L’idéologie coloniale inscrite dans la pierre à Paris,
par Alain Ruscio
Sous la IIIe République, les membres du parti colonial voulaient marquer les esprits de leurs compatriotes par des traces très visibles. Et que pouvait-il y avoir de plus spectaculaire que des statues et monuments ? Le piéton de Paris, pour reprendre l’expression de Léon-Paul Fargue, qui sillonnait et qui sillonne encore aujourd’hui la capitale une, deux ou trois heures durant, ne pouvait pas naguère, ne peut pas aujourd’hui, ne pas croiser plusieurs traces de l’histoire coloniale. Qu’il en ait été ou qu’il en soit conscient ou pas est une autre affaire…
Le parti colonial eut très tôt l’ambition d’ériger, dans la capitale, un monument central, imposant, marquant, qui deviendrait en quelque sorte le point de rencontre des partisans de l’Empire. Eugène Étienne lança l’idée dès 1909, soutenu par un collectif regroupant les politiciens Léon Bourgeois, Paul Deschanel, Paul Doumer, les administrateurs coloniaux Le Myre de Vilers, Roume, les officiers supérieurs, Gallieni, Archinard, Bayle, etc. Un concours fut organisé. Le sculpteur Jean-Baptiste Bulloc obtint les faveurs du jury : « La maquette qu’il a dressée, après plusieurs années de travail, groupe, dans un mouvement plein de grandeur, au-dessous de la France protectrice, les héros célèbres ou obscurs de la civilisation française, soldats, explorateurs, colons, administrateurs, tous ceux qui collaborèrent à l’œuvre de la plus grande France. Des allégories de la justice, de la pitié, de l’enseignement, de la science, entourent le monument comme les fleurs et les fruits d’un arbre vigoureux. De l’ensemble se dégage un mouvement de gloire qui semble porté, comme la Victoire de Samothrace, sur la proue d’une galère du dix-septième siècle, souvenir historique de nos premières conquêtes coloniales »1. Achevé en 1913, cet ensemble monumental fut exposé au Jardin tropical de Nogent-sur-Marne2, à la lisière de Paris, là où avait eu lieu en 1907 la première Exposition coloniale de la région parisienne, avant d’être transféré face au palais des Colonies, au lendemain de la nouvelle et grande Exposition de 1931. Il y restera jusqu’en août 1938, pour laisser la place au monument à la gloire de la colonne Marchand. Aujourd’hui, les restes de cette œuvre sont revenus au Jardin tropical de Nogent. Rictus de l’Histoire, les éléments, dégradés, non entretenus, sont séparés, comme pour symboliser le divorce, historiquement fatal, entre cette mère protectrice et ses enfants désormais émancipés. La France en majesté est désormais posée à terre, paraissant désemparée. Les représentations des indigènes sont non loin de là, regardant vers un haut désormais vide.
On sait que Paris fut le siège d’une grande Exposition coloniale internationale, à Paris, en 1931. À cette occasion furent érigés certains bâtiments, monuments et statues qui aujourd’hui encore sont visibles. Le plus spectaculaire est l’ensemble que forment l’ex-Palais des colonies et la place de la Porte dorée.
Le Palais des colonies, devenu Palais de la France d’outre-mer, puis Musée des Arts Africains et Océaniens, aujourd’hui Musée de l’Histoire de l’Immigration, fut l’œuvre des architectes Laprade et Jaussely. Le gigantesque bas-relief (1 200 m², le plus vaste d’Europe) qui l’entoure, œuvre réalisée sous la direction du sculpteur Alfred Auguste Janniot, est une magnifique illustration de l’idéologie dominante, que l’on peut synthétiser par la formule « La mise en valeur des colonies sous la Paix française ».
On peut distinguer trois traits porteurs de messages dans ce bas-relief. Premièrement, les indigènes sont représentés au travail, sérieusement, presque religieusement. Mais attention : il s’agit quasi uniquement de travail manuel, rural surtout : Sénégalaises pilant le mil, Soudanais portant des balles de coton, Congolais empilant des défenses d’ivoire, Tunisiens poussant l’araire, Antillaises portant des ananas, Annamites à la rizière… Aucun Maghrébin, aucun Africain, aucun Kanak, aucun Antillais n’est associé à la notion de travail intellectuel. La seule activité artistique représentée est celle d’Indochinois sculptant des statuettes ressemblant à des bouddhas. Le deuxième aspect est l’omniprésence de la nudité. En cette époque plutôt prude, les Africains et, surtout bien sûr, les Africaines sont ici représentés dans le plus simple appareil, ou tout comme. Comment ne pas rapprocher cette nudité, si proche de la nature, de l’omniprésence animale ? Dans ce bas-relief, ce ne sont, mêlés aux indigènes, que lions, gazelles, crocodiles, buffles, zébus… Le rapprochement homme dit de race inférieure/animal, si présent dans la littérature coloniale, était plus que suggéré… Enfin troisième remarque : les Blancs, les colonisateurs, n’apparaissent pas, mais on sent leur omniprésence : maîtres bienveillants, c’est grâce à eux que tout ce monde s’est mis au travail.
