Mai 1905 …
[…] nous visitons un poste à caoutchouc. Deux cent soixante-quinze noirs, Loangos et Bakongos, y sont employés. Ils arrachent des herbes à caoutchouc d’où l’on extrait, à Brazzaville, le précieux latex. Ces travailleurs, dits volontaires, ont été amenés de Loango à Brazzaville et de Brazzaville à ce poste, sans savoir où ils allaient, sans savoir quel travail ils allaient entreprendre; ils ont cru s’engager pour un an, leur contrat porte deux ans. Ils demandent avec anxiété combien de mois, combien de lunes ils ont encore à rester ici. Ils se plaignent du travail, trop dur, de la nourriture, insuffisante ; beaucoup d’entre eux sont d’une navrante maigreur. Les livrets, qui devaient leur être remis, sont entre les mains de leur contremaître blanc : qu’en feraient-ils, d’ailleurs ? Ils ne savent pas lire. La plupart de ces livrets, qui devraient être visés par un administrateur, ne portent aucune signature. Tous renferment cette mention: « Le contrat sera résilié sans aucune indemnité de résiliation, lorsque, pour un motif quelconque, le travailleur ne rendra plus de services à la compagnie. » Avis à ceux qui se blesseraient ou qui tomberaient malades au service de la généreuse société !
Félicien Challaye 3
En France, Brazza fut fêté en héros, présenté comme l’ami des Noirs et le libérateur des esclaves, un explorateur de légende.
Voici comment il est présenté en 1913 dans le chapitre intitulé Les conquêtes de la France de l’Histoire de France d’Ernest Lavisse 4
Dans beaucoup de pays d’Amérique habités par les nègres, il y a des marchés où l’on vend des hommes. Ces malheureux s’appellent des esclaves. Un esclave appartient à l’homme qui l’a acheté, comme une bête appartient à son maître.[…]
L’esclavage est donc une chose abominable. Aussi la France ne veut pas qu’il y ait des esclaves dans les pays qu’elle possède.
Regardez l’image. Vous y voyez un homme debout près d’un drapeau. Cet homme est un Français qui s’appelle Brazza. Il porte des vêtements tout blancs et un chapeau en liège, recouvert de toile blanche. Deux autres Français sont vêtus de la même façon. C’est à cause de la grande chaleur qu’ils sont ainsi habillés.
Brazza fut un homme admirable. Il voyagea dans un grand pays d’Afrique appelé le Congo. Il ne fit pas de mal aux habitants. Il leur parlait doucement, et leur demandait d’obéir à la France. Quand ils avaient promis, il plantait par terre une grande perche, en haut de laquelle on hissait le drapeau français. Cela voulait dire que ce pays-là appartenait à la France.
Un jour où le drapeau fut hissé près d’un village du Congo, une troupe d’esclaves passa.
Brazza la fit arrêter et il dit : « Partout où est le drapeau de la France, il ne doit pas y avoir d’esclaves. »
Et vous voyez que l’on enlève aux esclaves les colliers qui emprisonnent leurs cous et les cordes qui lient leurs jambes. […]
Cela prouve encore que la France est bonne et généreuse pour les peuples qu’elle a soumis.
Pendant la première moitié du XXème siècle, Savorgan de Brazza est très visible : sur une carte de publicité d’un dentiste 5, comme héros d’un livre pour la jeunesse 6, sur des timbres …
Plus récemment, un manuel d’histoire datant de 1952 comportait l’illustration reproduite ci-dessous avec son commentaire :
1. Montrez Brazza ; voyez son geste qui signifie « soyez le bienvenu parmi nous ». Tout près, le drapeau tricolore gardé par un tirailleur.
2. Voici un des rois du Congo ; il se nomme Makoko : « Les Français seront nos amis, répond-il à Brazza, ils nous protègeront. »
Savorgnan de Brazza en 2005
Certes le Haut comité des célébrations nationales a prévu de commémorer (à la rubrique Sciences et techniques !) le décès il y a un siècle de celui qui “ reste une des plus hautes figures de la geste coloniale française ” ainsi que l’écrit l’historien Jean Martin 7 :
“ Ce héros naïf et désintéressé n’a pas usurpé l’estime de ses contemporains. Nul n’a sans doute mieux que lui illustré les thèmes, récurrents dans le discours colonial, de la conquête pacifique et de la mission civilisatrice. ” (Jean Martin)
- Correspondance de Brazza, in Brazza, l’explorateur, par Henri Brunschwig, Mouton, Paris-La Haye, 1972] – cité par Anne Hugon, L’Afrique des explorateurs, coll. Découvertes Gallimard n°117.
- Félicien Challaye publia son témoignage en 1935 dans un ouvrage intitulé « Souvenirs sur la colonisation ». Ces textes furent repris en 1998 dans « Un livre noir du colonialisme » édité par Les nuits rouges.
Un autre texte de Félicien Challaye vous donnera des précisions sur le système des concessions qui a saigné le Congo : 998.
- Pour en savoir plus sur Félicien Challaye, voyez l’article : 193.
- Histoire de France – cours élémentaire, Ernest Lavisse, éd. Armand Colin, 1913, chapitre XXII.
Nous ne donnons ici que des extraits de ce texte ; mais vous pourrez lire le chapitre tout entier si vous le souhaitez. - John PARAIN (Paris),
Docteur américain – dentiste diplômé
« Inventeur de dents artificielles montées sans aucun appareil » [sic].
Source :
http://www2004.free.fr/sujets/chromos.htm. - Première édition 1930, éd. Plon.
- Jean Martin,
professeur à l’université de Lille III,
membre de l’École doctorale de Paris-Sorbonne (Paris IV), est l’auteur de la notice consacrée à Savorgnan de Brazza dans l’ouvrage Célébrations nationales 2005.