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Édition du 15 décembre 2024 au 1er janvier 2025

ne confondez pas mémoire et histoire, monsieur le secrétaire d’Etat !

La création à venir d'une Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, contestée par de très nombreux historiens, continue à être un sujet de polémique. L'intérêt de recueillir les témoignages d'anciens combattants de la guerre d'Algérie est indiscutable. Mais il est illusoire d'en attendre la mise à jour de « la réalité des faits» et c'est faire preuve d'une grande naïveté que de penser que « la vérité historique » ainsi dévoilée permettra de «réconcilier les mémoires». A titre d'exemple, on ne perçoit pas en quoi le témoignage de Roger Benmebarek sur les événements de mai 1945 à Sétif, rédigé dans le respect des « principes préconisés par son rapport remis au premier ministre, le 13 janvier 2006, pour préfigurer [cette] fondation»6, peut contribuer à cette réconciliation. C'est pourtant ce que Hubert Falco avait affirmé lors du congrès de l'UNC, le 14 mai 2010, à Montpellier7. Le secrétaire d’Etat à la Défense et aux Anciens combattants avait déclaré, le 2 février dernier à l'Assemblée nationale, que la fondation « n'est pas chargée d'écrire l'histoire de la guerre d'Algérie », mais de « transmettre à nos jeunes l'histoire de cette période»8. Comme il l'a répété à Montpellier, la fondation sera chargée « de défendre la vérité simple, la vérité toute nue», sans craindre «la vérité de l'histoire» : «Nous savons ce que fut la présence française en Algérie. Nous savons ce que le système colonial comptait en injustices de tous ordres. Mais nous savons aussi ce que les Français d'Algérie ont apporté à ce beau et grand pays». Comment pourrait-il en être autrement de la part d'une fondation créée par une loi «portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés»9 ? Une fondation dont le député Lionnel Luca, auteur de l'incroyable proposition de loi visant à la reconnaissance du génocide vendéen de 1793-179410, attend avec impatience la mise en place, «afin de mieux approcher la vérité et la réconciliation entre les peuples». Le débat qui entoure ce projet de fondation révèle une confusion des esprits. Afin d'apporter des éléments de réflexion sur le sujet, nous reprenons ci-dessous quelques textes d'historiens qui traitent des rapports entre mémoire et histoire.

Il ne faut pas confondre mémoire et histoire

Gérard Noiriel 1

Commençons par clarifier le sens des termes « mémoire » et « histoire ». Tous les êtres humains ont une mémoire qui est constitutive de leur identité personnelle et de l’identité collective des groupes auxquels ils appartiennent. Chacun de nous possède donc une mémoire qui lui est propre. Elle est faite des souvenirs laissés par les événements, les bonheurs et les souffrances que nous avons vécus ; elle conserve les traces du passé que nous avons intériorisées, qui font notre personnalité et déterminent nos sentiments d’appartenance. Si l’on se place au niveau de la personne, il n’y a donc jamais deux mémoires totalement identiques.

Pour qu’une mémoire collective puisse naître, il faut évidemment que plusieurs individus aient gardé le souvenir des mêmes expériences vécues. Néanmoins une mémoire collective n’est jamais le « reflet » fidèle des mémoires individuelles. Le passage de l’individuel au collectif nécessite tout un travail de sélection qui privilégie certains aspects du passé au détriment des autres. Ce travail de sélection est réalisé par des gens qui parlent au nom de leur groupe d’appartenance. Les sociologues appellent ces individus des « entrepreneurs de mémoire ». Grâce à eux les souvenirs disparates, souvent flous, voire confus, que chaque membre d’un groupe a gardé d’un passé commun deviennent plus homogènes, et acquièrent une visibilité dans l’espace public. Ce travail vise à conforter l’identité collective du groupe, le plus souvent contre des entreprises mémorielles concurrentes. C’est pourquoi Maurice Halbwachs a insisté sur le fait que toute mémoire collective se construit en fonction des enjeux du présent2.

Pendant très longtemps, ce rapport mémoriel au passé a exercé une domination sans partage. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en France, la quasi totalité des ouvrages dits « historiques » étaient rédigés par des « entrepreneurs de mémoire » : nobles désoeuvrés, membres du clergé, avocat, etc. Lorsque les aristocrates ont été chassés du pouvoir après la révolution de 1848, leur premier réflexe a été d’utiliser l’arme de la mémoire pour tenter de discréditer la Révolution française et donc le camp républicain. A l’époque, même les universitaires, comme Jules Michelet ou Augustin Thierry, produisaient un savoir de type mémoriel au sens où ils répondaient à des préoccupations partisanes, en rapport direct avec les enjeux politiques de leur temps.

La IIIe République a voulu rompre avec cette logique en réformant l’université de façon à confier l’étude du passé à un corps d’historiens professionnels uniquement animés par le souci de la vérité. La France n’a fait que suivre, à cet égard, une tendance commune à la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, alors convaincus que la science et la démocratie pouvaient faire bon ménage. Les citoyens acceptent qu’une partie de leurs impôts serve à rémunérer des historiens professionnels car cette indépendance matérielle est nécessaire pour produire des connaissances sur le passé qui ne soient pas motivés par le souci de justifier tel ou tel intérêt partisan.

