Quand les Maliens mouraient pour la France, par Francis Simonis
« Nous payons aujourd’hui notre dette à votre égard » a lancé, lyrique, le Président de la République Française le samedi 2 février à Bamako. Une dette ? Quelle dette ?
L’Afrique Occidentale Française fut conquise au XIXe par des troupes africaines dirigées par des officiers métropolitains. Ce fut le cas du Soudan Français, le Mali d’aujourd’hui, et l’on sait, par exemple, le rôle que jouèrent ceux qui portaient le nom générique de tirailleurs sénégalais, mais dont bien peu, en fait, étaient originaires du Sénégal, lors de l’installation de la France dans la région de Tombouctou en 1894. Mais ces soldats, qui montraient leur bravoure sur leur sol natal, pourquoi donc ne pas les employer en métropole ? L’Afrique, disait-on dans le langage de l’époque, comptait des « races guerrières » qui feraient merveille sur les champs de bataille européens. Dans son roman Les morts qui parlent, le comte Eugène Melchior de Vogüe évoquait ainsi en 1899 « des baïonnettes qui ne raisonnent pas, ne reculent pas, ne pardonnent pas, des forces dociles et barbares comme il en faudra toujours pour gagner cette partie barbare et inévitable, la guerre … »
Pour celui qui n’était encore que le colonel Mangin en 1910, l’Afrique de l’ouest était un réservoir d’hommes quasi inépuisable. Il y avait selon lui une vocation naturelle des Africains pour le métier des armes. Il était donc possible de mettre en place une Force Noire qui volerait au secours de la mère patrie dont elle compenserait l’apathie démographique en cas de guerre européenne. « L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang ; l’or nous ne songeons pas à le lui réclamer. Mais les hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec usure » écrivait Adolphe Messimy dans Le Matin du 3 septembre 1910. L’Afrique serait donc soumise à « l’impôt du sang » …
A partir de 1912, des dizaines de milliers d’Africains furent ainsi incorporés à l’armée française au sein des troupes coloniales et employés sur les divers cadres d’opération. Tous ou presque, furent recrutés sous la contrainte, tant les volontaires étaient peu nombreux. Environ cent quatre-vingt mille d’entre eux participèrent aux combats de la Première Guerre Mondiale, et approximativement le même nombre à ceux de la Seconde. Plus de trente mille ne revinrent jamais de la Grande Guerre, et vingt-cinq mille de la Seconde.
Si les statistiques sont imprécises et parfois contradictoires, on peut raisonnablement estimer que ce sont environ quatre-vingt mille Maliens qui se battirent pour la France au cours des deux guerres mondiales, et que plus de quinze mille moururent pour elle. C’est énorme pour un territoire qui ne comptait à l’époque que quelques millions d’habitants !
Ces soldats, d’où venaient-ils ? Essentiellement du sud du Mali actuel. Il ne semblait guère envisageable, en effet, de soumettre les populations nomades ou semi-nomades du Soudan à la conscription. Peuls, Maures, Arabes et Touareg échappèrent donc pour la plupart au recrutement. Les populations mandingues des savanes, au contraire, et parmi elles essentiellement les Malinkés et les Bambaras fournirent les plus gros contingents.
