4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

Nombreuses résistances en France à la restitution des objets volés à l’époque coloniale

Se manifestent en France de nombreuses résistances à la restitution des objets volés à l'époque coloniale.
Emmanuel Macron et le président béninois Patrice Talon (Photo Ludovic MARIN / AFP)

Contrairement aux engagements d’Emmanuel Macron en 2017 à Ouagadougou, à ce jour seuls vingt-sept biens culturels ont été rendus à des pays africains par la France, alors que des milliers de ces objets spoliés durant l’ère coloniale sont conservés dans nos musées. L’examen du projet de loi sur la restitution des biens culturels ayant fait l’objet d’appropriations illicites a été repoussé sans explication. Le Parlement aurait dû commencer le 2 avril 2024 à examiner ce projet, porté par l’ex-ministre de la culture, Rima Abdul Malak. Ce report s’expliquerait, selon Le Monde, par un vice juridique qui pourrait en réduire sérieusement la portée.

Nous reproduisons ci-dessous la tribune de trois responsables des musées et des restitutions du Bénin, du Nigeria et du Sénégal, qui protestent contre le report de cette loi : « Restitution du patrimoine sur le continent africain : « Le report de la loi promise est pour nous un choc ».

Dans l’article de Roxana Azimi publié dans Le Monde le 26 mars 2024, « Le Conseil d’Etat relève un frein aux restitutions d’œuvres d’art acquises par la France dans des conditions abusives », on peut lire notamment :

« L’abstention, en décembre 2023, des Républicains et des “Insoumis”, lors du vote de la loi sur la restitution des restes humains, a montré à quel point le terrain est politiquement miné. Des trois textes de loi, celui sur la restitution des biens culturels est le plus compliqué car il touche à des choses fondamentales, le rapport de la France à la colonisation, reconnaît le sénateur communiste Pierre Ouzoulias, inquiet que cette troisième loi, hautement symbolique, ne passe à la trappe. Autant le travail de mémoire a été fait sur le rôle de la France pendant la période de Vichy, autant celui sur la colonisation n’a pas eu lieu et le sujet reste largement tabou. »

Notre site avait mentionné le 26 avril 2023 le rapport « frileux » de J-L Martinez remis au gouvernement afin de légiférer sur la restitution des biens culturels.

Nous ne pouvons que constater que se manifestent en France de nombreuses résistances à la restitution des objets volés à l’époque coloniale. Cela témoigne de l’imprégnation de notre société et de toutes ses forces politiques, de droite mais aussi de gauche, par la « bonne conscience postcoloniale ».


Restitution du patrimoine sur le continent africain : « Le report de la loi promise est pour nous un choc »

Tribune par Babatunde E. Adebiyi, directeur des services juridiques de la Commission nationale des musées et monuments du Nigeria ; Fatima Fall Niang, directrice du centre de recherche et de documentation au Sénégal ; Alain Godonou, directeur du programme musées (République du Bénin), publié dans Le Monde le 30 avril 2024.

Contrairement aux engagements d’Emmanuel Macron en 2017, seuls 27 biens ont été rendus à des pays africains, regrettent, dans une tribune au « Monde », les responsables des musées et des restitutions du Bénin, du Nigeria et du Sénégal, qui appellent à « une éthique relationnelle repensée ».

En novembre 2017, à l’université de Ouagadougou, le président Emmanuel Macron affirmait : « Je veux que, d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » A la suite des combats menés par les peuples spoliés depuis des décennies, cette déclaration, suivie du rapport Sarr-Savoy en 2018, a soulevé un grand espoir sur le continent africain, en particulier les pays francophones dont certains des plus grands trésors se trouvent en France depuis les conquêtes coloniales.

En décembre 2020, la France a voté une loi qui a permis le rapatriement de quelques trésors au Bénin et au Sénégal. En 2023, après l’adoption de deux lois de restitution portant respectivement sur les biens des familles juives spoliées et sur les restes humains, nous suivions avec grand espoir et attention le chantier législatif concernant les biens soustraits aux peuples colonisés.

Au moyen de politiques culturelles ambitieuses, la construction ou la rénovation de musées et le renforcement de leurs institutions patrimoniales, nos pays se préparaient à accueillir dans la joie le retour en terre natale de leur patrimoine. Le Bénin construit dans sa capitale, Porto Novo, un musée international du vodun, déjà primé pour son architecture, où est attendue la célèbre statue du dieu Gou.

Série de vices

Le report de la loi promise est pour nous un choc. Les critiques légitimes du Conseil d’Etat sur le projet de loi préparé par le gouvernement français, révélées par « Le Monde », soulignent une série de vices. Le Conseil d’Etat relève que ce projet de loi contrevient à un principe fondamental : la sortie de la domanialité publique doit être motivée par un intérêt public supérieur, par un motif impérieux, qui seul peut fonder une dérogation à l’inaliénabilité des collections publiques.

