Napoléon et l’islam :
la rencontre du Prophète et du « grand homme »
par Faruk Bilici, pour histoirecoloniale.net
Historien, spécialiste de l’Empire ottoman, Faruk Bilici est professeur émérite des universités à l’Inalco. Il travaille essentiellement sur les relations franco-ottomanes (XVIe-XXe siècles) et l’histoire de l’Égypte ottomane. Il a dirigé la collection « Bibliothèque turque » chez Actes-Sud/Sindbad et a codirigé La Turquie, d’une révolution à l’autre (Hachette, 2013). Ses deux derniers ouvrages portent sur L’Expédition d’Égypte, Alexandrie et les Ottomans : l’autre histoire (Alexandrie, Centre d’études alexandrines, 2017) ; Le Canal de Suez et l’Empire ottoman (Paris, CNRS Éditions, 2019).
« C’est en me faisant catholique que j’ai gagné la guerre en Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple juif, je rétablirais le Temple de Salomon. »
[/Napoléon Bonaparte,
Déclaration au Conseil d’État, 1er août 18001./]
Romantique représentant des Lumières en faveur de l’islam, fin politique pour instrumentaliser les sentiments religieux, lecteur assidu des « Ruines » de Volney, de « Mahomet politique » de Savary et de la traduction du Coran de ce « littérateur déiste2», Napoléon Bonaparte est tout cela à la fois. Souvent confondu avec ses ambitions politiques orientales et ses sentiments religieux, il aura des idées parfois naïves, souvent ambigües envers l’islam pendant son règne sur l’Empire français et encore plus lors de son exil à l’ile de Sainte-Hélène.
Bonaparte et l’islam
Nourri en matière de l’islam par ses lectures de philosophie des lumières, Bonaparte dès son jeune âge s’intéresse à l’Orient et à l’islam. Le masque prophète (inédit en son temps), son conte oriental philosophique écrit en plein tumulte révolutionnaire est le fruit de ses lectures de l’Histoire des Arabes sous le gouvernement des califes de l’abbé Augier de Marigny (1750). On connaît aussi sa passion pour Rousseau pour qui Muhammed est un prophète dont la force est dans la langue « vive », « sonore », « persuasive » et qui attire et met en marche les foules. Dans le Contrat social, Muhammed est un « législateur » à l’égal de Moïse ou Calvin. Selon Rousseau, Muhammed a bien lié le religieux et le politique et cette forme de gouvernement subsista sous les Califes. « Mais les Arabes devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares ; alors la division entre les deux puissances [le religieux et le politique] recommença » (Du Contrat social, L. IV, ch. VIII).
Même si au crépuscule de sa vie Napoléon porte des jugements sévères à l’égard de l’auteur du Fanatisme ou Mahomet le Prophète (1739), Voltaire le séduit pour ce qui est de l’anticléricalisme, le fanatisme et l’intolérance. Mais plus que sa doctrine théologique et morale, le prophète de l’islam apparaît à Bonaparte et plus tard à Napoléon comme un César, vainqueur des civilisations les plus puissantes de la planète. En bon élève tardif d’Henri de Boulainvilliers, auteur de la Vie de Mahomet (1730), Voltaire révisera ses jugements acerbes des premiers écrits dans ses pièces de théâtre, pour revenir à des positions plus favorables, parlera de Muhammed comme d’un « enthousiaste » et non plus comme d’un imposteur. Mais Voltaire forge ses idées sur le monde musulman et plus particulièrement les Ottomans, lorsqu’il a travaillé en vrai historien sur son Charles XII et découvre la « tolérance des Turcs ». Ce concept de tolérance qui guide l’opposition farouche de Voltaire contre la « barbarie » des défenseurs de la Croix et la défense des « barbaresques ». Dans la conclusion de Candide, Pangloss, Martin, Cunégonde et Candide peuvent vivre en paix dans leur jardin, à l’ombre d’une mosquée à Constantinople. On peut se demander si Bonaparte ne suivait pas le chemin montré par Voltaire, lorsqu’il écrit à son frère Joseph, le 20 août 1795, qu’il a accepté d’aller en Turquie pour organiser l’artillerie du Grand Seigneur, à l’exemple du compte de Bonneval dans les années 1730-1754 (mission qui sera annulée au dernier moment par le Directoire).
