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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Napoléon et le rétablissement
de l’esclavage
par Marcel Dorigny

L’esclavage, aboli pendant la Révolution par un décret de la Convention nationale en février 1794, a été rétabli par Bonaparte qui a fait revenir les colonies restées françaises à la situation d'avant 1789 et a réussi à vaincre la résistance de Louis Delgrès et des Guadeloupéens combattant pour la liberté. Il a rejeté l’unité de l’espèce humaine défendue par les Lumières au profit du rétablissement de l’ordre colonial en vigueur sous l'Ancien régime. Mais il a été vaincu par les anciens esclaves révoltés de Saint-Domingue. Sous l'Empire, la traite a connu un vif regain. Marcel Dorigny relate ce moment rétrograde de notre histoire et le correspondant du Monde à Fort-de-France rend compte de l'incompréhension des Antillais face à l'hommage rendu à Napoléon à l'occasion des deux cents ans de sa mort.

Le rétablissement de l’esclavage sous le Consulat :
Une décision improvisée ou le fruit d’un projet préparé ?

par Marcel Dorigny, extrait de la monographie collective La faute à Bonaparte ?, dirigée par Suzanne Dracius.

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L’héritage révolutionnaire : esclavage aboli et intégration républicaine des colonies

L’esclavage est aboli par le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794).


« La Convention nationale déclare que l’esclavage des Nègres, dans toutes les colonies, est aboli ; en conséquence elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. »


La traite négrière n’a pas été abolie juridiquement sous la Révolution, seules les primes d’État ont été supprimées. Voici le texte du procès-verbal de la séance de la Convention du 27 juillet 1793 :


« Le ministre de l’Intérieur [Joseph Dominique Garat] a écrit une lettre dans laquelle il demande d’être autorisé à payer aux fabricants les primes que la loi leur accorde. Il fait observer ensuite qu’il parait convenable aux grands principes de liberté et d’humanité adoptés par la nation française de supprimer les primes accordées pour la traite des nègres.
Grégoire : Les observations du ministre sont très justes. Jusques à quand, citoyens, permettrez-vous ce commerce infâme ? jusques à quand accorderez-vous des encouragements pour un trafic qui déshonore l’espèce humaine ? Montrez-vous dignes de ce que vous avez toujours été ; qu’il ne soit plus permis à aucun Français d’aller chercher des hommes qui sont nos semblables, quoique d’une couleur différente, sur leur terre natale, pour les transporter sur un sol étranger, où on les emploie comme des bêtes de somme. Je demande que vous décrétiez à l’instant qu’il ne sera plus accordé de prime aux vaisseaux négriers.
Cette proposition est décrétée. »


Cette décision de la Convention ne mettait pas fin à la traite négrière qui restait légale, et ceci depuis une décision de Louis XIII en 1642, mais elle ne bénéficiait plus de primes payées par l’État. Ainsi sous la Révolution la traite n’a jamais été interdite légalement, mais le contexte international la rendit impossible ou du moins très difficile car la guerre sur mer, largement dominée par l’Angleterre, empêchait la traite française de continuer à exister. Sur ce point important voir la publication récente du « répertoire » d’Éric Saugera consacré aux Expéditions françaises à la côte d’Afrique de la Révolution à Napoléon (1794-1815), dans Outre-mers. Revue d’histoire, 2e semestre 2020. La première partie de ce répertoire de plus de 400 pages, sera complétée par une seconde partie à paraître en novembre 2021.

Les colonies deviennent des départements

Une des décisions majeures de la Révolution française en matière coloniale a été l’intégration des colonies à la Constitution de l’an III (1795) en tant que « départements français » :


« Titre Premier : Division du territoire :
Article 6. – Les colonies françaises sont parties intégrantes de la République, et sont soumises à la même loi constitutionnelle. »


Chacune des « petites colonies » formait un département (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion, Île de France) et Saint-Domingue était divisé en 5 départements, comprenant la partie espagnole de l’île (actuelle République dominicaine) rattachée à la partie qui était française depuis 1697 (actuelle Haïti) par le traité de Bâle du 22 juillet 1795.

