Roméo Mivekannin : « Peaux Noires, Masques Blancs »
Galerie Eric Dupont
138, rue du Temple 75003 Paris
Tél : 01 44 54 04 14
http://www.eric-dupont.com
par Flavien Louh, publié dans Libération le 19 juillet 2020. Source
Il y a des rencontres bouleversantes, qui marquent, et l’exposition « Peaux noires, masques blancs » est de celles-ci. Les œuvres magistrales de Roméo Mivekannin profitent du puits de lumière et de l’espace qu’offre la galerie Eric Dupont. Ce titre fait référence au livre éponyme paru en 1952 de Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, auteur et figure de l’anticolonialisme. Ce livre souvent présenté comme une charge violente, renferme l’idée de la possibilité d’un vivre-ensemble, d’un universalisme et d’un humanisme autres. Fanon s’intéresse notamment aux blessures et aux stigmates psychologiques de la colonisation. « Peau noire, masques blancs » évoque donc les violences du colonialisme, l’aliénation, l’humiliation, l’exploitation et la marchandisation, et dit le désir profond comme la nécessité de la désaliénation des noirs, ou encore l’importance de la lutte anticoloniale.
Choix pertinent que ce titre pour une œuvre plastique qui pose un regard neuf sur ces questions, les réactualise.
Dès la première œuvre, à l’entrée de la galerie, l’émotion et la puissance du propos comme de l’image s’emparent du regardeur. Un homme de dos, assis sur un siège le corps marqué, dont jaillit du sang. Bien que de dos, il nous regarde, sans l’expression de souffrance que l’on pourrait s’attendre à voir. Non, les yeux, l’expression du visage, la pose nous disent autre chose.
Il s’agit d’un esclave qui s’est fait fouetter. La photo de ses cicatrices a été prise à Baton Rouge dans le Mississippi le 2 avril 1863. Roméo Mivekannin nous dit-il que la blessure n’a jamais vraiment cicatrisée, ou s’est-elle rouverte ? Un héritage lourd auquel il faut pourtant se confronter.
Les toiles libres de Roméo Mivekannin disent le drame, le traumatisme, la violence faites au corps noir, à l’étrange étranger. Elles évoquent la mise au ban de l’humanité, les humiliations, la marchandisation des corps, l’objectification, l’érotisation ou la sexualisation. C’est aussi la profonde humanité et la dignité de ces hommes, femmes et enfants qui ressortent malgré tout, nous pénètrent. Une résilience perceptible dans certaines poses et dans le regard.
Lorsqu’il traite d’un sujet brûlant d’actualité, tel le meurtre de Georges Floyd en reprenant ces insoutenables images, Roméo le fait avec la distance nécessaire. Nous le voyons, de cet événement émergent d’autres problématiques en lien avec le racisme, les dérives de membres des forces de l’ordre, les abus de pouvoirs et les violences. La France ne fait pas exception ce malgré une situation différente. Face à l’Histoire, il tisse des liens, amplifie les résonances avec force et subtilité.
Et c’est bien là le tour de force de notre artiste, nous mettre face à ces images, sans fard, sans fioritures, et toucher autrement.
Comment être aussi touchant, percutant, fin et précis à la fois ?
Tout d’abord, Roméo Mivekannin reproduit fidèlement peintures et photographies, avec un coup de main assuré. L’acrylique anime la toile par le jeu des contours, ombres et contrastes, la maîtrise de la silhouette, des textures et du trait.
Il coud des draps récupérés qu’il plonge dans des bains d’élixirs dont il change la composition à chaque fois, « à la manière d’un alchimiste », confie-t-il. Ces étoffes, Roméo Mivekannin les enterre afin de les charger de mémoire, dans des lieux symboliques comme à Nantes – port stratégique de la traite négrière, du commerce triangulaire, d’armes et de l’esclavage, comptant le plus grand nombre d’expéditions depuis la France. Un symbole de puissance, de maîtrise, de contrôle, d’exploitation sous toutes ses formes.
