« Maurice Audin, affaire franco-française ou algérienne ? »
La rencontre qui a eu lieu à l’Espace des résistances Ahed Tamimi a regroupé près d’une quarantaine de personnes d’horizons politiques et d’âges divers. Le débat qui a été riche, avec une qualité d’écoute rare, s’est engagé à la suite d’une introduction par Mohamed Rebah, chercheur en histoire, à qui Maurice Audin avait donné à titre gracieux des cours particuliers de mathématiques. Le texte écrit de cette introduction, qui relate le parcours de Maurice Audin, est reproduit plus loin.
Plusieurs axes ont structuré le débat : – L’appartenance de Maurice Audin à la nation algérienne, – La question de l’identité nationale algérienne, – Le parti communiste algérien (PCA) et la lutte armée — les Combattants de la Libération (CDL), puis l’intégration des communistes dans l’ALN et le FLN —, et l’attitude du PCF. Enfin, des remarques ont été formulées sur le titre de cette rencontre-débat.
L’appartenance de Maurice Audin à la nation algérienne
L’assistance a été unanime sur le fait que Maurice Audin combattit et mourut en résistant algérien. Sa participation et celle de sa femme Josette au combat national découla naturellement de leur engagement militant au sein du Parti communiste algérien (PCA). La qualité d’Algérien de ce couple ne fait donc aucun doute. Tous les intervenants ont souligné l’indécence de ceux qui, consciemment, présentent Audin comme un « ami de l’Algérie » « qui apporta une aide » au peuple algérien en lutte contre le colonialisme français.
La question de l’identité nationale algérienne
Le parcours de Maurice Audin, comme celui d’autres Algériens d’origine européenne qui donnèrent leur vie pour l’indépendance de l’Algérie (Henri Maillot, Fernand Iveton, Maurice Laban, Raymonde Peschard…) pose la question de l’identité nationale. Le Code de la nationalité de 1963 qui subordonnait la nationalité algérienne à l’islam constitua un recul par rapport à la position exprimée par le FLN durant la guerre de libération nationale et même, selon un intervenant, un reniement par rapport à la conception traditionnellement défendue par le mouvement national depuis la création de l’Etoile Nord-africaine (ENA).
Ce Code exprimait une vision culturaliste de l’identité nationale dont les fondements sont ethniques (religion musulmane, langue arabe, langue amazighe). Cette vision transforma le processus d’acquisition de la nationalité algérienne par les non-musulmans en un parcours du combattant particulièrement humiliant pour ceux qui avaient lutté des années durant au péril de leur vie pour une Algérie indépendante et fraternelle.
Pour les intervenants, « la vision culturaliste s’avère malheureusement hégémonique dans notre pays, tant chez les tenants du pouvoir (arabo-islamisme) que chez les islamistes ou les berbéristes sectaires (MAK) qui fondent l’identité sur une base religieuse (l’islam), linguistique (arabe ou tamazight) ou sur « les trois » (islamité, arabité, berbérité) ». Tous les intervenants dans le débat ont souligné la nécessité de lutter pour faire triompher une conception démocratique et progressiste de l’identité nationale basée, non sur des référents culturels, mais sur un engagement politique à vivre dans une communauté nationale.
Des nuances apparurent cependant, certains intervenants insistant sur le recul considérable de la vision progressiste de l’identité nationale dans l’Algérie indépendante alors que d’autres ont souligné quelques avancées réalisées, notamment à travers certains amendements du Code de la nationalité sous Bouteflika qui permettent aux femmes algériennes mariées à un étranger de transmettre la nationalité algérienne à leurs enfants.
Un texte sur le Code de la nationalité et une contribution sur l’hégémonie de la vision culturaliste sont reproduits plus bas.
Le PCA et la lutte armée (CDL puis intégration des communistes dans l’ALN et le FLN) et l’attitude du PCF
L’engagement des communistes algériens et de leur parti dans la guerre de libération nationale a été rappelé alors qu’il a longtemps été occulté par le pouvoir et certains courants nationalistes anticommunistes qui présentaient le PCA comme un « parti étranger » et faisaient et font encore l’amalgame entre ses positions et celles du PCF. Des appréciations différentes voire divergentes se sont exprimées, tant sur le PCF que sur le PCA, mais le débat fut recentré sur la question, essentielle car à l’ordre du jour de la rencontre, de l’identité nationale posée à travers le parcours de Maurice Audin.