Par cette « départementalisation » le statut des personnes dans les colonies était le même qu’en métropole, ce qui rendait impossible constitutionnellement le rétablissement de l’esclavage, ce « régime particulier » selon le vocabulaire utilisé sous l’ancien Régime.

La constitution de l’an VIII et le nouveau statut des colonies, un tournant intellectuel réactionnaire

Après le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) qui renversait la République directoriale, la mise en place du nouveau régime a été rapide : la Constitution républicaine de 1795 a été remplacée par une nouvelle constitution, adoptée le 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), qui créait le Consulat, système autoritaire entre les mains quasi exclusive de Bonaparte. Le statut juridique des colonies était modifié par l’article 91 :

« Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales. »
Par ce simple article le statut républicain des colonies instauré en 1795 était abrogé, les colonies retombaient sous le « régime particulier » ; c’était un retour à la situation antérieure à 1789, qui avait rendu possible l’existence légale de l’esclavage alors qu’il était interdit sur le sol de la métropole depuis un édit de Louis X (dit le Hutin) du 3 juillet 1315. Par cet article 91, l’obstacle constitutionnel à un éventuel rétablissement de l’esclavage dans les colonies était levé.

Il est incontestable qu’autour de 1800 un courant réactionnaire s’est imposé en France, radicalement opposé aux Lumières et aux idéaux révolutionnaires qui prônaient « l’unité du genre humain » . Ces violents rejets s’appuyaient sur l’abolition imposée à Saint-Domingue par l’insurrection des Noirs à partir d’août 1791 et les « désastres » qui en ont été la suite. Quelques exemples suffiront ici pour esquisser le tableau.

En 1802 la publication du Génie du christianisme de Chateaubriand illustrait parfaitement ce verdict : « Avec de grands mots on a tout perdu : on a éteint jusqu’à la pitié. ; car qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu’ils ont commis ? »

Dans ce nouveau contexte politique un thème ancien revint sur le devant de la scène : l’abolition révolutionnaire de l’esclavage a confirmé ce que les colons affirmaient depuis toujours, elle a prouvé que les Noirs livrés à eux-mêmes étaient incapables de se gouverner eux-mêmes et surtout refusaient de travailler ; la conclusion était dès lors évidente : pour restaurer ordre et prospérité coloniales, le retour au « régime antérieur à 1789 » était indispensable.

Mais Chateaubriand n’était pas le seul intellectuel à porter ce message explicitement favorable à l’esclavage et propagateur des thèses récentes sur la hiérarchie des races et leur inégalité. Narcisse Baudry des Lozières , général et colon de Saint-Domingue réfugié à Paris, publia en 1802 un des textes les plus violents contre les Noirs ; de même Malouet, Barbé-Marbois -qui fut le principal conseiller de Bonaparte en matières coloniales- ainsi que Moreau de Saint-Méry et Barré de Saint-Venant. Dans ce même contexte fut publiée la première édition du livre de Joseph Emmanuel Virey, Histoire naturelle du genre humain, en 1801. Virey s’inscrivait dans la continuité du naturaliste néerlandais Pedrus Campers, le théoricien de « l’angle facial » pour établir une hiérarchie des « races humaines ». Virey publia un tableau des « cinq races humaines », les Noirs occupant le bas de cette classification, juste au-dessus des grands singes.

L’offensive contre les Lumières, accusées d’avoir propagé l’idée de l’égalité entre les Blancs et les Noirs, a été notamment menée par le Mercure de France, périodique longtemps dirigé par Chateaubriand et très lu dans les sphères dirigeantes du Consulat. Une offensive contre la Société des Amis des Noirs y a été lancée en ces termes : « On ne peut réfléchir sans tristesse que ce fut dans le même temps [allusion aux débuts de la Révolution] où on brisait toutes les institutions pour rendre l’esprit du commerce dominant, que les mêmes hommes mirent le feu aux colonies avec des principes philosophiques plus destructeurs que la guerre »

Avec l’ensemble de ces publications la rupture avec le dogme de l’unité de l’espèce humaine, largement partagé par les hommes des Lumières et de la Révolution, était rejeté.

