C’est peut-être se répéter que de dire que nos jeunes ne connaissent pas l’histoire de leur pays et que celle-ci est, de toute façon, tronquée dans son écriture et son enseignement.
Le constat fait par des historiens sur l’enseignement de l’histoire de l’Algérie dans nos établissements scolaires est ce qu’il y a de plus inquiétant.
Il est plus que jamais temps de combler le déficit de mémoire qui conduira inéluctablement le pays vers le chaos.
Pour les historiens, ce qui est essentiel ce sont les faits qu’il faut rétablir, enregistrer, inscrire, étudier et transmettre. Pourtant, la chose est facile.
Il suffit d’une volonté politique pour le faire. Aujourd’hui, notre passé est effacé !
La question de la mémoire se pose même chez ceux qui diffusent et informent. Il suffit de faire un tour aux Archives nationales pour voir de quelle manière la mémoire algérienne est gérée. Demandez un document, essayez d’obtenir sa reproduction pour un travail : le résultat est vite connu.
Les archives n’existent pas.
Dahou Djerbal affirme qu’il y a incurie ou incapacité à faire face à une demande sociale.
Tant d’obstacles à l’écriture !
Entraves : L’écriture de l’histoire en Algérie ou de l’Algérie ne se fait pas principalement par des historiens.
Pour Dahou Djerbal, historien et directeur de la revue Naqd, l’écriture de l’histoire «se fait essentiellement par des personnes qui ont un rapport direct ou indirect avec cette histoire récente». Il explique que l’histoire contemporaine de l’Algérie, que ce soit celle du Mouvement national ou celle de la Guerre de Libération s’est faite «sous forme de mémoire ou de témoignages».
Si l’on peut considérer qu’à l’université, il y a aussi une écriture, M. Djerbal a souligné qu’elle ne passe pas la rampe pour deux raisons. Il s’agit tout d’abord, a-t-il précisé, du contenu. Il a ajouté que «souvent la formation à l’université dans le domaine de l’histoire est insuffisante ou incomplète ; quelquefois, elle laisse complètement à désirer».
Ce qui fait que nous avons une pléthore de mémoires : mémoire de magistère, de licence ou même parfois des thèses, «mais qui ne dépassent pas la rampe éditoriale».
Pis, nous explique M. Djerbal, «ces mémoires se font souvent dans un style avec un certain nombre de documentations, de bibliographies qui laissent à désirer et que les éditeurs ne veulent pas s’aventurer à faire passer au grand public».
Pour corriger la trajectoire, il faudrait un nouveau travail du texte, mais les éditeurs ne veulent pas se donner cette peine.
Donc l’obstacle est celui de la qualité du texte puis de l’obstacle éditorial, ajoute M. Djerbal, pour qui les éditeurs ne veulent pas courir le risque d’un échec éditorial. «Ce qui fait qu’en Algérie, l’écriture sur l’histoire de l’Algérie se fait principalement à l’étranger, notamment en France.» Car dans ce pays, il y a une multitude de travaux de recherche, de diplômes d’études approfondies, de thèses qui se font sur l’histoire de l’Algérie. «De cette multitude (plusieurs centaines par an), au moins 10% passent au grand public.» Beaucoup nous arrivent en Algérie sous forme de livres importés ou de rééditions «par des éditeurs plus ou moins malins qui font l’économie de tout de qui est travail de recherche et de sélection».
En effet, les éditeurs, selon M. Djerbal, achètent les droits et les republient, «ce qui fait que l’écriture de l’histoire est malade de deux grands maux : le premier c’est que l’université algérienne ne forme plus d’historiens. Le second, c’est que l’écrit sur l’histoire de l’Algérie nous vient de l’extérieur».
Maintenant, en ce qui concerne la partie mémoires, témoignages des acteurs ou des témoins du Mouvement national ou du mouvement réformiste religieux (oulémas) ou de la Guerre de Libération, «c’est évidemment toute la limite du témoignage, toute la limite du récit historique, du récit mémoriel, qui prête à caution parce qu’il est toujours partisan, partial ou partiel», conclut M. Djerbal.