Il est apparu néanmoins qu’un débat sur ces questions, à condition qu’il repose sur des données objectives sérieuses, un minimum de recherche et sans esprit de polémique stérile, serait profitable voire même nécessaire.
Le titre de cette rencontre-débat
Affaire franco-française ou affaire algérienne ou encore les deux. Cette question a suscité quelques remarques voire même quelques critiques à l’encontre des organisateurs. Monopolisée par Emanuel Macron qui a reconnu la responsabilité de la France dans la disparition et l’assassinat de Maurice Audin, les organisateurs ont voulu à travers ce titre s’approprier également cette question. Ce titre, un peu provocateur, cherchait à faire réagir. Les organisateurs ont considéré qu’ils y étaient parvenus.
L’enregistrement sonore de la soirée
Maurice Audin, brillant mathématicien
mort pour l’Algérie : son pays par Mohamed Rebah Chercheur en histoire, Mohamed Rebah est l’auteur de deux livres parus à Alger : Des Chemins et des Hommes, paru en novembre 2009, et Taleb Abderrahmane guillotiné le 24 avril 1958, paru en avril 2013.
Maurice Audin fut assassiné par les parachutistes, le 21 juin 1957. Comme des milliers de disparus de la Bataille d’Alger, son corps n’a pas été retrouvé. C’est un immense honneur pour moi d’évoquer, aujourd’hui, devant vous, le souvenir de ce frère et ami, de ce camarade dont j’eus le privilège d’être l’élève.
Lorsque je me rendais chez lui, au 22 rue de Nîmes, au centre d’Alger, pour les cours de mathématiques qu’il me donnait gracieusement, je ne savais pas que j’allais à la rencontre d’un savant, tellement sa modestie était grande. Il me consacra généreusement ses samedis après-midi, alors qu’il préparait sa thèse de doctorat en mathématiques.
J’ai connu Maurice Audin par l’intermédiaire de mon frère aîné, Nour Eddine, étudiant comme lui à l’Université d’Alger. Ils partageaient les mêmes convictions politiques. Nour Eddine est tombé au champ d’honneur le 13 septembre 1957, à Bouhandès, au sud-ouest de Chréa, au flanc sud du djebel Béni Salah.
Maurice Audin, dont je garde en mémoire le visage souriant, est né le 14 février 1932, dans la ville de Béja, en Tunisie, de père né en France et de mère née en Algérie. A Alger, où sa famille revint dans les années 1940, il suivit pratiquement toute sa scolarité. Il entra à la Faculté des sciences d’Alger, en 1949, à l’âge de 17 ans. Brillant étudiant, il fut appelé le 1er février 1953 comme assistant par le professeur Possel qui le prit aussitôt en thèse et le mit en contact avec son patron de Paris, le grand mathématicien Laurent Schwartz.
En plus de ses activités de chercheur, Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien depuis 1951, était omniprésent dans les luttes syndicales et politiques. C’est à travers ces luttes que se forgea sa conscience nationale. Il intégra ainsi la nation algérienne en lutte pour sa dignité. Le 20 janvier 1956, il était aux côtés de ses camarades étudiants musulmans de l’Université d’Alger lors de la manifestation, organisée par la section d’Alger de l’UGEMA, suite à l’assassinat de l’étudiant Belkacem Zeddour et du docteur Benaouda Benzerdjeb. Cette manifestation fut d’ailleurs le prélude à la grève générale illimitée déclenchée le 19 mai 1956.
Maurice Audin engagea sa vie dans une voie pleine de courage : Détruire l’ordre colonial sanglant, insultant, raciste, pour construire, avec le peuple libéré, une société juste, solidaire, fraternelle.
Qu’est-ce qui a poussé à l’action ce jeune mathématicien qui, de par sa compétence, était appelé à une brillante carrière et à une paisible vie toute consacrée à la recherche en mathématiques ?
Aux questions des historiens, Josette Audin, son épouse, professeur de mathématiques comme lui, répond avec sérénité : « Ce sont ses convictions communistes que je partage autant que son goût pour les sciences. Nous étions tous les deux conscients des risques que nous faisaient courir nos engagements politiques ».
Pour retracer les circonstances de la disparition de Maurice Audin le 21 juin 1957, je m’appuie sur le témoignage de son épouse, ainsi que sur les écrits d’Henri Alleg, auteur de La Question, et du docteur Georges Hadjadj. Je me réfère également à l’ouvrage de l’historien Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin, et aux journaux de l’époque.