Le poids des intérêts coloniaux, « Les criailleries des colons » et les choix de Bonaparte

Les milieux coloniaux (colons, armateurs, négociants, manufacturiers …) n’avaient jamais accepté le décret d’abolition et avaient constamment tenté d’en obtenir l’abrogation là où il était appliqué. Dans l’océan Indien les planteurs ont refusé de l’appliquer et à la Martinique l’occupation anglaise à partir de juillet 1793 laissa en place le régime esclavagiste. Le changement de régime politique à Paris fin 1799 ouvrait de nouvelles perspectives par l’arrivée dans l’entourage du premier Consul de partisans notoires de l’esclavage.

La présence dans son entourage immédiat de grands défenseurs de l’esclavage, tel Barbé-Marbois, mais également Malouet, Moreau de Saint-Méry et surtout Denis Decrès, Ministre de la Marine et des colonies, dont la nomination était lourde de conséquences puisque Decrès, qui restera à ce poste jusqu’en 1814, était un adversaire résolu du décret d’abolition du 4 février 1794 et il sera l’artisan principal du rétablissement de l’esclavage en 1802.

La guerre navale largement dominée par l’Angleterre rendait très difficiles, voire impossible, les relations de la France avec les colonies des Antilles et de l’océan Indien, des expéditions militaires de grande envergure étant impossible. Le retour de la paix continentale, imposée par Bonaparte, conduisit l’Angleterre – dernière puissance belligérante -à négocier : les Préliminaires de Londres (1er octobre 1801), suivis par le traité de paix signé à Amiens (le 27 mars 1802) rétablissaient la paix sur mer pour la première fois depuis 1793.

Le rétablissement de l’ordre colonial là où il était perturbé devenait possible :
Les forces militaires françaises étaient rendues disponibles par la paix générale et les expéditions navales de grandes ampleurs vers les colonies étaient enfin possibles.

L’expédition de Saint-Domingue et son échec

A Saint-Domingue l’insurrection des esclaves de 1791 avait contraint Sonthonax, commissaire de la République, à abolir l’esclavage dès le 29 août 1793. Dans le contexte de la guerre contre l’Angleterre, la colonie était passée sous le contrôle presque total des armées formées par les anciens esclaves et les « libres de couleur ».

Toussaint Louverture, ancien esclave affranchi depuis 1775, s’est imposé dès 1796 comme le « maître » de la colonie : général en chef des armées il évinça les derniers représentants de la métropole, puis mena une politique résolument autonomiste : traité de commerce avec l’Angleterre en août 1798, annexion de la partie espagnole de l’île en janvier 1801 , promulgation d’une Constitution de Saint-Domingue en juillet 1801 ; Toussaint Louverture y est proclamé « Gouverneur à vie ».

Cette marche vers une quasi-autonomie de la colonie déclencha l’envoi par Bonaparte d’une grande expédition militaire, sous le commandement du général Emmanuel Leclerc, propre beau-frère de Bonaparte. Partie de Brest en octobre 1801, elle arriva à Saint-Domingue début janvier 1802. La première phase de la guerre sembla favorable à Leclerc : Toussaint accepta un cessé le feu début mai, et fut mis en arrestation avec sa famille puis déporté vers la France le 7 juin 1802 ; à son arrivée à Brest et a été transféré et incarcéré au Fort de Joux, dans le Haut Doux, où il mourra huit mois plus tard, le 7 avril 1803.

A Saint-Domingue la guerre se généralisa à l’annonce du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe par Richepanse le 16 juillet 1802, alors que la fièvre jaune décimait une grande partie des troupes françaises, y compris les officiers (Leclerc meurt le 2 novembre 1802).

