Le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord en novembre 1942 a reconfiguré les rapports de force entre les différentes parties de la population en Algérie coloniale. Donnant un coup de fouet au mouvement nationaliste algérien dans une colonie en proie à la famine, il détermine les évènements de 1945 et du Premier novembre 54 (1).

Afin d’éclairer la manière dont s’est reconfiguré le rapport de force politique local, sous l’effet de l’irruption des forces alliées comme nouvel acteur dans l’espace régional et international, il est important de prendre en compte les populations locales et, en premier lieu, celles qui étaient communément désignées dans la catégorie « indigènes musulmans », sujets français mais pas encore citoyens. Il est essentiel d’évaluer, notamment à travers les organisations politiques et sociales sensées les représenter ou exprimer leurs doléances, les effets du débarquement allié de novembre 42 sur leur vécu, leur positionnement et leur engagement dans le moment et dans ce qui va suivre. Leurs réactions au débarquement, les espoirs suscités ne peuvent, par ailleurs, se comprendre que dans le temps long, en premier lieu à partir de ce qui précède, particulièrement de ce qui advient entre les deux guerres, mais aussi de ce qui suit dans les années d’immédiate après-guerre. Leurs attitudes, comportements, représentations, visions du moment et de l’avenir et des autres, ne peuvent être ainsi totalement appréhendés et éclairés que rapportés aux autres catégories de la population locale, principalement celles des autres indigènes, « les Juifs d’Algérie » , « autres indigènes », déchus de la nationalité acquise quelques décennies plus tôt, désormais stigmatisés, mais aussi les autres composantes de la colonie de peuplement, les Européens d’Algérie et les autorités coloniales.
La répression du nationalisme algérien et du PPA de Messali Hadj
L’opération Torch, évènement fondateur donc dans cet espace-temps qui court de la défaite française à la libération, est un tournant important, avec des basculements socio-historiques et politiques qui vont advenir et qui vont marquer le monde d’après-guerre.
En Algérie, la révolution nationale vichyste exclut par décret du 7 octobre 1940 les Juifs de la citoyenneté française. L’antisémitisme fortement développé en métropole est redoublé dans la colonie où certains Européens n’avaient pas accepté de gaîté de cœur le décret Crémieux de 1870 faisant des juifs indigènes d’Algérie des citoyens français. Le développement d’un antisémitisme d’État se fait plus radical, accompagné par des populations européennes nourries à l’idéologie de l’inégalité des races. L’épuration des populations juives se fait à tous les niveaux de la vie économique politique et sociale. Les juifs sont exclus de la fonction publique, des professions libérales, de l’école et de l’université. Le commerce et l’entreprise sont également concernés par les expropriations et limites aux activités des populations juives.

Messali Hadj en 1946
Dans le même temps, les nationalistes musulmans sont pourchassés et réprimés. Messali Hadj, le leader du parti nationaliste indépendantiste, le PPA (Parti du Peuple Algérien), est déféré devant le tribunal militaire en 1941. Sommé de faire allégeance de loyalisme au régime vichyste, il ne cède ni aux sollicitations du Gouverneur Général, ni à celles venant de son défenseur Boumendjel et de son ami Moufdi Zakaria , qui ont agi sous pression du colonel Schoen[3], agent des services français chargé de contrôler et de réprimer les nationalistes. Jugé par le tribunal militaire, Messali Hadj demande l’égalité des droits et se place devant le tribunal dans le principe de l’égalité et de rapport d’État à État. Il refuse l’option allemande par conviction. Il défend ses compatriotes juifs en dépit des offres de Vichy et se montre solidaire et inflexible dans la solidarité avec ces derniers. Condamné à 16 ans de prison/travaux forcés, il reste convaincu de la défaite du nazisme. Cependant cette position ferme est quelque peu érodée par certains nationalistes, peu nombreux, qui tentent de prendre langue avec les Allemands qui leur apparaissent pouvoir les aider à se libérer du joug colonial. Des fractures se font ainsi jour au sein des nationalistes divisés sur leurs alliances et objectifs. Certains nationalistes sont tentés, en effet, de nouer des relations avec les dirigeants nazis et fascistes. Ces tentatives restent cependant minoritaires. Elles valent à Mohamed Bouras, dirigeant des scouts