Calculs politiciens
Manipulation : «La connaissance de sa propre histoire est essentielle dans l’édification de la personne, qu’elle soit un individu singulier, un individu collectif ou une nation.»
C’est ce que nous a déclaré Dahou Djerbal, qui a indiqué qu’il faut rappeler que pendant longtemps, le discours sur l’histoire, l’écrit sur l’histoire étaient sous le contrôle du parti unique. Durant cette période, des ouvrages ont été censurés. «Ces ouvrages ont été réalisés durant les années 1980, mais nous n’y avons eu accès qu’en 1991 en Algérie !», s’indigne notre interlocuteur qui ajoute que nous avons hérité d’une tradition de censure politique de l’écriture sur l’histoire.
Dans ce registre, il y a eu des travaux sur des moments historiques extrêmement importants, sinon fondateurs de l’Algérie contemporaine, qui ont été édités à l’étranger et qui n’ont jamais été diffusés en Algérie jusqu’à ces dernières années. M. Djerbal cite l’exemple de Messali Hadj, de Abane Ramdane et d’autres personnalités qui font l’objet de polémique, de débat et de dispute. «Le pouvoir politique veut contrôler le discours et l’écrit sur le passé pour des raisons de légitimité, parce que souvent, ceux qui prennent la décision de censurer des ouvrages ont peur que leurs parution et diffusion remettent en question la légitimité de leur présence», affirme l’historien.
Depuis les années 1960 jusqu’à nos jours, c’est une règle générale qui revient de manière récurrente. Chaque fois qu’un régime change, qu’un président est élu ou qu’un ministre est nommé, c’est le même scénario qui se répète.
«Aujourd’hui, on souffre de cécité. On est aveugle sur ce qui s’est passé et on veut que toute la société soit aveugle et sourde. On souffre aussi d’une volonté de supprimer de l’histoire des moments ou des personnages qui dérangent», précise M. Djerbal. Aussi, lors de l’édition, «on va avoir manipulation des faits historiques, effacement de moments importants de notre histoire et des pages blanches sur différentes périodes de notre histoire».
Si on ampute la nation de son passé, on ne peut pas ensuite espérer que cette même nation se reconnaisse dans ses membres. «Donc, on produit à grande échelle du conflit, de la confrontation et de la crise identitaire», affirme M. Djerbal qui ajoute que «nous sommes dans un corps social qui ne se connaît pas». Un corps social qui n’a pas connaissance des éléments qui le constituent, qu’ils soient géographiques, historiques, culturels ou religieux. Nous sommes dans un pays où l’on produit à grande échelle de l’ignorance.
L’ignorance de soi et l’ignorance des faits. Pour remédier à cette situation, il appartient à la classe politique et à ceux qui ont le pouvoir de décision dans ce pays de se pencher sur ces questions parce qu’elles sont graves et qu’elles risquent de nous emporter tous…
Enseignement, le trou noir
Déficit : Le manuel d’histoire dispense le «savoir» officiel auquel sont censés se référer, des années durant, élèves et enseignants.
C’est ce qu’a affirmé Hassan Remaoun, enseignant à l’Institut de sociologie de l’université d’Oran et chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc), dans une étude sur l’enseignement de l’histoire en Algérie. L’étude s’est limitée, pour l’essentiel, aux trois années dispensées dans les lycées (1re, 2e et 3e années secondaires), préparant aux examens du baccalauréat ; le choix du cycle des trois années débouchant sur le baccalauréat est dicté par le fait que «c’est la dernière période de la scolarité où tous les futurs cadres et lettrés du pays auront été astreints à un enseignement d’histoire», ce qui «contribue à lui donner un rôle structurant dans la constitution de l’idéologie dominante en Algérie», explique M. Remaoun, qui a tiré pour conclusion que l’enseignement de l’histoire dans les lycées algériens traite de la période qui va du XVIe siècle à nos jours, soit celle durant laquelle s’est constituée, dans sa consistance actuelle, l’entité «Algérie».
