La journée d’étude du 20 septembre 2019 a été organisée à l’Assemblée nationale à l’initiative de l’Association Maurice Audin et de l’Association Histoire coloniale et postcoloniale (histoirecoloniale.net), sur les disparitions forcées de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises. Elle était soutenue par
• la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH),
• le Mrap, la LDH, Amnesty international France, ACAT France, la Cimade,
• l’Association des archivistes français (AAF),
• le Centre culturel algérien (CCA),
• l’UMR Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne (ISJPS), La contemporaine, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS), le Centre de recherche et de documentation sur les droits fondamentaux (CREDOF).
Ces vidéos, réalisées par François Demerliac, ont été publiées par Mediapart les 16 octobre, 21 décembre et 30 décembre 2019, et y sont visibles sur le blog de 1000autres.
INTRODUCTION
Cette journée a été introduite par Stéphane Peu, député de Seine-Saint-Denis, Pierre Audin et Jean-Pierre Raoult, membre de la CNCDH où il représente le Mrap. Pierre Audin a soulevé la question de l’obstacle que constitue en France le « secret défense » pour la recherche de la vérité dans le sort de ces disparus de la guerre d’Algérie.
L’HISTOIRE
Gilles Manceron, historien et co-animateur du site histoirecoloniale.net, en a délimité les contours : il s’agit de la question spécifique des victimes des forces de l’ordre françaises, non des autres disparitions qui eurent lieu durant ce conflit, en particulier lors de ses derniers mois. Ces forces dépendant des autorités françaises, leurs actes nous concernent directement d’un point de vue historique et mémoriel. Il a souligné que continuer de prendre à la lettre aujourd’hui les tampons « secret » apposé à l’époque a pour effet de dissimuler des crimes.
Benjamin Stora, qui a présidé le panel consacré à l’histoire, a souligné que cette journée est une grande première, et qu’elle est très suivie en Algérie.
Alain Ruscio, historien, directeur de l’Encyclopédie de la colonisation française, a montré que la pratique de la disparition forcée remonte aux premiers temps de la conquête coloniale et aux premières répressions qui l’ont accompagnée dans tous les territoires de l’empire. L’emploi, par exemple, de l’expression « corvée de bois » dans les armées coloniales pour désigner les exécutions sommaires, est attesté en Indochine dès 1949, mais la pratique ainsi dénommée l’est dès le milieu du XIXe siècle.
François Gèze, éditeur de plusieurs livres sur ce sujet, a fait l’histoire de ce qui a été appelé lors des guerres d’Indochine puis d’Algérie la « Doctrine de la Guerre Révolutionnaire », ou DGR. Forgée lors de la répression du Viet-Minh, elle est devenue la doctrine officielle de l’armée française durant les guerres d’Algérie et du Cameroun, et, bien qu’abandonnée officiellement à la fin du conflit algérien, elle a continué à inspirer, ailleurs, des partisans de son usage, en particulier dans les armées des Etats-Unis et des dictatures d’Amérique latine.
Florence Beaugé, journaliste et essayiste, est intervenue sur une pratique de terreur lors de cette guerre qui est encore largement occultée : les viols massifs par les militaires français commis sur les femmes et aussi les hommes autochtones, et leur impact durable sur la société algérienne.
L’historien Emmanuel Blanchard a fait le point des connaissances historiques sur les disparitions forcées en France métropolitaine, du fait, cette fois, de forces de l’ordre, dans ce cas, exclusivement policières. En particulier pendant ce sommet dans la répression en France que fut l’automne 1961.
Fabrice Riceputi, historien, puis Malika Rahal, historienne à l’IHTP-CNRS, ont présenté le site 1000autres.org qu’ils animent. Ils ont fait un premier bilan d’une année de son fonctionnement, montrant comment cet outil de recherche fait dialoguer archives et mémoires vives algériennes et accumule un savoir historique inédit sur ce qu’il est convenu d’appeler la « bataille d’Alger ».
Le débat qui a suivi a été animé par Chloé Leprince, journaliste à France Culture. Elle a publié depuis sur franceculture.fr : Guerre d’Algérie : quand le secret défense entrave la mémoire.