La statue qui aujourd’hui trône place Édouard-Renard (du nom d’un ancien gouverneur général de l’AOF), dite place de la Portée dorée3, conçue spécialement pour l’Expo de 1931, fut placée en haut des marches du Palais des Colonies, puis transportée à sa place actuelle. Elle représente une France tutélaire en Athéna, tout à la fois protectrice (le bouclier) et combattante (la lance). Surtout : civilisatrice. La phrase inscrite sur son socle était à elle seule un condensé de l’idéologie coloniale : « La France apportant la paix et la prospérité aux colonies »4. Cette inscription a disparu depuis.
C’est le monument à la colonne Marchand (Fachoda 1898), œuvre de Roger-Henri Expert (architecte) et de Léon Baudry (sculpteur), qui vient s’installer, en 1949, en lisière du bois de Vincennes, qui est la plus connue, sans doute du fait de sa proximité avec le Palais des colonies. C’est un contresens courant de penser que cette fresque est contemporaine de l’Exposition. En fait, c’est en 1936 qu’a été émis le vœu de son édification5. La guerre venue, il n’a été installé qu’en 19496. Dans l’esprit colonial du temps, les militaires blancs marchent en tête, les tirailleurs et porteurs noirs en arrière. La statue du commandant Marchand, posée sur le socle, au-dessus du médaillon, a été détruite par un attentat à l’explosif en 1983.
D’autres héros militaires coloniaux sont honorés dans Paris
Le Zouave du pont de l’Alma, œuvre de Georges Diebolt, date de 1856, deux ans seulement après la célèbre bataille (rappelons que, si la bataille de l’Alma eut lieu en Crimée, les Zouaves, eux, formaient un régiment d’origine coloniale).
La statue dédiée à Francis Garnier, due à Denys Puech, conquérant du Tonkin, fut érigée en 1898 avenue de l’Observatoire. Toute en dorures, c’est l’une des plus imposantes de Paris, même si la plupart des piétons qui passent devant ignorent qui était ce héros de la France lointaine.
La statue du maréchal Joseph Gallieni située place Vauban (VIIe arrondissement), due à Jean Boucher en 1926, précise, sur le socle : « Ce monument a été érigé à la suite d’une souscription publique organisée par la Ligue coloniale et maritime française » ; la statue à fière allure est soutenue par quatre cariatides dont trois figurent clairement les colonies : une Asiatique (Annamite ? Tonkinoise ?), une Africaine, une fois de plus dénudée (et seule à l’être) et une Malgache, la quatrième étant la ville de Paris.
On peut y ajouter la statue du sergent Jules Bobillot (mort à vingt-cinq ans, en 1885, lors de la conquête du Tonkin), boulevard Richard-Lenoir, fondue par les Allemands lors de l’occupation. Un buste, de dimensions bien plus modestes, figure désormais au centre du square Paul-Verlaine, lui-même situé… rue Bobillot (dans le XIIIe arrondissement). Sous le buste figure la légende « Au sergent Bobillot, sergent du Génie, défenseur de Tuyen Quan ». Outre le fait qu’aucune ville ne porte ce nom (il s’agit de Tuyen Quang, au nord du Viêt-Nam), gageons que les parents qui y emmènent aujourd’hui leurs bambins seraient bien ennuyés si on leur demandait qui était ce sergent et ce qu’il fit dans ces lieux au nom bizarre.
Après la décolonisation, les militaires furent toujours les plus honorés. Trois maréchaux liés à l’empire colonial sont statufiés. Dans l’ordre chronologique des érections : de Lattre, qui finit sa carrière — et sa vie — lors de la guerre d’Indochine, a son buste7 Porte Dauphine (1981) ; Juin est statufié8 en 1983 (place d’Italie) ; Lyautey, enfin, dont on s’étonne que ce ne fût pas plus tôt, a sa statue9 place Denys Cochin en 1985 ; c’est bien le colonial qui est honoré : on lit sur le socle : « Tonkin, 1894-1897, Madagascar 1897-1902, Confins algéro-marocains 1903-1910, Maroc 1912-1925 ».