musulmans algériens, d’être fusillé en mai 41 pour le motif d’avoir livré des documents à l’ennemi. Regroupés au sein du CARNA (Comité d’Action Révolutionnaire Nord-Africain), certains prennent des contacts avec le régime nazi à travers la section algérienne du bureau maghrébin de la propagande allemande, dirigé par le vieux militant Belkacem Radjef[4]. Ils sont désavoués par Messali et exclus du parti. Ces premières fractures et tiraillements quant à l’opportunité du mot d’ordre d’une insurrection vont peser, notamment dans les luttes des années 40, et auront un effet sur ce qui va déterminer les journées de mai 45. Le mouvement des Oulémas quant à lui est réduit au silence ; leur chef Bachir El Ibrahimi qui avait succédé à Ben Badis décédé en 40, proche du Front Populaire et des Juifs, est assigné à résidence en 1940 à Aflou. Le Cheikh El Okbi, autre compagnon de Ben Badis, plus autonome, quelque peu en distance avec le mouvement réformiste, perçu comme candidat caché de l’administration de L’AUMA (Association des Oulémas Musulmans d’Algérie), condamne cependant dans son journal toute forme de racisme[5]. Ferhat Abbas, conseiller municipal en 1941, adresse une lettre au maréchal Pétain pour demander plus d’égalité entre les parties prenantes de la société coloniale. Celui-ci ne lui répond pas immédiatement. Quant à l’influence du PCA (Parti Communiste Algérien), elle s’est réduite. L’attaque de l’Allemagne contre l’URSS en juin 1941 a en effet fait basculer le PCA, sa composante européenne restant cependant sur les mêmes positions quant à la justification de la domination française.
La famine pour les indigènes
En arrière fond de ces évènements la société algérienne connait alors le développement de la spéculation, du marché noir, la mise en place du travail forcé, l’ouverture de camps de détention en Algérie. Mais surtout, ce qui a été quelque peu occulté jusque-là, dans un contexte de pénuries généralisées, la famine frappe durement les indigènes.
On peut se référer à cet égard à Albert Camus observateur de terrain qui vient de rentrer à Paris après une tournée en Algérie lorsque les nouvelles de l’insurrection de Sétif commencent à arriver. Au cours de son voyage à travers l’Algérie rurale en avril – mai 1945, quelques jours donc avant le massacre de Sétif, Albert Camus dans le journal Combat daté du 15 mai 1945, rapporte dans une série d’articles de fond dont l’un s’intitule « La famine en Algérie », les conditions de vie des populations et avertit le public métropolitain, « si ignorant des affaires en Algérie, que la colonie est au bord de la catastrophe ». Il écrit qu’il a vu le long des routes « des silhouettes haillonneuses et hâves » et « la terre, craquelée comme une lave », « des champs bizarrement retournés et grattés ». C’est que des douars entiers sont venus y fouiller le sol pour en tirer une racine amère mais comestible, appelée la « talghuda » [6], un rhizome inspirant qui était bouilli ou séché et réduit en farine »[7]. Camus est donc témoin des effets d’une terrible sécheresse, de scènes déchirantes « de paysans affamés en bandes fantomatiques, des milliers de personnes ne reçoivent même pas la ration minimale de 250 grammes de céréales ou de 300 grammes de pain par jour »[8] ; alors qu’il il n’y a pas de réserves dans lesquelles puiser, et que la récolte est quasi-inexistante.
Les historiens qui ont traité du 8 mai 45 n’ont généralement pas donné d’importance à la famine dans le soulèvement qui a eu lieu lors des journées de mai [9]. Neil MacMaster, par contre, dans un article récent en fait un élément important dans la compréhension du contexte. Après avoir observé que « de nombreuses émeutes et manifestations alimentaires classiques ont eu lieu en Algérie au cours du printemps 1945. À Djemila, le 13 février, une perturbation majeure a éclaté lorsque 1 500 personnes ont attaqué les fonctionnaires de la SIP[10] et le caïd pendant une distribution de rations de blé. Des milliers de femmes ont joué un rôle majeur, comme elles l’avaient fait historiquement lors des émeutes de la faim en Europe, dans les mouvements de protestation à Tiaret et à Oran, tandis qu’à Orléansville (Chlef), le 16 avril, la foule a attaqué trois boulangeries et les militaires ont été mobilisés »[11]. Neil MacMaster avertit cependant que son propos n’est pas de dire que l’insurrection de Sétif a constitué une massive émeute de la faim, d’un genre inédit depuis des siècles ou que la faim et la pénurie alimentaire en constituaient une cause suffisante.