Les ordres secrets envoyés depuis Paris aux officiers de l’armée de Saint-Domingue étaient explicites : il fallait éradiquer le « pouvoir noir » qui s’était imposé dans la colonie et restaurer celui de la métropole. Talleyrand, quand il était ministre des Affaires étrangères du Directoire, avait lucidement compris le basculement du pouvoir à Saint-Domingue au profit des généraux noirs, Toussaint Louverture en tout premier lieu. Dans une lettre adressée à l’ambassadeur de France à Madrid, Pierre Guillemardet, datée du 24 frimaire an VII (15 décembre 1798) il portait ce verdict lucide :


« Vous avez sans doute appris que la colonie de Saint-Domingue vient de se proclamer indépendante. Toussaint Louverture a fait embarquer le général Hédouville en lui annonçant que la colonie étant déclarée libre et indépendante, il n’y avait plus besoin de sa présence. On dit que la même chose a eu lieu à La Havane, ainsi vous voudrez bien annoncer cette nouvelle à la cour de Madrid et l’engager à prendre des mesures en conséquence. »


Une fois installé au pouvoir Bonaparte ne pouvait ignorer ce verdict de celui qui était le chef de la Diplomatie du nouveau régime, mais il ne s’y résignait pas, bien au contraire. La mission confiée à Leclerc était explicitement d’abattre le pouvoir des généraux noirs de Saint-Domingue :


« Les troupes qui vous été annoncées sont pour la plupart parties, et je compte qu’avant la fin de septembre vous aurez envoyé ici tous les généraux noirs ; sans cela, nous n’aurions rien fait, et une immense et belle ont colonie serait toujours un volcan, et n’inspirerait de confiance ni aux capitalistes, ni aux colons, ni au commerce. Je comprends parfaitement qu’il serait possible que cela occasionnât des mouvements ; mais vous aurez devant vous toute la saison pour les réprimer. Quelques suites que l’envoi en France des généraux noirs puisse produire, ce ne sera qu’un petit mal comparé à celui que ferait la continuation de leur séjour à Saint-Domingue.
[…]
Dès l’instant que les noirs seront désarmés et les principaux généraux envoyés en France, vous aurez plus fait pour le commerce et la civilisation de l’Europe que l’on a fait dans les campagnes les plus brillantes.
[…]
Nos colonies de l’Asie sont dans une bonne situation ; la Guadeloupe, Tabago et la Martinique également.
Défaites-nous de ces Africains dorés et il ne vous restera plus rien à désirer ; [… ] »
Leclerc est allé peut-être plus loin encore que cette injonction du Premier Consul lui ordonnant de déporter les officiers noirs, du moins c’est ce que cette lettre adressée à Bonaparte laisse explicitement comprendre quant au « programme » qu’il se fixe :
« Vous me blâmerez peut-être de ne pas m’être plus tôt défait des chefs noirs, mais rappelez-vous que je n’ai jamais été en mesure de le faire […]
Voici mon opinion sur ce pays. Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de 12 ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne pas laisser dans la colonie un seul homme de couleur ayant porté l’épaulette. Sans cela jamais la colonie ne sera tranquille et au commencement de chaque année, surtout après les saisons meurtrières comme celle-ci, vous aurez une guerre civile qui compromettra la possession du pays.
[…]
Si vous ne pouvez m’envoyer les troupes que je vous demande, et pour l’époque que j’indique, Saint-Domingue sera perdu à jamais pour la France. Quant à moi, je ne croirai jamais pouvoir donner trop de preuves du dévouement respectueux avec lequel je suis, Citoyen Consul »


Cette volonté affirmée d’une véritable « épuration » était bien différente du projet initial que Bonaparte lui-même avait remis à Leclerc avant son départ, où l’on pouvait lire, notamment :


« Chapitre III,
Jamais la nation française ne donnera des fers à des hommes qu’elle a reconnu libres Ainsi donc tous les Noirs vivront à Saint-Domingue comme ils sont aujourd’hui à la Guadeloupe.
La conduite à tenir est relative aux trois époques dont il a été parlé ci-dessus.
A la première époque on ne désarmera que les Noirs qui sont rebelles
A la troisième on les désarmera tous.
[…]
Quelque chose qu’il arrive, on croit que dans le cours de la troisième époque on doit désarmer tous les Nègres, de quelques partis qu’ils soient et les remettent à la culture.
[…]
Ne pas souffrir qu’aucun noir ayant eu le grade au-dessus de capitaine reste dans l’île. »