L’intellectuel et révolutionnaire qui a plus d’influence sur Bonaparte dans sa jeunesse semble être Volney. L’ayant rencontré en Corse en 1792, le jeune officier interroge longuement le célèbre auteur du Voyage en Syrie et en Égypte qui obtint un succès considérable après sa publication en 1787. Un an avant cette rencontre, les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires sont publiées et ouvrent grandes les portes de cet Orient qui n’attend que l’arrivée du « grand homme » incubateur de civilisation. Il ne pouvait pas y avoir une rencontre plus fructueuse que celle-ci. Quelques années plus tard, en 1796, lorsque, apprenant que Bonaparte a été nommé au commandement de l’armée d’Italie, Volney aurait déclaré : « Pour peu que les circonstances le secondent, ce sera la tête de César sur les épaules d’Alexandre. »
Mais en matière d’islam, le traducteur du Coran, Claude-Étienne Savary joue également un rôle fondamental pour la formation intellectuelle de Bonaparte. C’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’islam au XVIIIe siècle. Les « talents supérieurs », la « grandeur », le « Messie brillant de gloire » sont des qualités attribuées à Muhammed par Savary qui fascinent Bonaparte et il s’imagine déjà en « Mahomet de l’Occident » comme le qualifierai plus tard Victor Hugo3. Les conclusions du Coran de Savary correspondent très clairement à l’idéal conquérant de Bonaparte. Créateur d’un empire immense et riche, à partir d’une petite cité paisible et une poignée de fidèles, Muhammed, ce tombeur d’empires, ce « profond politique autant que grand capitaine », avait trouvé en Bonaparte une expression à travers le Coran de Savary. Cette traduction accompagne Bonaparte sur la route de l’Égypte. Sa « bibliothèque idéale » portative contient également ce Coran.
« Les Français sont aussi de vrais musulmans »
Aussi, au cours de la traversée vers l’Égypte, Bonaparte, rapporte Mme Rémusat, rêve de créer une religion, se voit sur le chemin de l’Asie parti sur un éléphant le turban sur sa tête et dans sa main un nouvel Alcoran qu’il aurait composé à son gré. En somme, créer un nouveau monde de synthèse entre l’Orient et l’Occident4.
En Égypte même, il se conformera aux prédictions de Volney : il se conciliera les idées religieuses, se soustraira aux anathèmes du Prophète, il fera en sorte « de ne pas se laisser mettre dans les rangs de l’ennemi de l’islamisme… convaincre, gagner les muftis, les oulémas, les chérifs, les imams, pour qu’ils interprétassent le Coran en faveur de l’armée5 ».
On connaît sa fameuse proclamation lors du débarquement à Alexandrie en juillet 1798. Mélange de vocabulaire révolutionnaire et islamique, étranger à la société égyptienne, cette proclamation, au nom de Dieu et de la République française, annonce que Bonaparte vient restituer les droits du peuple égyptien et qu’il « adore Dieu plus que ne le font les Mamelouks », qu’il « respecte son Prophète Mahomet et l’admirable Coran ». Elle n’hésite pas à s’adresser aux « Cadis, cheikhs, imams, tchorbadjis et notables du pays » en affirmant que « les Français sont aussi de vrais musulmans », la preuve en est qu’ils ont détruit le trône du pape, ont chassé les chevaliers de Malte, ennemis héréditaires des musulmans et qu’ils sont « les amis particuliers de Sa Majesté le sultan ottoman et les ennemis de ses ennemis6 ».
Aussi, à l’issue des combats à Alexandrie dans la journée du 2 juillet, un groupe de notables se rend le jour même auprès de Bonaparte. Ils obtiennent la conservation de l’administration de la justice, la garantie par Bonaparte de maintenir la religion et l’engagement de l’armée française de respecter les personnes. Au-delà des discours grandiloquents, Bonaparte prend soin de ne pas bousculer le fonctionnement des institutions caritatives (les waqfs) lorsqu’elles sont d’utilité publique. En contrepartie, le mufti de la ville et sept autres cheikhs rédigent le 4 juillet une déclaration dans laquelle ils assurent Bonaparte de ne pas fomenter de troubles à l’encontre de l’armée française. Au Caire, le diwan constitué pour l’administration est composé essentiellement des oulémas qui se voyaient confirmés dans leur rôle de médiateurs entre la population et le pouvoir militaire, rôle dont ils étaient écartés depuis 1791. En août 1798, Bonaparte, en « grand sultan » préside, la fête anniversaire de la naissance du Prophète. Il lui plaît qu’on lui décerne le nom d’« Ali Bonaparte ».
Tout en annonçant au chérif de La Mecque son arrivée au Caire à la tête de l’armée française, le général en chef décrit les mesures prises pour conserver aux mosquées de La Mecque et de Médine (haremeyn) les revenus qui leur étaient affectés auparavant. Il lui indique que la correspondance du diwân et des différents négociants du pays lui dira avec quel soin le général en chef protège les imams, les chérifs et tous les « hommes de la loi ». Le chérif de la Mecque apprendra aussi, par la même voie, la nomination de Mustapha Bey, l’intendant d’Ebûbekir Pacha, gouverneur ottoman d’Égypte, au poste du commandeur du pèlerinage. Il l’invite à lui faire connaître si, pour escorter la caravane, il désire des troupes françaises ou seulement un corps de cavalerie de gens du pays.