Il observe « que la révolte paysanne qui a déferlé sur le Nord-Constantinois en mai 1945 était sans aucun doute inspirée par une vision politique, proto-nationaliste, une rage brûlante contre l’ensemble du système colonial qui les exploitait, les humiliait et les écrasait chaque jour au niveau local, et des attaques ont été lancées contre le réseau intégré du pouvoir, les mairies, les administrateurs, les caïds, les gardes-champêtres, les colons, et tout autre représentant ou symbole de l’autorité française ». Il conclut cependant « qu’un élément clé de cette rage, qui cherchait à se libérer de l’ensemble du système de domination, provenait de la question la plus fondamentale et de la préoccupation élémentaire des pauvres ruraux : comment avoir accès à une nourriture et à des vêtements suffisants et briser l’emprise de la cruelle « violence silencieuse » de la pénurie et de l’exploitation du marché noir ? »[12]
La recherche de Neil MacMaster met également l’accent sur le rôle du lobby colonial dans le développement de la famine. Du côté de l’administration coloniale et surtout du lobby colon, il y a un déni total de la situation de famine. De fait, ce sont ces mêmes lobbys céréaliers qui contrôlaient les stocks importés des USA qui seront derrière les massacres. Neil MacMaster observe « qu’au cœur de l’assaut colonial contre les nationalistes au début de 1945 se trouvait un puissant lobby de riches propriétaires de domaines, de minotiers, de fabricants et d’exportateurs de pâtes alimentaires, une génération vieillissante de conservateurs qui avait dominé les élections, le système politique et la presse depuis la fin du XIXe siècle[13]. Le 24 avril, deux semaines avant le massacre, sept conseillers généraux de Constantine, avec à leur tête les grands propriétaires Eugène Vallet, Marcel Lavie et Léon Déyron, interviennent de manière décisive dans le complot de Gazagne par le biais d’une lettre adressée au préfet Lestrade-Carbonnel, dans laquelle ils font état d’une insécurité grandissante dans les campagnes et d’une » haine collective » croissante qui indique la propagation d’un mouvement insurrectionnel, et exigent une frappe préventive ferme contre les nationalistes. Les colons, dans un discours convenu de propriétaires terriens, prétendaient, grâce à leur immersion professionnelle dans la campagne, avoir une connaissance privilégiée des conditions rurales et, » connaissant bien l’âme musulmane « , fournissaient des renseignements clés auxquels il fallait donner suite rapidement pour éviter les troubles, » les événements irréparables « [14].
Le lien entre le groupe des sept conseillers, magnats de la céréaliculture, et le massacre est démontré par le rôle prépondérant de Marcel Lavie. La famille Lavie, arrivée en Algérie en 1834, constitue une dynastie terrienne qui domine la vie politique de la région de Guelma. « Marcel Lavie encourage le sous-préfet Achiary, nouvellement nommé, à former les milices, dont son fils Louis est l’un des chefs, qui procèdent aux tueries. Lorsque Adrien Tixier[15] a annoncé sa visite imminente à Guelma, des centaines de cadavres ont été rapidement déterrés des tombes peu profondes des champs de la mort et ont été transportés dans des camions de la SIP pour être brûlés…. La machine à tuer de masse à Guelma est entre les mains de riches céréaliers et minotiers» conclut Neil Mac Master[16].