Leclerc est mort de la fièvre jaune le 2 novembre 1802, un mois après cette lettre, laissant le commandement des troupes françaises au général Donatien Rochambeau, fils du héros de la guerre d’Amérique. Il mit en place une politique de terreur, qui est aussi une politique du « massacre organisé ». Pour réprimer la révolte, Rochambeau fit venir de Cuba des chiens, conduit par le vicomte de Noailles. Les 3 ou 400 chiens que Rochambeau fit venir à Saint-Domingue ne lui furent d’aucun secours car ils attaquèrent indifféremment tous les blessés, Français aussi bien que rebelles et il fallut s’en débarrasser, mais la mémoire des « chiens de Rochambeau » est restée très vive dans les sociétés antillaises, principalement en Haïti, mais également dans les Antilles françaises d’aujourd’hui comme la littérature et les arts en témoignent.

Face à une guerrilla incontrôlable l’armée de Rochambeau capitula face à « l’armée indigène » à la bataille de Vertières le 18 novembre 1803. L’esclavage ne sera jamais rétabli à Saint-Domingue, qui proclama son indépendance le 1er janvier 1804, sous le nom de « République d’Haïti ».

En Guadeloupe, où l’esclavage avait été aboli en 1794, Bonaparte envoya une expédition militaire commandée par le général Richepanse ; la reconquête de l’île fut achevée le 28 mai 1802 : Louis Delgrès et les derniers défenseurs de la « liberté générale », réfugiés à la Matouba, firent exploser la forteresse et se suicidèrent collectivement. L’esclavage a été rétabli le 16 juillet suivant.
En Guyane, l’esclavage avait été aboli en 1794, il a été rétabli, en deux étapes, début novembre 1802 par les troupes commandées par Victor Hugues.

La traite négrière relancée à grande échelle

A l’arrivée de Bonaparte au pouvoir, en novembre 1799, l’esclavage colonial était détruit par la loi, même si son application n’avait pas été effective sur toutes les colonies françaises. Quatre années plus tard, fin 1803, l’héritage révolutionnaire colonial a été détruit : l’esclavage était restauré à la Guadeloupe et en Guyane, la traite négrière avait été relancée à grande échelle. A Saint-Domingue, de loin la plus riche colonie à la fin du XVIIIe siècle, la politique de Bonaparte a été un échec absolu : la guerre de restauration de l’autorité de la métropole s’est terminée par la première défaite militaire du régime napoléonien avec pour conséquence immédiate l’indépendance de Saint-Domingue aux mains des anciens esclaves, à la différence de l’indépendance des États-Unis en 1783, au profit des seuls colons blancs.

Quelle qu’aient été les intentions de Bonaparte à son arrivée au pouvoir (il répéta que l’esclavage ne serait pas rétabli …), la « raison d’État » imposa une toute autre orientation : le poids des intérêts économiques, les vastes ambitions coloniales de Bonaparte et de son entourage immédiat, le courant intellectuel réactionnaire qui s’imposait ouvertement en diffusant des thèses « racialistes » opposées à celles qui avaient affirmer « l’unité du genre humain », tous ces éléments conduisirent Bonaparte à rompre en matière coloniale avec l’héritage de la décennie révolutionnaire et à mener une vaste politique de restauration de l’ordre antérieur à 1789. Le succès fut total en Guadeloupe et Guyane, mais au prix de milliers de morts ; l’échec fut tout autant magistral à Saint-Domingue, où la « première République noire » a infligé une humiliation au « maître de l’Europe ».


Bicentenaire de la mort de Napoléon : aux Antilles,
une commémoration qui passe mal

par Jean-Michel Hauteville, correspondant du Monde à Fort-de-France, publié dans Le Monde le 24 avril 2021.

Source

En Guadeloupe, le souvenir de Bonaparte ravive les blessures du rétablissement du statut colonial et de l’esclavage, abolis pendant la Révolution française.

Reportages télévisés, émissions-débats à la radio, tribunes dans les quotidiens locaux… dans les Antilles françaises comme dans l’Hexagone, le bicentenaire de la mort de Napoléon ne passe pas inaperçu. Mais à l’approche de la date anniversaire de la disparition de l’empereur des Français, le 5 mai, la commémoration, annoncée en mars par le gouvernement, ne suscite guère l’adhésion des Guadeloupéens et des Martiniquais.