Rappelons le contexte de son arrestation par les parachutistes le 11 juin 1957.1957 : La lutte armée pour l’Indépendance entre dans sa troisième année. Nous sommes loin des premiers coups de fusils de chasse. En cette année 1957, l’initiative appartient aux katibas et aux commandos de l’ALN.
Alger, 1957. Le général Massu reçoit, le 7 janvier, les pleins pouvoirs des mains du chef du gouvernement, Guy Mollet. Il devient ainsi le chef suprême de la zone d’Alger. Il s’entoure d’officiers revenus comme lui du Viet Nam après la défaite du corps expéditionnaire français à Diên Biên Phû au mois de mai 1954, Avec ses milliers de parachutistes, il envahit Alger et sème la terreur dans la population. Il s’arroge le droit de vie et de mort. Il ouvre des centres de torture partout : La villa Sésini, l’école Sarrouy, le café-restaurant Bellan aux Deux Moulins, l’immeuble d’El Biar, le stade de Saint Eugène (Omar Hamadi à Bologhine), la villa des Tourelles. La liste est longue. A Paul Cazelles (Aïn Oussara), à 250 kilomètres au sud d’Alger, l’armée française ouvre un vaste camp de concentration où les prisonniers, entassés sous les tentes, ne sont même pas recensés.
Nous sommes en pleine bataille d’Alger. Bataille d’Alger déclenchée par le service des renseignements français avec l’attentat monstrueux perpétré dans la nuit du 10 au 11 août 1956, à la rue de Thèbes, contre la population pauvre de la Casbah endormie.
L’enlèvement de Maurice Audin
Dans la nuit du 11 juin 1957, des officiers du 1er régiment de chasseurs parachutistes enlèvent Maurice Audin à son domicile, à la cité des HBM de la rue Flaubert, au Champ de Manœuvres. Son épouse raconte ce qui est arrivé :
Il est 23 heures. Nos enfants — le plus jeune, Pierre, a un mois — sont à peine couchés lorsque les « paras » viennent frapper à la porte. J’ai la naïveté de leur ouvrir, sachant très bien, en réalité, ce qu’une visite aussi tardive peut signifier… Ces hommes venus prendre mon mari me diront en partant : « S’il est raisonnable, il sera là dans une heure »… Il n’a pas dû l’être, raisonnable, car je ne l’ai jamais revu ».
De son côté, le docteur Georges Hadjadj relate sa rencontre avec Maurice Audin, dans la salle de torture d’El Biar, la nuit du 11 au 12 juin :
J’étais à ce moment-là au deuxième étage, à l’infirmerie, où j’avais été amené dans l’après-midi à la suite d’une crise titanifère que l’électricité avait provoquée.
Le capitaine Faulques est venu me chercher pour me faire répéter, devant Audin, dans l’appartement en face, ce que je lui avais dit, c’est-à-dire que j’avais soigné chez lui M. Caballéro. Il y avait par terre une porte sur laquelle étaient fixées des lanières. Sur cette porte, Audin était attaché, nu à part un slip. Etaient fixées, d’une part à son oreille et d’autre part à sa main, des petites pinces reliées à la magnéto par des fils.
Il y avait dans la pièce outre le capitaine Faulques, le capitaine Devis, le lieutenant Irulin, le lieutenant André Charbonnier et un chasseur parachutiste.
J’ai ensuite regagné la chambre de l’infirmerie, d’où j’ai pu entendre les cris plus ou moins étouffés d’Audin.
Une semaine après, on nous transféra, Audin et moi, dans une petite villa située à un kilomètre du lieu où nous étions détenus. Elle se trouvait en face du PC du régiment de parachutistes et il y avait un panneau accroché à l’entrée indiquant : « PC 2° bureau ».
On nous mena là soi-disant pour être interrogés. En fait, comme je le sus plus tard, ce déplacement était dû à une visite d’officiels dans les locaux d’El Biar. A cette occasion, j’ai pu revoir Audin. Nous étions enfermés dans une pièce avec d’autres détenus musulmans.
Audin a pu alors me raconter les sévices qu’il avait subis. Il en portait encore les traces : des petites escarres noires aux lieux de fixation des électrodes. Il avait subi l’électricité. On lui avait fixé les pinces successivement à l’oreille, au petit doigt de la main, aux pieds, sur le bas-ventre, sur les parties les plus sensibles de son corps meurtri.