Les effets immédiats du débarquement
Le débarquement a un effet important en tant que choc à la fois militaire et culturel dans les transformations des représentations des populations locales à l’égard de ce qui représente de manière générale l’Occident. La défaite a écorné le prestige de la France et mis au grand jour sa fragilité, sa faiblesse et son impuissance. Le débarquement met à jour aux yeux des populations locales le contraste entre une puissance matérielle avec d’énormes moyens, des soldats métissés plus accessibles et la faiblesse française, conséquence de l’effondrement militaire et des divisions qui en étaient nées. L’accueil de ces nouveaux venus est favorable, il suscite des espoirs de transformation des conditions de vie des uns et des autres et cette occupation, aussi brève fut – elle, va laisser des traces notamment au plan culturel, celui des idées et des visions de l’autre, un « autre » occidental blanc plus ouvert, dissimulant dans le moment, à travers un vrai racisme institutionnel, une fraternité de combat entre soldats blancs et noirs. Beaucoup de traces sont restées de ce moment dans l’imaginaire local, notamment, à travers les chansons populaires locales ou les GIs ont été magnifiés et fêtés dans leurs caractéristiques et apports les plus spécifiques (la proximité, la mixité, la musique, le chewing-gum, le chapeau stetson, le cow-boy, le dollar). De plus les Américains étaient aux yeux des élites locales ceux-là même qui avaient été, à travers la charte de l’Atlantique (12 mars 1942), les promoteurs des idées de liberté et d’autodétermination qui sont là aussi des conséquences des suites de la première guerre mondiale (Charte Wilson).
Le débarquement allié va donc mettre au cœur du débat l’idée de liberté et de citoyenneté des populations indigènes. Le drame de l’occupation nazie vécu par la France et les dérives antisémites et antirépublicaines du régime de Vichy avaient un moment donné l’espoir aux Algériens qui ont cru que le débarquement allié du 8 novembre 1942 allait faire revenir la France à de bons sentiments, à une autre façon de considérer le peuple algérien, que l’avenir ne serait plus le même que ce qu’ils avaient vécu jusque-là.
Il y a donc dans toute la population un espoir réel de changement de la gestion politique mais également un début de prise de conscience notamment de la part des soldats musulmans mobilisés qui combattent le nazisme, parmi lesquels se trouvent de futurs chefs historiques de la Révolution Algérienne tels qu’Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaid et Krim Belkacem.
Le rôle de Ferhat Abbas et du Manifeste du peuple algérien
Les années qui suivent voient ainsi se dessiner une reconfiguration du mouvement anticolonialiste et le passage de nombreux « assimilationnistes » de l’entre-deux-guerres s’inscrire dans la revendication du droit à l’autodétermination. En l’absence du PPA réprimé et de son leader historique Messali Hadj emprisonné, l’initiative de prendre langue avec les Américains revient à Ferhat Abbas qui s’était déjà adressé à Vichy pour demander des réformes. Il avait en effet écrit le 16 décembre 1940, au nom des « jeunes algériens, des fellahs, des ouvriers et des militants » une missive au Maréchal Pétain dans laquelle il déplorait « la position amoindrie des six millions de Musulmans » et dans laquelle il demandait de faire partie de la commission financière de l’Algérie[17]. Il reçut une fin de non-recevoir brutale de la part de l’amiral Abrial. Il garda tout de même, grâce à Augustin Berque, sa charge de conseiller municipal. Ce n’est que beaucoup plus tard, en août 41, que le maréchal daigna lui répondre, en l’assurant qu’il tiendrait compte de ses suggestions, portant à la marge, plus sur l’égalité, l’école, la propriété et la laïcité. Ferhat Abbas refusa alors la charge de président d’honneur du « Comité d’entraide musulman » pour le relèvement de la France qu’on lui proposa. Il participa cependant, toujours dans sa volonté d’infléchir l’ordre colonial, à une cérémonie aux côtés des autorités vichyssoises[18].