LES ARCHIVES
C’est la question du libre accès aux archives de cette période qui est apparue comme centrale. Le président Macron a rendu publique, le 13 septembre 2018, lors de sa visite à la veuve de Maurice Audin, Josette Audin, une déclaration disant que son mari avait été tué par les militaires qui le détenaient et que sa mort avait été rendue possible par un système autorisant l’armée à détenir et interroger tout suspect. Ce système a conduit à des milliers d’autres disparitions d’Algériens (voir le site 1000autres.org), et, afin d’aborder leur sort, le besoin se fait sentir aujourd’hui d’un arrêté de dérogation générale portant ouverture des archives de la guerre d’Algérie, comparable à celui de décembre 2015 concernant celles de la Seconde Guerre mondiale.
Dans l’affaire Audin, Sylvie Thénault a montré que les archives militaires contiennent des documents produits par le mensonge et ne croit pas qu’on apprenne grand chose dans les archives sur les disparitions. Gilles Morin n’est pas d’accord, il pense qu’on trouvera des traces significatives quand on ouvrira les archives et qu’il faut que cette ouverture soit extrêmement large, beaucoup plus large que ce qui nous est promis pour l’instant. Fabrice Riceputi a constaté la « disparition » de plusieurs archives militaires et civiles qui auraient pu documenter la terreur et souligne l’exceptionnalité de celle qui est publiée sur le site 1000autres.org. Au nom du Service interministériel des archives de France, Jean-Charles Bedague, a expliqué que les archivistes font, en fonction des textes en vigueur, un énorme travail préalable de repérage des documents concernant les disparus et demandent la levée, un à un, de leur classification, ce qui prend beaucoup de temps.
Un vif hommage a été rendu par Caroline Piketty aux archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand, en poste aux Archives de Paris, qui ont eu le mérite de questionner l’accès aux archives du massacre d’octobre 1961 d’Algériens dans la région parisienne et de prendre leurs responsabilités de citoyens en témoignant en 1999 lors d’un procès où Maurice Papon continuait à proférer ses mensonges. Ils ont défendu la justice, la mémoire et la vérité et ont subi de la part de leur administration des sanctions indignes.
Daniel Palmieri, responsable de la recherche historique au Comité international de la Croix rouge, a expliqué que les inspections faites par le CICR entre février 1955 et mars 1962 dans plusieurs centaines de lieux de détention en Algérie ont conduit à près d’un millier d’enquêtes, qui sont librement consultables dans ses archives à Genève. Y compris celles pourvues des tampons « secret », « très confidentiel », « privé » ou « à usage interne uniquement ».
Caroline Piketty et Gilles Morin ont abordé la question du « verrou » que constitue l’instruction générale interministérielle dite « IGI 1300 », de 2011, entrée en vigueur en 2013, qui contredit la loi de 2008 sur les archives en obligeant les archivistes à ne communiquer les documents munis d’un tampon « secret » qu’après l’accord des administrations qui les ont versés : une instruction liberticide qu’il faudrait cesser d’appliquer. C’est pourtant dans son cadre que le représentant du Service interministériel des archives de France, Jean-Charles Bedague, a annoncé qu’une circulaire prochaine du premier ministre va inviter simplement les administrations à donner plus largement leur accord quand il leur est demandé en fonction de cette IGI 1300.
Pour Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français, « les archivistes ne sont pas les gardiens des secrets de l’Etat ». Fabrice Riceputi en est d’accord mais signale que les archivistes sont en ce moment — travail absurde, long et coûteux — en train d’accorder aux tampons « secret » un pouvoir que peuvent reconduire pour longtemps les administrations qu’ils interrogent sur leur éventuelle levée. Pourquoi applique-t-on cette IGI 1300 qui n’a pas de valeur de loi ni de décret, demande Arlette Heymann-Doat ? Son application pourrait être déclarée illégale par un tribunal administratif, et, par ailleurs, elle peut être remplacée par une autre instruction qui ne constituerait plus un tel obstacle illégal à l’accès aux archives.
Nombre d’historiens et de citoyens — et de plus de plus d’archivistes — sont persuadés que le rôle de l’Etat est d’ouvrir aux chercheurs l’accès aux archives de cette période pour qu’ils y consultent librement les sources utiles à leur recherche, sans que l’Etat ait besoin de les « orienter » en faisant sa propre sélection de ce qu’ils ont le droit de regarder.