Aussi, le manuel algérien de 1re AS, explique le chercheur, aborde la période 1760-1914 et il est structuré en 27 chapitres ou leçons réparties sur quelque 240 pages (plus une dizaine de pages réservées à la présentation de l’ouvrage et à la table des matières). Le tiers des chapitres (soit 9 sur 28 occupant 71 pages) traite du monde arabo-islamique ; Afrique, Asie, Europe plus les Etats-Unis d’Amérique semblent se partager équitablement les deux tiers restants avec, eux aussi, 9 chapitres chacun.
Le manuel de 2e AS «fait référence 18 fois à des pays du Machrek contre 4 à ceux du Maghreb (dont une seule référence explicite à l’Algérie)». Pis, le chercheur explique que dans les manuels marocains, le référent Algérie domine et est même mieux représenté (trois leçons) que dans le manuel algérien (une leçon). Aussi, est-il constaté que le monde arabo-musulman est fortement représenté dans l’enseignement de l’histoire tel qu’il se pratique dans les lycées en Algérie (51% du nombre total des leçons). «Nous constatons que le référent Algérie représente près de 8% (en nombre de leçons et de pages) de l’ensemble du programme enseigné dans les trois années, et 15 et 17% de l’espace affecté au monde arabo-islamique.»
La comparaison formelle nous donne donc une représentation de l’Algérie en leçons et en pages dans les manuels algériens, à peu près deux fois et demie inférieure à la représentation dans les manuels marocains. Pour ce qui est de l’ensemble Algérie-Maghreb, on arrive à une représentation dans les manuels algériens de 12% de l’ensemble mondial enseigné en trois ans, et à environ 25% de l’ensemble arabo-islamique (22,5% en nombre de leçons et 27,3% en nombre de pages). Le décalage avec les ouvrages marocains est ici aussi au moins de deux fois et demie et toujours en faveur de ces derniers.
Une matière détestée
Témoignages : En Algérie, les jeunes, à l’instar des adultes, ignorent leur passé. Mais, en aucun cas, ils n’en sont responsables.
Imaginez qu’un enfant soit amputé de sa généalogie, qu’il ne soit pas informé de l’identité de son père, de sa mère et de ses origines. Sa croissance, son développement et son équilibre vont être atteints.
Ces propos sont de l’historien Dahou Djerbal. Il suffit de faire un tour dans un lycée, de discuter avec des lycéens pour constater que l’enseignement de l’histoire fait défaut dans notre pays.
Tous les élèves que nous avons approchés tiennent le même langage : «Nous détestons l’histoire.» Mansour, étudiant en 1re AS : «Je n’aime pas l’histoire. C’est une matière qui me fatigue. C’est du parcœurisme.» Que connaît-il de l’histoire de l’Algérie ? Pas grand-chose, répond Mansour. «Je sais que les Turcs étaient là. Ils nous ont aidés zaâma. Puis, ils ne nous ont laissé que la baqlawa ! (rire)»
Un autre lycéen, Mounir, 3e AS, nous a déclaré qu’il n’aimait pas du tout l’histoire. «C’est une matière qui demande trop de parcœurisme. Si tu apprends par cœur les leçons tu auras de bonnes notes, sinon walou ! Ikdeb aâlik celui qui te dit zaâma il faut suivre le cours et comprendre. C’est faux ! Si tu apprends par cœur c’est bon, sinon rien. Parce que quand l’enseignant donne son cours, il lit son texte, sans aucune explication.» Mounir reconnaît ses limites en matière d’histoire. «Je sais que les Français ont envahi le pays en 1830 ; ils sont rentrés à Constantine en 1936.»
Le jeune Islam, 3e AS, sait que «durant la guerre, il y a eu 1,5 million de martyrs qui se sont sacrifiés pour le pays. Je connais l’Emir Abdelkader, Bouamama…». Mais pour ce lycéen de 18 ans, l’histoire enseignée à l’école est fausse. «Je sais que l’histoire qu’on nous enseigne n’est pas toujours exacte. Il y a trop de vide et de non-dits».
A cet effet, nous explique M. Djerbal, l’enfant qui arrive à l’adolescence et qui va devenir adulte est amputé de sa mémoire, de son histoire et amputé de la connaissance de son patrimoine.