Ainsi s’ouvre un autre dialogue avec l’Histoire.
Les toiles de 2 mètres ou plus, donnent à voir des teintes ocrées, terriennes, organiques. Mivekannin intègre des bandes noires plus ou moins larges. Peut-être évoquent-elles l’invisible, le non dit, l’indicible, l’innommable. C’est un travail de reconstitution, pièce par pièce, élément par élément, de la toile, de la mémoire avec ses trous, ses tâches, ses blancs, ses noirs, ses changements, ses constantes, éléments vifs, palpables…C’est par la maîtrise technique donc mais c’est surtout par le traitement et les renversements opérés qu’il y parvient !
Double Je
En effet, Roméo Mivekannin se met en scène, et très vite, le spectateur remarque qu’il s’agit du visage de l’artiste en lieu et place de celle de Laure, la servante de l’Olympia de Manet, de l’esclave du Mississippi et tant d’autres.
Ce jeune homme se mue en esclave, servante, condamné à mort, jeune fille… C’est bien là que tout se joue
« Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs
L’artiste donne de sa personne, fait un clin d’œil malicieux à la tradition de l’autoportrait et aux maîtres, se joue des conventions, et sans être tout à fait radical, les secoue. Se représenter, se mettre à nu ainsi est un parti-pris audacieux qui joue avec la distanciation et le rapprochement.
Roméo nous donne à voir ses doubles. Le « Je » devient, Elle, Lui, Eux, Nous, Elles, pluriel, autre. Dédoublement de personnalité, substitution, endossement d’un rôle, jeu et je se confondent. Affirmation de soi ou plutôt affirmation d’une humanité, d’un destin commun, d’un lien avec l’autre.
Le transgenre, la question des normes de genre, de sexe, et des dominations sont éminemment importantes. Elles sont prégnantes dans l’œuvre.
La pratique de la couture est par exemple associée à la sphère féminine. Or une étude de l’histoire permet de voir une séparation plus ténue, relevant souvent de la séparation public / privé. Les guildes et corporations en Angleterre, en Allemagne ou en France à Tournai, Paris ou Troyes, sont masculines et permettent l’éclosion de bonneteries et du métier de chapelier. Des hommes exercent le métier de tailleur, inventent des machines à tricoter à l’image de William Lee, de Crompton et la mule-jenny, Jacquard et Thimmonier, ou Charles Frederick Worth. Ce dernier, se disant artiste et non artisan, participe à donner forme à ce que nous appelons la Haute Couture.
L’industrialisation féminise le métier et l’activité, pratiquée dans l’intimité du foyer, est mise sur la place publique, non sans choquer et rencontrer des résistances (face aux établissements d’Élisa Lemmonier par exemple).
La couture est associée à un art de résistance : une légende fait du Quilt (courtepointe) un outil important dans le combat contre l’esclavagisme aux Etats-Unis, au travers de signes secrets brodés et de patchworks. Alors que broderies et couture sont des techniques utilisées dans des oeuvres féministes qui deviennent des éléments discursifs.
Pour « Peaux noires, masques blancs », Roméo Mivekannin puise ses sujets dans des images d’archives, photos, cartes postales et de tableaux de maîtres qu’il copie. A l’occasion, Éric Dupont et son fils lui soufflent des idées.
L’artiste propose plusieurs séries dont Barnum, s’attaquant au sujet des zoos humains.
Le titre fait référence au cirque éponyme présentant dans un premier temps des freak shows (ou spectacles de « monstres » tels la femme à barbe, l’homme le plus fort du monde, des siamois, Jumbo l’éléphant géant, etc.) puis des zoos humains (villages ethniques de « peaux rouges », pygmées, aborigènes, marocains etc.). Tablant sur un voyeurisme décomplexé, une supposée hiérarchie des races et un capitalisme dévoyé, Barnum va prospérer créant des « spectacles ethniques » (ethnic shows), inventant des sauvages, leur donnant des rôles, fabriquant une imagerie, légitimant le racisme, le banalisant sous la forme d’un divertissement familial.