Au contraire, certaines réactions sont épidermiques. « Nous sommes complètement opposés à cette commémoration », assène Eric Caberia, membre du Comité devoir de mémoire de la Martinique, une association mémorielle fondée en 1997. « Les “napoléonâtres” nous accusent de vouloir effacer Napoléon de l’histoire, mais c’est une posture de mauvaise foi. L’Espagne ne commémore pas solennellement la mort de Franco, pourtant, il reste quand même une figure importante de l’histoire espagnole », estime M. Caberia.

A l’instar des membres de cette association, nombre d’Antillais reprochent à Napoléon Bonaparte d’avoir liquidé les acquis républicains de la Révolution française en outre-mer. En effet, en février 1794, la Convention votait un décret qui affranchissait tous les esclaves et en faisait des citoyens français. Le décret du 16 pluviôse an II restera lettre morte en Martinique, alors sous occupation anglaise, mais sera proclamé en Guadeloupe en décembre 1794, au terme d’une campagne militaire de plusieurs mois contre les milices des planteurs français, opposés à la Révolution, et leurs alliés britanniques.

La défaite de Louis Delgrès

Et il n’y avait pas que l’esclavage. « On l’oublie souvent, mais la nouvelle Constitution de 1795 mettait fin au régime colonial et faisait de la Guadeloupe, de la Guyane et de Saint-Domingue des départements, soumis à la même loi que la métropole », rappelle Frédéric Régent, historien d’origine guadeloupéenne et maître de conférences à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Tout ceci devait changer avec l’arrivée au pouvoir de celui qui n’était encore que Bonaparte. « Un mois après le coup d’Etat du 18 brumaire, l’article 91 de la Constitution de 1799 rétablit le statut colonial avec des lois spécifiques », précise M. Régent. Pour les colonies françaises, ce retour en arrière aura des conséquences durables : leur départementalisation définitive n’aura lieu qu’en 1946.

Mais c’est une série d’événements qui, en 1802, scelle pour de bon l’héritage de Napoléon aux Antilles. Dans la loi du 20 mai, le Premier Consul proclame que « l’esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 » en Martinique, tout juste revenue dans le giron français, mais aussi à la Réunion et à l’île Maurice, qui avaient également échappé à l’abolition de 1794.

Le monument à Louis Delgrès en Guadeloupe
Le monument à Louis Delgrès en Guadeloupe

Au même moment, Bonaparte dépêche le général Antoine Richepanse et une troupe de 3 500 hommes en Guadeloupe afin d’y rétablir l’ordre ancien par la force – et en dehors de tout cadre légal. Les résistants guadeloupéens, menés par le colonel Louis Delgrès, sont rapidement écrasés. Selon Frédéric Régent, l’expédition fait environ 6 000 victimes, dont 1 000 militaires. Puis, par le décret napoléonien du 16 juillet 1802, les anciens esclaves guadeloupéens, affranchis huit ans plus tôt, renouent avec la servitude.

« L’écho de notre douleur »

« Chacun, ici en Guadeloupe, sait qui a rétabli l’esclavage en 1802 : c’est Napoléon, déclare au Monde la présidente (PS) du conseil départemental, Josette Borel-Lincertin. La collectivité que je préside ne va pas s’associer à ces hommages, sauf pour renvoyer le seul écho qui soit possible de ce côté-ci de l’océan : l’écho de notre douleur. » Chaque soir, du 5 mai, bicentenaire de la mort de l’empereur des Français, au 28 mai, date anniversaire de la défaite de Delgrès, deux édifices historiques qui symbolisent cet épisode, à Pointe-à-Pitre et à Basse-Terre, « resplendiront d’une lumière rouge sang, symbole de la cicatrice de notre histoire que ces commémorations raviveront », martèle l’élue.