Dans cette perspective, la différence majeure entre l’histoire et la mémoire ne réside pas dans la méthode ou dans le rapport aux archives. Elle se situe dans le type de questionnement adressé au passé. Les producteurs de mémoire ont surtout le souci de « sauver de l’oubli », ou de réhabiliter, les individus et les groupes qui ont leur faveur. Alors que le rôle de l’historien consiste à élaborer des questionnements qui lui permettront de mieux comprendre, voire d’expliquer, le passé, avec l’espoir que cela puisse aider les hommes d’aujourd’hui à « mieux vivre » comme disait déjà Marc Bloch3. Mais il faut immédiatement ajouter que la distance que l’historien doit prendre à l’égard des enjeux de mémoire ne justifie nullement un repli dans sa tour d’ivoire. Les universitaires sont des enseignants-chercheurs. Cela signifie qu’il doivent s’efforcer de diffuser leurs connaissances spécialisées grâce à des moyens pédagogiques adéquats. Lorsqu’ils accomplissent cette partie de leur mission, les historiens ne sont plus dans le domaine de la science historique pure. Ils interviennent à leur tour dans les enjeux de mémoire. En mettant à la portée des citoyens le savoir qu’ils ont élaboré, ils contribuent à enrichir la mémoire collective de l’humanité. Ils contribuent à diffuser ce qu’on appelle « l’esprit critique » grâce auquel les porteurs de mémoire examineront leur passé avec davantage de recul et plus de tolérance à l’égard des autres.

En distinguant clairement histoire et mémoire, on comprend mieux les liens étroits qui unissent ces deux types de rapport au passé. La dimension pédagogique que je viens d’évoquer illustre la liaison « en aval » qui existe entre les deux. Mais il ne faut pas oublier que cette relation s’établit d’abord « en amont ».

Les historiens ne vivent pas en dehors de la société. Ils sont eux-mêmes pris dans les enjeux de mémoire qui dominent leur temps. Sur le plan personnel, ils sont porteurs de la mémoire des groupes dont ils font (ou ont fait) partie. L’origine sociale, la trajectoire, le sexe, l’appartenance nationale, voire régionale ou religieuse, la position institutionnelle, tous ces facteurs influent sur leur vision du monde, même lorsqu’ils s’efforcent de les tenir à distance. C’est pourquoi sur tous les sujets importants, les points de désaccord entre spécialistes sont nombreux.

Il faut donc récuser l’idée qu’il existerait un Savoir Historique unique, à partir duquel on pourrait expertiser la mémoire. Dans la réalité, les choses sont beaucoup plus compliquées et entremêlées. Le fait que les historiens soient pris dans les enjeux de mémoire de leur époque explique aussi que, bien souvent, c’est sous l’aiguillon de la mémoire que la discipline s’ouvre à de nouveaux objets. Par exemple, pendant plusieurs décennies l’histoire de la Shoah a été, en France, le fait d’un petit nombre d’historiens « amateurs », motivés par des raisons personnelles ou familiales. Ils se sont mobilisés pour lutter contre les tentatives d’occultation de ces événements horribles dans la mémoire collective. Ils voulaient que la nation honore les victimes, dénonce et punisse ceux qui ont cautionné, voire participé, à ces atrocités. Jusqu’à la fin des années 1970, les historiens patentés n’ont guère contribué à ce devoir civique. C’est seulement lorsque le combat des militants de la mémoire a commencé à porter ses fruits que le thème est devenu légitime dans la profession. L’histoire de l’immigration illustre un phénomène du même genre.

Tout cela montre que l’histoire et la mémoire sont deux rapports au passé qui ont chacun leur logique propre et qu’on ne peut pas hiérarchiser. Elles peuvent être parfois en conflit, mais elles ont besoin l’une de l’autre. […]


L’Histoire n’est pas…4

L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique.

L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui.

L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas.

L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire.


Mémoire et histoire

Gilles Manceron 5

Dans le langage des médias et des hommes politiques, les termes de mémoire et d’histoire semblent interchangeables. Pourtant, la mémoire renvoie d’abord au souvenir individuel ou à celui construit par des groupes. Mais elle désigne aussi couramment – par exemple, quand on parle de la « mémoire nationale » – l’histoire qu’un pouvoir décide de présenter, commémorer et enseigner en lien avec ses projets politiques. Ainsi, la discipline scolaire d’« Histoire de France » a servi davantage à construire un avenir qu’à enseigner le passé, et relevait d’un des sens du mot « mémoire ». L’histoire, au sens strict, est autre chose. Elle implique le recul et le raisonnement, exclut l’émotion et toute volonté de mobiliser l’opinion.

La mémoire est de l’ordre du souvenir, du témoignage, du vécu, du point de vue, du ressenti. Elle présuppose l’oubli, car on ne peut se souvenir ou se remémorer qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. L’histoire, au contraire, se définit par la mise à distance, la reconstruction problématisée du passé. Elle implique un décentrement du regard, c’est-à-dire la possibilité de changer de point de vue qu’on appelle aussi la recherche de l’« objectivité ».

  1. Texte extrait de l’article «Histoire, mémoire, engagement civique», publié sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (Cvuh) dont Gérard Noiriel est un des fondateurs : http://cvuh.free.fr/spip.php?article43.

    L’historien, Gérard Noiriel, spécialiste de l’histoire de l’immigration en France est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
    Il vient de publier Le massacre des Italiens – Aigues-Mortes, 17 août 1893 (Fayard, 2010).

  2. M. Halbwachs, La Mémoire collective, PUF, 1964.
  3. M. Bloch, Apologie pour l’histoire, A. Colin, 1949.
  4. Extrait de l’appel du 12 décembre 2005, à l’origine de l’association Liberté pour l’Histoire. Cet appel avait été signé par :
    Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock.
  5. Extrait de l’article de Gilles Manceron, « Mémoire et histoire : des liaisons dangereuses » , publié dans CAES magazine N° 87 été 2008, et repris sur ce site.

    L’historien Gilles Manceron est vice-président de la Ligue des droits de l’Homme. Il a publié notamment Marianne et les colonies (La Découverte, 2003) et, en collaboration avec Fatima Besnaci-Lancou, Les Harkis dans la décolonisation et ses suites (éditions de l’Atelier, 2008).

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