Il avait également subi le supplice de l’eau. A cette occasion, il avait perdu son tricot parce qu’on s’en était servi pour recouvrir son visage avant de glisser entre ses dents un morceau de bois et un tuyau. Et puis, bien sûr, il y avait un parachutiste qui lui sautait sur l’abdomen pour lui faire restituer l’eau ingurgitée… »
Le 21 juin, Maurice Audin, âgé de 25 ans, père de trois enfants, disparaît. Henri Alleg, l’auteur du livre La Question, témoigne :
Il devait être 22 heures ce soir- là, lorsque Charbonnier est venu me demander de me préparer pour un transfert… Je l’ai entendu dire dans un couloir : “Préparez aussi Audin et Hadjadj…” J’ai attendu. Personne n’est venu me chercher. Dans la cour, une voiture a démarré, s’est éloignée. Un moment après, une rafale de mitraillette. J’ai pensé : “Audin”. »
Qu’est-il advenu de Maurice Audin ?
Le rapport du lieutenant-colonel Mayer, commandant du 1° RCP, mentionne :
Le dénommé Audin Maurice, détenu au centre de triage d’El Biar, devait subir un interrogatoire par la PJ le 22 juin 1957 au matin.
Le 21 juin, il fut décidé de l’isoler et de l’emmener dans un local de la villa occupée par le noyau Auto du régiment OP, 5, rue Faidherbe, où devait avoir lieu l’interrogatoire le lendemain.
Vers 21 heures, le sergent Mire, adjoint de l’officier de renseignement du régiment, partit chercher le détenu en jeep. Le prisonnier, considéré comme non dangereux, fut placé sur le siège arrière du véhicule, le sergent Mire prenant place à l’avant à côté du chauffeur.
La jeep venait de quitter l’avenue Georges-Clémenceau et était engagée dans un virage accentué. Le chauffeur ayant ralenti, le détenu sauta du véhicule et se jeta dans un repli du terrain où est installé un chantier, à gauche de la route.
(…) La 2° Compagnie cantonnée à El Biar fut rapidement avertie, et envoya des patrouilles en direction de Frais Vallon. Il ne fut pas possible de recueillir le moindre renseignement… »
Josette Audin refusa de croire à cette version. Evadé, son mari eût fait l’impossible pour rassurer les siens. Aussi, le 4 juillet, elle porte plainte pour homicide contre X et se constitue partie civile.
Mon mari a été étranglé le 21 juin 1957 au centre de tri de la Bouzaréah, à El Biar, au cours d’un interrogatoire mené par son assassin, le lieutenant Charbonnier, officier de renseignements du 1° RCP…
Le crime fut commis au su d’officiers supérieurs qui se trouvaient, soit dans la chambre des tortures, soit dans la pièce attenante. Il s’agit du colonel Trinquier, alors adjoint du colonel Godard, du colonel Roux, chef du sous-secteur de la Bouzaréah, du capitaine Devis, officier de renseignements attaché au sous-secteur de la Bouzaréah, et qui avait procédé par ailleurs à l’arrestation de mon mari, du commandant Aussaresses, du commandant de la Bourdonnaie ».
Le général Massu a été, peu après, informé personnellement de cet assassinat, baptisé accident, par les officiers qui se sont rendus à son bureau de l’état-major. C’est dans le bureau du général que fut réglée la mise en scène de la prétendue évasion de Maurice Audin.
Maurice Audin a été immédiatement inhumé à Fort-l’Empereur en présence du colonel Roux et du lieutenant Charbonnier qui l’assistait.
Josette Audin n’a cessé de chercher à connaître la vérité.Où se trouve le corps du supplicié ?
Le général Massu a refusé de dévoiler le secret. Quelque mois avant la mort du général, en 2002, le commandant Aussaresses (le commandant « O ») lui avait demandé : « Vous ne pensez pas, général, qu’après plus de cinquante ans, il faudrait parler pour Madame Audin. » Le général le rabroua : « Je ne veux plus rien entendre : compris Aussaresses ? », lui lança-t-il au téléphone.