C’est une avalanche de critiques que subissent les discours et la politique de Bonaparte en Égypte en matière religieuse. En accord avec le chroniqueur égyptien de l’occupation française Al-Jabarti, Izzet Hasan Efendi, secrétaire particulier du grand vizir ottoman, réfute cette proclamation sous le vocable de « fallacieuse », s’oppose violemment à la mise à égalité des trois religions et s’étonne des affirmations reconnaissant le Prophète et le Coran, alors que selon lui, les Français n’ont aucune observance religieuse. Il note bien qu’il s’agit d’une instrumentalisation du « livre sacré » car ils nient toutes les religions révélées et font l’apologie du « matérialisme » (meslek-i dehriyye). Pour Hasan Efendi, les Français avec leur révolution finalement ont fait déborder « les vagues de l’océan de leur sédition aux quatre coins du monde ».
En tout cas, les discours lénifiants n’empêchent pas les religieux de participer aux différentes révoltes. La contre-propagande développée par les Turcs depuis l’entrée en guerre de l’Empire ottoman porte ses fruits pour lutter contre l’occupation. Le bombardement et le pillage de la mosquée Al-Azhar, symbole de l’islam sunnite, et d’un grand nombre de quartiers lors des émeutes du 21 octobre 1798 font le reste. L’image du protecteur de l’islam sera profondément ébranlée. Deux mois après la révolte, dans une proclamation célèbre, le général en chef se présente comme un envoyé de Dieu, l’imam caché (le mahdî), venant « du fond de l’Occident remplir la tâche qui [lui] a été imposée, […] car ce qui arrive a été prévu, et ce qui arrivera est également expliqué » et lui il sait tout7. Mais tout cela est chimère et ne convainc personne.
Sur l’islam Napoléon s’éloignait beaucoup des croyances communes de nos livres habituels
Si Napoléon Bonaparte n’avait pas entrepris l’expédition d’Égypte, on n’aurait pas eu besoin de parler de sa relation avec l’islam et le prophète de cette religion. En même temps, s’il l’a fait, probablement sa relation avec l’Orient et l’état dans lequel se trouvait le monde musulman à cette époque y sont pour quelque chose. L’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène confirmera cette chronologie napoléonienne à propos de l’islam et de l’Orient : « En somme, Napoléon, sur les affaires de l’Orient, s’éloignait beaucoup des croyances communes tirées de nos livres habituels. Il avait à cet égard des idées tout à fait à lui, et pas bien arrêtées, disait-il ; et c’était son expédition d’Égypte qui avait amené ce résultat dans son esprit8. »
Après l’Égypte, il reviendra à maintes reprises sur la question islamique, avec moins de cynisme et plus de sincérité, voire avec une certaine admiration pour l’homme politique visionnaire, capable de faire bouger les lignes. Une première occasion lui sera fournie en octobre 1808 à Erfurt, où il rencontrera Goethe. Probablement le plus célèbre défenseur allemand du prophète de l’islam, le poète a une longue expérience des thèmes de cette religion et avait traduit Le Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire. L’empereur considère que « ce n’est pas un bon ouvrage », mais il s’en expliquera plus longuement à Sainte-Hélène, sans évoquer le Voltaire tardif : « Voltaire […] avait ici manqué à l’histoire et au cœur humain. Il prostituait le grand caractère de Mahomet par les intrigues les plus basses. Il faisait agir un grand homme qui avait changé la face du monde, comme le plus vil scélérat, digne au plus du gibet. Les hommes qui ont changé l’univers n’y sont jamais parvenus en gagnant des chefs ; mais toujours en remuant des masses. Le premier moyen est du ressort de l’intrigue, et n’amène que des résultats secondaires ; le second est la marche du génie, et change la face du monde9. »
Napoléon est parti sans avoir trouvé la réponse à ses interrogations, à savoir comment le prophète de l’islam a pu réaliser cet « événement prodigieux en créant une doctrine qui a pu conquérir en si peu de temps le monde par des peuplades du désert, peu nombreuses, ignorantes, dit-on, mal aguerries, sans discipline, sans système… Est-il possible d’expliquer tout cela comme l’ont fait tant de gens « civilisés » par le « fanatisme »10 ?
- Cité par Roederer, in Œuvre du comte Pierre-Louis Roederer, Paris, 1856, tome 3, p. 334.
- Sylvette Larzul, « Les premières traductions françaises du Coran (XVIIe-XIXe siècles) », Archives de sciences sociales des religions, n° 147, 2009, p. 147-165.
- Victor Hugo, Les Orientales, dans Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, 1992, p. 684. Pour la question de la relation de Napoléon Bonaparte avec l’islam, voir : John Tolan, Mahomet l’Européen (Paris, Albin Michel, 2018), et notamment le chapitre « Le Mahomet de Napoléon : un modèle d’homme d’État et de conquérant » (p. 274-288).
- Claire-Elisabeth-Jeanne Rémusat, Mémoires (1802-1808), vol. 1, Paris, Calmann-Lévy, 1888, p. 274.
- Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte, Paris, Seuil, 1997, p. 131.
- Pour toutes ces questions et notamment le texte de la proclamation, voir : Faruk Bilici, L’Expédition d’Égypte, op. cit.
- John Tolan, Mahomet l’Européen, op. cit., p. 283-284.
- Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, tome 1, Paris, Garnier, 1822, p. 305.
- Ibid.
- Ibid.