Or, le projet de loi ne vise que la « conduite des relations internationales et la coopération culturelle » ; ce qui ne saurait constituer un intérêt public supérieur. Ce motif est directement inspiré du rapport Patrimoine partagé : universalité, restitution et circulation des œuvres d’art, remis en 2023, qui n’est pas en accord avec le discours prononcé par le président Macron en 2017 à Ouagadougou. Si la coopération culturelle avec la France, comme avec d’autres pays, nous est chère, elle ne saurait se substituer à la nécessité de retrouver notre patrimoine.

En 1978, Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’Unesco, écrivait : « Aussi bien ces hommes et ces femmes démunis demandent-ils que leur soient restitués au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels, ils attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est, psychologiquement, le plus intolérable. Cette revendication est légitime. » L’intérêt culturel des peuples n’est-il pas un motif impérieux, un intérêt général supérieur ?

Cet intérêt culturel des peuples est souligné dans l’article premier du pacte international relatif aux droits civils et politiques (adopté par les Nations unies en 1966) et se nourrit du droit de participer à la vie culturelle que met en jeu le pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, également adopté en 1966. La France a ratifié ces deux pactes internationaux, piliers des droits humains, le 4 novembre 1980. Peut-elle exclure d’octroyer aux autres peuples les droits qu’elle reconnaît à son peuple ?

Ethique relationnelle repensée

L’humanité est une. Ces principes universels nous concernent tous. Le projet de loi ne pourrait-il pas invoquer un tel intérêt supérieur, source d’équité qui justifierait la restitution de patrimoines dont les peuples africains ont été amputés ? Il ne s’agit pas de vider vos musées ou de saper les marchés d’art africain, mais de fonder une éthique relationnelle repensée. Des commissions scientifiques paritaires travaillant de manière apaisée sur l’histoire de ces appropriations illicites semblent un bon mécanisme pour avancer sans suspicion.

Le Conseil d’Etat français critique également, avec raison, la « conditionnalité » du rapatriement. En effet, le projet de loi prévoit que la restitution serait assortie d’une « obligation de présentation au public ». Ce qui sous-entend un contrôle de notre politique culturelle et une remise en cause de notre souveraineté. Est-ce sérieusement envisagé et envisageable ?

Il est temps d’éviter les relents de néocolonialisme qui n’arrangent pas les bonnes volontés de part et d’autre. Enfin, selon le Conseil d’Etat français, le projet de loi exclurait du périmètre des restitutions « les biens saisis par les forces armées qui, par leur nature, leur destination ou leur utilisation ont contribué aux activités militaires ». Cette disposition aurait empêché la restitution du sabre au Sénégal ; elle pourrait exclure la restitution au Bénin du dieu Gou, des sabres et des amulettes des agodjie (amazones) saisies sur les corps des combattantes, et, à la Côte d’Ivoire, du tambour Ebrié. Tous ces biens ont été saisis parce qu’ils incarnaient notre résistance et c’est pour cela qu’ils doivent être restitués.

Depuis le discours de 2017, et l’espoir qu’il a suscité, la France a restitué 27 biens. Les autres pays européens se sont engagés dans des restitutions bien plus ambitieuses, sans que cela n’implique forcément leur retour physique. Ainsi le Nigeria a-t-il obtenu le transfert de propriété de plus d’un millier de ses biens culturels, grâce à des accords de rapatriement ou de transfert de propriété, avec de nombreux musées et gouvernements de par le monde, à l’exception de la France. Certaines œuvres sont rentrées, les autres sont restées, mais appartiennent désormais au Nigeria : elles ne sont plus otages, elles sont devenues ambassadrices. La France ne pourrait-elle pas également explorer cette voie ?

Plus de quarante-cinq ans après le discours d’Amadou-Mahtar M’Bow en 1978, une partie de l’humanité dénie toujours à l’autre d’avoir accès à son patrimoine. La promesse du président Macron n’était-elle pas motivée par la justice et l’intérêt culturel des peuples, un motif impérieux ? La restitution de notre patrimoine est d’un intérêt supérieur : transmettre notre histoire, éduquer notre jeunesse, inspirer nos artistes, développer notre économie, refonder nos coopérations, asseoir notre identité. En bref : travailler à l’avenir commun et apaisé de nos peuples et de notre humanité. Nous sommes prêts à bâtir avec nos homologues français une éthique relationnelle repensée.

Babatunde E. Adebiyi, directeur des services juridiques de la Commission nationale des musées et monuments du Nigeria. Il a coordonné la restitution au Nigeria de plus de 1 300 œuvres d’art provenant d’Allemagne, du Royaume-Uni, des Etats-Unis et des Pays-Bas.

Fatima Fall Niang, directrice du centre de recherche et de documentation du Sénégal (CRDS) à Saint-Louis. Elle a participé au montage du dossier d’inscription de l’île de Saint-Louis du Sénégal au patrimoine mondial en 2001 et a coordonné celui du Ceebu jën, plat sénégalais, inscrit en décembre 2021.

Alain Godonou, directeur du programme musées en République du Bénin, fondateur et ancien directeur de l’Ecole du patrimoine africain, puis directeur de programmes au secteur de la culture de l’Unesco. Il pilote la politique culturelle du Bénin en matière de musées et de restitution.


Lire aussi sur notre site :

Du pillage culturel colonial aux difficiles restitutions postcoloniales


Facebook
Twitter
Email