Si les cérémonies du souvenir de la mort de Napoléon sont certes compréhensibles aux yeux de l’historien Frédéric Régent – « commémorer ne veut pas forcément dire honorer : après tout, on commémore la rafle du Vél’d’Hiv » –, il réfute l’argument selon lequel il faudrait absoudre l’Empereur au motif qu’il n’était qu’un homme de son temps. « Napoléon a fait un choix. Beaucoup de ses contemporains étaient contre l’esclavage, et notamment toute une assemblée de députés, qui l’avait aboli en 1794 », souligne-t-il.

Il faudra attendre le printemps 1848 pour que la IIe République mette fin à l’esclavage dans les colonies de façon définitive, un épilogue qui fait de la France le seul pays au monde à avoir connu deux abolitions. « C’est comme s’il y avait deux Napoléon, un dans l’outre-mer, et un autre en France hexagonale, constate, à Fort-de-France, Valérie-Ann Edmond-Mariette, doctorante en histoire à l’université des Antilles. Même quand on fabrique un héros, on doit aussi apprendre à parler de ses défauts, de son histoire dans sa globalité. »


Instructions secrètes du ministre de la Marine et des colonies au général Leclerc, Capitaine général à Saint-Domingue (14 juin 1802)

Bureau des colonies

Paris, le 25 Prairial an 10 de la République une et indivisible.

Le Ministre de la Marine et des colonies,
Au Général Leclerc,
Général en chef et Capitaine général
à St Domingue.

Le texte de la loi du 30 floréal dernier, dont j’ai ordre, Général, de vous adresser plusieurs exemplaires imprimés, ne pouvait et ne devait, lorsqu’elle a été rendue, faire aucune mention de la colonie de St Domingue. Elle n’est nominalement applicable, quant à l’esclavage, qu’aux établissements dans lesquels nous allons rentrer par suite de la paix, et aux colonies orientales. Mais elle rétablit la traite, et toutes nos possessions en ont besoin. C’est sur ces deux points, intimement liés l’un à l’autre, et aussi délicats qu’importants, que j’ai à vous transmettre les intentions du gouvernement.

En ce qui concerne le retour à l’ancien régime des Noirs, la lutte sanglante dont vous venez de sortir glorieux et vainqueur, commande les plus grands ménagements. Ce serait peut-être s’y engager de nouveau que de vouloir briser avec précipitation cette idole de liberté au nom de laquelle tant de sang a coulé jusqu’ici. Il faut que pendant quelques temps encore la vigilance, l’ordre, une discipline tout à la fois rurale et militaire remplacent l’esclavage positif et prononcé des gens de couleur de votre colonie. Il faut surtout que les bons traitements du maître les rattachent à sa domination. Lorsqu’ils auront senti par la comparaison la différence d’un joug usurpateur et tyrannique à celui du propriétaire légitime, intéressé à leur conservation, alors le moment sera venu de les faire rentrer dans leur condition originelle, d’où il a été si funeste de les avoir tirés.

Pour ce qui regarde la traite, elle est plus nécessaire que jamais au recrutement des ateliers, après le vide immense que dix ans de troubles et de non-remplacement y ont formé. Ainsi, vous devrez sans contredit la favoriser, en encourageant l’acheteur par l’assurance formelle du droit qu’il acquerra à une pleine propriété.

Au surplus, Général, tout est subordonné à votre sagesse, même la publication de la loi dont il s’agit. Vous la suspendrez si vous le jugez convenable. Les circonstances vous détermineront. Personne ne peut mieux les apprécier que vous. Dans l’incertitude du parti que vous croirez devoir prendre, je m’abstiens d’en écrire au citoyen Préfet colonial, mais je ne doute pas que votre confiance en lui ne vous porte à le consulter sur un objet de si haute importance.

J’ai l’honneur de vous saluer. Decrès.


Loi relative à la traite des Noirs et au régime des Colonies, du 30 floréal an X de la République une et indivisible (20 mai 1802)

Au nom du peuple français, Bonaparte, premier Consul, proclame loi de la République le décret suivant, rendu par le Corps législatif le 30 floréal an X, conformément à la proposition faite par le Gouvernement le 27 dudit mois, communiquée au Tribunat le même jour.