Le 19 juin 2007, dans une lettre ouverte, Josette Audin écrit au président de la République française pour lui demander « simplement de reconnaître les faits, d’obtenir que ceux qui détiennent le secret, dont certains sont toujours vivants, disent enfin la vérité, de faire en sorte que s’ouvrent sans restriction les archives concernant cet évènement… ».
Elle n’a pas reçu de réponse.Mais, par une lettre datée du 30 décembre 2008, le président de la République française informe la fille aînée de Maurice Audin, Michèle, mathématicienne, de sa décision de lui décerner le grade de chevalier de la Légion d’honneur (pour sa contribution à la recherche fondamentale en mathématiques et la popularisation de cette discipline).
Michèle Audin l’a refusée. « Je ne souhaite pas recevoir cette décoration…parce que vous n’avez pas répondu à ma mère… », a-t-elle écrit au chef de l’Etat français, dans une lettre ouverte qui a fait le tour du monde.
Depuis, il y a eu les révélations du général Aussaresses faite à un journaliste peu avant sa mort. Maurice Audin est mort d’un coup de poignard porté par un officier parachutiste placé sous ses ordres, lui a-t-il confié. Josette Audin a émis des doutes sur ces déclarations. « C’est bien que le général ait dit sa vérité, mais c’est seulement sa vérité. Ce n’est pas forcément la vérité », dit-elle.
De son côté, lors d’un travail de recherche, la journaliste Nathalie Funès révéla le nom de l’assassin. Il s’appelle Gérard Garcet, révèle un écrit du colonel Godard, retrouvé aux Etats-Unis. Au moment des faits, il était sous-lieutenant de l’infanterie coloniale détaché comme aide de camp auprès du général Massu.
Mais Josette Audin ne sait toujours pas où est enterré son mari.Afin de perpétuer le souvenir du brillant mathématicien, symbole de l’intellectuel engagé avec son peuple, mort pour que vive l’Algérie, son pays, la République algérienne reconnaissante donna, le 4 juillet 1963, jour de la commémoration de l’an I de l’indépendance, le nom de Maurice Audin à la place centrale d’Alger, en contre bas de l’Université où il mena de brillantes recherches. Dans l’Algérie colonisée, la place portait le nom du Maréchal Lyautey, descendant des envahisseurs de 1830. Le 19 mai 2012, à l’occasion de la célébration de la Journée Nationale de l’Etudiant, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique inaugura la plaque commémorative scellée au mur de l’Université d’Alger, près de la librairie qui porte le nom du mathématicien martyr.
Le Prix Maurice-Audin, créé en 1957 à Paris, « est décerné, chaque année depuis 2004, par l’association éponyme, établie en France, pour honorer, une fois par an, deux mathématiciens des deux rives de la Méditerranée », rappelle l’agence officielle l’APS. Au mois de mars dernier, c’est Kawthar Ghomari de l’ENST d’Oran qui l’a reçu des mains du ministre algérien de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique qui avait présidé la cérémonie.
Avant de terminer, je voudrais associer au nom de Maurice Audin des noms propres symboliques de moudjahidine morts, comme lui, sans sépulture : Cheikh Larbi Tebessi, président de l’Association des Oulémas, Docteur Georges Counillon, le commandant Si Mohamed Bounaama, le colonel Si M’Hamed Bougara, et associer également à son nom celui de Taleb Abderrahmane, son camarade de la Faculté des Sciences d’Alger, décapité à la prison de Serkadji le 24 avril 1958.
En citant ces martyrs, j’ai une pensée pour tous leurs compagnons d’armes arrêtés pendant la Bataille d’Alger, torturés, condamnés à mort puis passés à la guillotine, ce procédé sauvage d’un autre âge.
Mohamed Rebahm rebah
En 2009, à Paris, Mohamed Rebah évoque sa rencontre
avec Maurice Audin à Alger en 1954.
Algérie. La mémoire de Maurice Audin,
miroir d’une identité plurielle
par Rosa Moussaoui
L’Humanité, 7 novembre 2018. Source
Le 27 octobre, à Alger, des militants de gauche consacraient une rencontre au jeune mathématicien communiste assassiné en 1957. Ils sont revenus sur la participation d’Algériens d’origine européenne à la lutte d’indépendance.