Le 5 décembre 2002, le président Chirac inaugura le Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie10, quai Branly.
Pour les civils, le nom qui vient immédiatement à l’esprit est celui de Jules Ferry. La monumentale statue, érigée en 1910, rend certes hommage au « père » de l’École publique, mais nul ne peut oublier que ce politicien fut l’un des plus ardents théoriciens (et praticiens) de la conquête coloniale, au nom du droit des « races supérieures ». Le président Hollande, nouvellement élu, lui réserva naguère sa première visite, en précisant bien qu’il rendait ainsi hommage à l’homme de la laïcité. On peut finalement signaler l’hommage mérité rendu en 1984 à Albert Camus, qui possède désormais sa rue et une statue11, près de la place Fabien, côté Xe arrondissement et, la même année, à Pierre Mendès France, statufié12 dans les jardins du Luxembourg.
La façade ouest du musée. Un défi au Panthéon ?
par Gilles Manceron
Extrait de la brochure Traces de l’Histoire coloniale dans le 12e arrondissement de Paris par Gilles Manceron, publiée par le MHI.
La façade ouest du Palais de la Porte dorée, sous l’inscription « À ses fils qui ont étendu l’empire de son génie et fait aimer son nom au-delà des mers, la France reconnaissante », a dressé en 1931 un immense tableau d’honneur de cent cinquante-neuf noms d’artisans de la colonisation, dont les deux tiers ont vécu sous l’Ancien Régime et qui apparaît comme une sorte de réponse au Panthéon républicain. Alors que le Panthéon se voulait un temple de la République rendant hommage à ceux qui ont servi ses valeurs, le Musée permanent des colonies a orienté vers Paris une façade qui rend surtout hommage au projet d’expansion de la France porté pendant des siècles par la monarchie.
Le Panthéon avait accueilli en 1889 plusieurs hommes de la Révolution, puis des personnalités comme Zola (1908) et Jaurès (1924), mais aucun chef militaire de la Grande Guerre, ni aucun héros de la politique coloniale pour qui pourtant des monuments avaient été érigés dans Paris, comme Flatters (1882), Bobillot (1888) ou Francis Garnier (1898). La liste, restée telle quelle depuis 1931, commence avec Godefroy de Bouillon (1061-1100), et cinq autres chefs des Croisades, dont Renaud de Châtillon, « seigneur d’outre-Jourdain. L’un des plus belliqueux conquérant de l’Orient ». Puis, après des explorateurs, des colonisateurs du XIXe siècle comme le général de Bourmont, qui commandait le corps expéditionnaire français envoyé par Charles X pour conquérir l’Algérie, et plusieurs des généraux qui, comme Cavaignac et Bugeaud, en ont poursuivi la conquête.
La différence entre cette façade du Palais et le Panthéon illustre deux visions de la République, celle de la République coloniale qui s’est voulue continuatrice du projet de la monarchie et de l’empire, et celle des républicains qui percevaient le projet colonial comme problématique par rapport aux valeurs républicaines. Ce débat entre deux conceptions de la République reste présent dans la société française post-coloniale du XXIe siècle.
- G. Duvenay, « À la gloire de l’expansion coloniale », Le Figaro, 29 octobre 1909.
- Isabelle Lévêque, Dominique Pinon & Michel Griffon, Le Jardin d’agronomie tropicale. De l’agriculture coloniale au développement durable, Arles, Montpellier, Éd. Actes Sud / CIRAD, 2005.
- Rappelons que le nom de la Porte dorée n’est pas dû à la statue, mais signifie qu’elle est à l’orée du bois.
- Jean Colson & Marie-Christine Lauroa (dir.), Dictionnaire des rues de Paris, Paris, Éd. Hervas, 1992.
- Chronologie curieuse, d’ailleurs, car en 1936, l’ennemi était sans conteste l’Allemagne nazie, et les relations diplomatiques avec le Royaume-Uni étaient redevenues bonnes.
- Pierre Kjellberg, Le nouveau guide des statues de Paris, Paris, La Bibl. des Arts, 1988.
- Œuvre de Philippe Kaeppelin.
- Œuvre d’André Greck.
- Œuvre de François Cogné.
- Œuvre de Gérard Collin-Thiébaut.
- Œuvre de Michel Poix.
- Œuvre de Pierre Peignot.