Décret
Art. Ier. Dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d’Amiens, du 6 germinal an X, l’esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789.
II. Il en sera de même dans les autres colonies françaises au-delà du Cap de Bonne Espérance.
III. La traite des noirs et leur importation dans lesdites colonies, auront lieu, conformément aux lois et règlements existants avant ladite époque de 1789.
IV. Nonobstant toutes les lois antérieures, le régime des colonies est soumis, pendant dix ans, aux règlements qui seront faits par le Gouvernement.
Collationné à l’original, par nous président et secrétaires du Corps législatif.
À Paris le 30 floréal an X de la République française.


Lettre de Decrès du 16 juillet 1802 au général Richepance

« Je dois vous réitérez ici les intentions du 1er Consul sur un point d’une haute importance, la conduite qu’ont tenue les Noirs dans toutes les colonies où l’on a eu pour eux la moindre condescendance a fixé à jamais les principes de la plus juste sévérité par laquelle ils doivent être régis. La caste des hommes de couleur doit essentiellement fixer votre attention, faites peser sur eux le joug du préjugé salutaire qui seul a pu les dompter jusqu’à ce jour et qui a de tout temps contribué à maintenir la subordination parmi les Noirs Que les hommes sans pudeur connus sous le nom de petits blancs qui ont infectés plusieurs de nos colonies, qui ont été les fauteurs et provocateurs de tous les désordres, soient comprimés avec une austère sévérité toutes les fois qu’ils se conduiront mal.


Rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe

Arrêté du général Richepance restreignant le titre de citoyens aux seuls Blancs.

Basse Terre, 17 juillet 1802.

« Art. 1er. Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté, dans l’étendue de cette colonie et dépendances, que par les Blancs. »


Arrêté consulaire du 17 juillet 1802

A la Pointe à Pitre, île de Guadeloupe, le 6 prairial an 11 de la République française.

Le Conseiller d’État, préfet de la Guadeloupe et dépendances
Aux commissaires des quartiers de l’île de Guadeloupe.

« Je vous adresse, Citoyens, d’après la publication qui en a été faite par le Capitaine général, l’arrêté des Consuls de la République, qui ordonne que cette colonie sera régie à l’instar des autres colonies de France, et par les mêmes lois qui existaient avant 1789. La Proclamation du Capitaine-Général doit vous être déjà parvenue ; déjà vous avez vu ce principe établi et cette marche suivie dans divers règlements qui ont été émis relativement aux gens de couleur et aux Noirs, dans la vérification de l’état des libres et la subordination consolidée, la rentrée sur leurs habitations respectives, et la restitution à leurs maîtres des cultivateurs et domestiques divagants ; et notamment dans le dernier Arrêté qui concerne la police rurale, dont le titre 1er dit expressément :

« Le régime qui existait avant 1789 fait la base des principes qui doivent être suivis dans les colonies, pour la gestion des habitants et la police rurale. »
Cet article essentiel est en effet celui qui a provoqué de la sollicitude du Gouvernement Consulaire cette décision importante au rétablissement de l’industrie et des cultures coloniales : c’est cette même et constante sollicitude pour le retour de l’ordre et de la tranquillité dans cette colonie, qui a engagé le Gouvernement à accorder la loi bienfaisante d’amnistie, à stipuler dans le Traité de Paix l’oubli du passé pour tous les colons émigrés de leurs foyers, à les réintégrer dans leurs propriétés qui avaient été séquestrées depuis un nombre d’années. »


Une législation raciale

« Circulaire du Grand-Juge, du 18 nivôse an XII (8 janvier 1803) relative à la prohibition du mariage entre les blancs et les noirs.

Je vous invite, M. le préfet, à faire connaître, dans le plus court délai, aux maires et adjoints faisant les fonctions de l’état civil dans toutes les communes de votre département, que l’intention du gouvernement est qu’il ne soit reçu aucun mariage entre des blancs et des négresses, ni entre des nègres et des blanches.

Je vous charge de veiller avec soin à ce que ses intentions soient exactement remplies, et de me rendre compte de ce que vous aurez fait pour vous en assurer. »

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