C’est un tout jeune espace de débat, de solidarité et de culture, inauguré au printemps dernier, « ouvert à tous ceux qui pensent que la construction d’une alternative de gauche est encore possible » en Algérie. À la veille des commémorations du 1er novembre, date du déclenchement en 1954 de la guerre d’indépendance, l’espace des résistances Ahed Tamimi consacrait, à Alger, une rencontre à l’affaire Audin. Pas seulement pour mémoire : il fut surtout question du miroir que la figure du jeune mathématicien communiste, torturé et assassiné en 1957 par l’armée française, tend à l’Algérie d’aujourd’hui.
« Leur algérianité n’était pas à prouver, elle tenait à leur combat »
En introduisant la discussion, l’essayiste Hocine Belalloufi, ancien rédacteur en chef d’Alger Républicain, a d’abord salué la reconnaissance par l’État français de sa responsabilité dans cet assassinat, « un premier pas, une victoire pour Josette Audin, mais aussi pour le peuple algérien, car Maurice Audin est le symbole de tous les disparus ». « Ici, certains officiels présentent Maurice Audin, Fernand Iveton, Henri Maillot, Raymonde Peschard ou Maurice Laban comme des “amis” qui auraient aidé le peuple algérien. C’est une idée politiquement fausse et dangereuse », a-t-il prévenu, en donnant le la d’un débat vif, dense et chaleureux sur les fondements de l’identité algérienne. Celle-ci tient-elle à des critères culturels et religieux ou à l’engagement choisi dans le destin d’un peuple ? En retraçant la vie brève du militant du Parti communiste algérien qui lui donnait, lycéen, des leçons de mathématiques, l’historien Mohamed Rebah insistait, très ému, en guise de réponse, sur les choix politiques d’Audin : « Il a engagé sa vie sur une voie. Il voulait détruire l’ordre colonial sanglant, raciste, pour bâtir une société juste et fraternelle avec le peuple libéré. » « Ces Algériens d’origine européenne, souvent communistes, n’ont pas “aidé” : ils ont cru à une Algérie plurielle et démocratique, ils ont donné leur vie pour ce rêve, quand d’autres faisaient le choix de la lâcheté », insistait aussi le syndicaliste Nordine Bouderba.
À quel moment ce rêve d’un pays pluriel s’est-il brisé ? Dès le lendemain de l’indépendance, ont estimé de nombreux participants, avec l’adoption, en 1963, d’un Code de la nationalité soumettant les « non-musulmans » à une demande d’acquisition de la nationalité algérienne. « On a dit, alors, à des militants d’origine européenne descendus des maquis, sortis de prison ou échappés à la peine de mort : demandez la nationalité algérienne, elle peut vous être refusée. Pour certains, ça s’est éternisé. Leur algérianité n’était pourtant pas à prouver, elle tenait à leur combat, à leur sacrifice. C’était humiliant », s’est souvenu l’avocat Ali Kechid. Dans l’assistance, tous ont défendu la nécessité de promouvoir une conception démocratique et progressiste de l’identité nationale, fondée non pas sur des référents culturels, linguistiques ou religieux, mais sur un engagement politique à vivre dans une communauté nationale. Discussion d’une brûlante actualité, alors que le pays s’interroge, se dispute et souvent se déchire sur la place à rendre à la culture et à la langue amazighes (berbères), longtemps marginalisées par le dogme d’un nationalisme arabo-islamique toujours prégnant dans les rouages de l’État. « De nombreuses crises qui ont secoué le pays depuis 1962 trouvent leur source dans cette conception étriquée de l’identité nationale. À l’hégémonie arabo-islamique a succédé l’hégémonie islamiste : nous en avons payé chèrement le prix », a rappelé Hocine Belalloufi.
Une conviction partagée irriguait cette riche discussion : l’identité n’est ni statique, ni figée, ni valable pour tous et pour toujours, elle se forge dans les luttes du moment. « À l’indépendance, les bras étaient encore ouverts. Ils se sont refermés peu à peu. Aujourd’hui, nous voulons une Algérie avec ses Européens, ses juifs, ses communistes ! », a lancé, en conclusion, une participante très applaudie.
Unanime sur l’appartenance de Maurice Audin à la nation algérienne, l’assistance l’était aussi sur la nécessité de poursuivre le travail de mémoire sur les deux rives. « Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’État français et de son armée. Mais il s’est refusé à dire que ce déchaînement de violence était la conséquence d’un système : le colonialisme », a fait remarquer Nacéra Saïdi, membre du Collectif Ahed Tamimi. À Alger, le dossier des disparus n’est pas refermé.
Rosa Moussaoui