Beaucoup soulèvent la question de l’invocation abusive du « secret défense », quand des tampons ont été apposés par les chefs de tortionnaires pour dissimuler leurs pratiques. Et aussi celle de l’invocation abusive de la notion de « protection de la vie privée », quand cela conduit à dissimuler certains actes criminels au nom de la « protection de la vie privée » de leurs auteurs ou de leurs descendants.
LA JUSTICE
La session sur la justice a été présidée par Jean-Marie Delarue, en tant que président de la Commission nationale consultative de droits de l’homme (CNCDH). Il s’agissait d’apporter un éclairage sur le contexte juridique et politique de l’affaire Maurice Audin et du « système légalement institué qui a favorisé les disparitions et permis la torture à des fins politiques », selon les termes utilisés dans la déclaration du président Emmanuel Macron.
Il revenait à Arlette Heymann-Doat, professeure émérite de droit public de l’Université Paris-Sud, auteure d’un ouvrage récent sur La guerre d’Algérie, droit et non-droit (Dalloz, 2012), de présenter le cadre juridique des « événements » d’Algérie et des disparitions. Celles-ci furent la conséquence des pouvoirs spéciaux votés à partir de 1956, qui permirent, en Algérie, le transfert des pouvoirs de police aux autorités militaires et, en métropole, l’extension des pouvoirs de police des autorités civiles. L’exercice de ces pouvoirs ne toléra aucun contrôle. Impuissant, le secrétaire général de la préfecture d’Alger, Paul Teitgen, démissionna, comme Robert Delavignette, membre d’une « Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels » nouvellement instituée. La justice française fut incapable de punir les responsables des disparitions et de condamner l’Etat à réparation.
Catherine Teitgen-Colly, professeure émérite de droit public de l’Université Paris I, a prolongé cette analyse du cadre interne par une présentation critique portant sur les Accords d’Evian et les amnisties rapidement intervenues en droit français. Elle a souligné la complexité juridique de ces Accords, accords de nature mixte comportant une brève déclaration concernant l’amnistie. Non publiée comme telle dans la version française, cette déclaration a pris la forme de deux décrets adoptés dès le 22 mars 1962 qui instituent des amnisties parallèles en Algérie et en France, l’un portant « amnistie des infractions commises au titre de l’insurrection algérienne » et l’autre « de faits commis dans le cadre des opérations maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». Des lois seront votées en 1964,1966,1968 – après la crise de « mai 68 » – et 1982 pour consacrer une impunité de fait et de droit pour toutes les infractions commises « en relation avec les événements d‘Algérie » ainsi que la complète réhabilitation de leurs auteurs.
Face à cette amnésie du droit interne, Emmanuel Decaux, professeur émérite de droit public de l’Université Paris II, ancien président du Comité des disparitions forcées des Nations Unies, a rappelé la dynamique juridique marquée par la criminalisation des exécutions extra-judiciaires et des disparitions forcées par le droit international. L’évolution récente du droit international des droits de l’homme, y compris sur le terrain du droit international pénal, a permis non seulement de cerner les définitions de phénomènes complexes comme celui des « disparitions forcées » – caractérisé par le déni du crime, privant la victime de toute protection juridique, comme l’habeas corpus – mais également de préciser les droits de victimes, conformément aux « principes Joinet », à travers le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation et le principe de non-répétition.
Isabelle Fouchard, chargée de recherche CNRS à l’Institut des sciences juridique et philosophique (UMR 8103, Université Paris I Panthéon-Sorbonne), a conclu la table ronde en abordant la dimension inter-temporelle de ces principes : quelle justice plus d’un demi-siècle après les crimes ? dans le fil de sa contribution à l’ouvrage collectif dirigé par Sylvie Thénault et Magalie Besse Réparer l’injustice : l’affaire Maurice Audin (IFJD, 2019). Le juriste se trouve confronté à des grands principes contradictoires comme le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale et celui de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Mais si la justice pénale semble impuissante plusieurs générations après les crimes commis, les droits des victimes restent entiers, à commencer par le droit de savoir…
La discussion qui a suivi ces interventions a été modérée par Jean-Marie Delarue.
Henri Leclerc, avocat et président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme, a conclu la journée d’étude.