Au cours de la Première Guerre Mondiale, les prélèvements dépassèrent rapidement les limites du supportable, et une violente révolte, aussitôt noyée dans le sang, agita le Bélédougou, au nord de Bamako, au début de l’année 1915. Cela n’empêcha pas de nouveaux recrutements massifs quelques mois plus tard. Guignard, un proche de Mangin était bien conscient de l’ignominie des méthodes employées « C’est le trafic de chair humaine rétabli avec le sergent recruteur » écrivait-il au Gouverneur général de l’AOF en octobre 1915. Mangin se fit pourtant le chantre de l’emploi massif des soldats noirs au front, comme à Verdun en 1916 et au Chemin des Dames en 1917. En une seule journée, le 16 avril 1917, plus de 6000 d’entre eux perdirent la vie, ce qui valut à Mangin la réputation de « boucher des Noirs ». Cet épisode a été rappelé dans La Dette, un téléfilm réalisé en 2000 par Fabrice Cazeneuve sur un scénario d’Erik Orsenna. « Dans la folie du Chemin, il en est une qui me bouleverse depuis trente ans : l’épouvantable aventure des « tirailleurs sénégalais », arrachés de leurs villages et jetés dans la boue glacée de France et l’averse des mitrailleuses » écrivait alors l’académicien. « Cette tragédie en forme de poupées russes, chaque folie en contenant une autre, j’avais besoin de la raconter : par le roman ou par l’image. Pour rendre hommage. C’est-à-dire ne pas oublier. »
A la fin de l’année 1917, la politique de Mangin fut dénoncée sans ambigüité par le Gouverneur général Jost Van Vollenhoven : « Le Blanc était jusqu’alors toléré, parfois même aimé ; en se transformant en agent, il était devenu l’ennemi détesté, l’émule des chasseurs d’esclaves qu’il avait lui-même réduits à merci et auxquels il se substituait désormais. » Mais la France avait toujours besoin d’hommes, et un recrutement massif fut décidé pour 1918. Van Vollenhoven en tira toutes les conséquences. « J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien me relever de mes fonctions de Gouverneur général de l’AOF et de me remettre à la disposition du Ministre de la Guerre pour continuer mes services en qualité de capitaine d’infanterie coloniale » écrivit-il à son ministre le 17 janvier 1918 avant d’être tué à l’ennemi le 18 juillet …
De retour chez eux, les anciens combattants soudanais bénéficièrent-ils de la reconnaissance de la Patrie ? Bien au contraire : ils furent l’objet d’une surveillance constante, tant on craignait leur supposé mauvais esprit et leur soif d’égalité et d’émancipation. Cela n’empêcha pas leurs fils de répondre présent et de partir en masse pour la France en 1940. La mortalité, de l’ordre de 40%, fut alors effroyable dans les troupes engagées au combat. Des épisodes comme celui de Chasselay, où, le 20 juin 1940, les soldats du 25e Régiment de Tirailleurs Sénégalais furent massacrés par les Allemands auxquels ils s’étaient rendus après avoir retardé leur avance vers Lyon sont demeurés célèbres.
Des milliers de Maliens furent par ailleurs faits prisonniers au cours de la Campagne de France, et beaucoup d’entre eux ne revinrent jamais d’Allemagne. Ceux qui rentrèrent éprouvèrent une nouvelle fois l’ingratitude de la France à leur égard. A Thiaroye, au Sénégal, le 1er décembre 1944, 35 d’entre eux qui avaient survécu à l’internement outre-Rhin tombèrent sous des balles françaises pour avoir refusé de regagner Bamako sans toucher leur prime de démobilisation …
Ne pas oublier disait Erik Orsenna … La France oublia pourtant le sacrifice des dizaines milliers d’Africains qui périrent pour qu’elle continue à vivre. Les pensions et retraites des anciens combattants africains furent « cristallisées » en 1959 en dépit de toute justice. En 2002, un ancien combattant malien ne percevait de 85 euros de retraite quand son frère d’armes français en touchait 396. Il fallut attendre une décision du Conseil d’Etat pour qu’il fût enfin mis fin à cette injustice en 2011. Mais combien étaient encore là pour percevoir leur dû ?
Le 3 janvier 1924 fut inauguré à Bamako un monument « Aux héros de l’Armée noire ». Le groupe en bronze sculpté par Paul Moreau-Vauthier représente quatre soldats noirs regroupés autour d’un officier blanc pour la défense du drapeau. Sur le socle du monument en granit sont gravés les noms des batailles auxquelles ont participé les troupes noires au cours de la Grande Guerre : Yser, Arras, Dardanelles, Somme, Verdun, Alsace, Chemin des Dames, Champagne, Reims, Château-Thierry, Aisne, Orient, Maroc, Cameroun, Togo. Pour la jeunesse malienne, qui n’a pas connu la période coloniale, ce monument symbolise aujourd’hui Samori n’a ka kèlèkè denw : Samori et ses guerriers. Un monument à la gloire des troupes coloniales est donc perçu maintenant comme un hommage au résistant qui de 1883 à 1898 tint tête aux troupes françaises …
Selon François Hollande, la France a désormais payé sa dette à l’égard du Mali. Il serait étonnant que ce jugement soit unanimement partagé. De la France, les Maliens attendent probablement davantage : le soutien à une véritable politique de développement, une politique moins restrictive en matière de visas, la fin des mesures inutilement vexatoires et dissuasives à l’égard de leurs étudiants, la non-ingérence politique dans les problèmes du Nord de leur pays qu’il leur appartient et à eux seul de régler… Pour la population malienne qui a accueilli avec enthousiasme le Président de la République, la France est sans doute encore loin, très loin d’avoir payé sa dette …