Roméo aborde le sujet avec frontalité et toujours ce souci d’opérer un renversement comme lorsqu’Il rapproche les vénus hottentotes – exhibées pour leur fesses hypertrophiées au Jardin d’Acclimatation de Paris, qui accueillait les zoos humains – des 3 Grâces. Le renversement opéré ici permet, par le statut de Grâces et l’ancrage dans l’Histoire de l’art, de souligner l’humanité, un temps niée, de ces vénus callipyges.
Les cartels présentent les œuvres originales, ajoutant à la mise en relief des choix de l’artiste. Aussi est-il toujours frappant de constater que l’on vendait, achetait, échangeait des photos de lynchage, de mises en scène de « sauvages » et autres « monstres », de pratiques avilissantes. Un colon se servant d’un enfant comme d’un repose-pied… Un soldat portugais pince les seins d’une jeune fille, nous sommes en Guinée, en 1968, année liée, dans l’imaginaire collectif en France, aux événements de Mai, aux mouvements sociaux et à la mise en lumière de la lutte pour la liberation sexuelle, la libération de la parole des femmes et des moeurs.
Nous voyons le rôle et la force des images et sommes invités à réfléchir à leurs sens aujourd’hui, dans nos sociétés mais aussi à notre production et consommation d’images.
La série, Le modèle noir fait référence à l’exposition éponyme qui s’est tenue à Orsay et au Memorial ACTe de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe l’an passé. Une exposition marquante, engageant une nouvelle réflexion sur les collections des musées, le nom des œuvres, les contextes de création, la place et le traitement des noirs dans la société et dans l’art en tant que protagonistes, ou le regard porté sur ces personnes.
Roméo Mivekannin y a puisé des modèles qu’il s’approprie avec talent, engageant un dialogue avec l’Histoire de l’art et notamment l’orientalisme. De ces images stéréotypes d’un Orient fantasmé, d’un ailleurs fabriqué, reflet des désirs, des expériences et du rapport de domination des européens face aux orientaux, Mivekannin déroule un fil les liant à l’exotisme, à la figure du barbare, du sauvage, de l’étranger. Le blanc comme le noir est une construction affirmait Frantz Fanon. Aussi est-il intéressant d’entrevoir les rouages de cette mécanique.
L’artiste reprend cette oeuvre qui scandalisa par son sujet, la prostitution, à l’image de nombreux artistes parmi lesquels Gauguin, Picasso, Vallotton, Dubuffet, Basquiat, Larry Rivers, ou encore Aimé Mpané qui s’en sont emparé, ont conversé avec elle, l’ont parodié, y ont rendu hommage…
C’est une œuvre documentée par laquelle Roméo Mivekannin aborde l’Histoire (de l’art) sans naïveté, évitant le piège des raccourcis, de la simplification et des oppositions binaires type Bien / Mal ou victime / bourreau. Évoquer les histoires et personnes mises à l’écart, à la périphérie, les invisibles et sans voix proposer de nouvelles voix et voies… C’est aussi affirmer que « Je est un autre ». C’est croire comme Fanon que la culture, avec toute sa dimension historique et politique, permet de sortir des aliénations, de la servitude, de la colonisation
Et c’est non sans intelligence, sensibilité et intensité que Roméo s’attache à la mise en perspective de charges du passé, de la résurgence et la mise en évidence de stigmates, zones d’ombres, impasses et tabous. C’est une invitation à la pensée, à la question de la Mémoire et à la remémoration.
Les mots de Frantz Fanon résonnent :
« Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
Pour sa première exposition personnelle dans la capitale Roméo Mivekannin met la barre très haut. Une exposition dont on ressort changé.