Ferhat Abbas
Après le débarquement, aidé en cela par Robert Murphy[19] qui le reçut plusieurs fois pour s’entretenir avec lui de l’application de la Charte de l’Atlantique à l’Algérie, il s’engagea plus avant dans les demandes d’émancipation. Encouragés par l’écoute des autorités américaines sensibles à l’émancipation des peuples d’Afrique du Nord mais aussi souhaitant l’union face à l’ennemi commun, Ferhat Abbas et ses amis politiques répondent le 20 décembre 1942 à l’appel pour l’effort de guerre par un Message aux autorités responsables, manifestant derrière l’ambiguïté des destinataires de l’adresse qu’ils visaient, de fait, plus les autorités américaines, qui leur apparaissaient avoir la vraie décision politique, que les autorités françaises divisées et affaiblies. Le même message fut adressé un peu plus tard aux autorités françaises et aucun des responsables français présents à Alger n’a daigné y répondre.
Il rédige alors, le 10 février 1943, un deuxième texte sous forme de mémoire : Le Manifeste du peuple algérien. Ce mémoire fut remis au gouverneur général Peyrouton, le 31 mars 1943, par un groupe de délégués composé de Ferhat Abbas, Dr Bendjelloul, Benkhellal, Dr Tamzali, Saïah Abdelkader et Zerrouk Mahieddine. Les rédacteurs rédigent comme préambule au Manifeste la déclaration faite par le président Roosevelt où celui-ci donnait l’assurance que : « Dans l’organisation du Monde Nouveau, les droits de tous les peuples, petits et grands, seraient respectés. ». Parmi les quatre points de revendications politiques inscrits, figure celui demandant « la liberté de la presse et le droit d’association ». Encouragés par l’acceptation formelle du gouverneur Peyrouton sur la base du principe que le Manifeste pouvait servir de base « aux réformes à venir[20] », les délégués musulmans présentent un additif au Manifeste signé par vingt délégués financiers représentant les trois départements qui demande « la participation immédiate et effective des représentants musulmans au gouvernement et à l’administration de l’Algérie et l’abrogation de toutes les lois et mesures d’exception et l’application, dans le cadre de la législation, du droit commun » ainsi que la proposition prévue, qu’à la fin de la guerre, l’Algérie serait érigée en un « État algérien autonome, après la réunion d’une Assemblée constituante élue par tous les habitants de l’Algérie ».
Pour Charles André Julien « Quoique l’on puisse penser de sa genèse, le manifeste du 12 février 1943 devenu la Charte algérienne marqua le début d’une ère nouvelle de l’action nationaliste[21] ». Celle-ci va se déployer jusqu’à la terrible répression du 8 mai 1945 dans le cadre des présupposés portés par les idées d’autodétermination et de liberté véhiculées par la Charte de l’Atlantique. Entre Abbas et les autres composantes du nationalisme se construit un front commun, en mars 1944, sous la forme associative des AML « Amis du Manifeste de la Liberté ». En Avril 45 le front se fissura au bénéfice du PPA et de Messali Hadj. Celui-ci fut déporté à Brazzaville. On peut observer que cette coalescence des forces nationalistes dont le seul moment comparable fut août 36, a inquiété autant les autorités coloniales que le lobby colonial qui ont cherché le prétexte et ont saisi l’opportunité de la manifestation pour décapiter le mouvement et terroriser la paysannerie dont ils avaient perdu le contrôle dans ces années de vide institutionnel légitime.
C’est dans ces circonstances qu’advint la répression du 8 mai 1945 qui fut la réponse de la France de la Libération aux Algériens sortis manifester pour fêter la liberté et la fin du fascisme à laquelle ils avaient contribué en tant que soldats. La manifestation pacifique a été détournée et instrumentalisée par les autorités coloniales pour en faire non pas une manifestation pour la liberté mais une manifestation anti-juive et plus largement anti-civils européens. Un tract du PPA est alors adressé aux Juifs d’Algérie. Ce tract, repris par Annie Rey Golzeiguer, dénonce l’amalgame colonial et corrige : « on prétend que les manifestations étaient dirigées contre les Juifs. Non ! L’ennemi c’est l’impérialisme français. Directement visé, il se sert des Juifs comme bouclier, comme il n’a jamais cessé de le faire depuis 1830 …. Sous Vichy lorsque vous étiez martyrisés, les Musulmans n’ont jamais accepté de faire le jeu des racistes vichystes. Pourquoi voulez-vous qu’ils le fassent aujourd’hui ? N’oubliez pas que sous Vichy vous étiez les premiers à lancer le mot d’ordre de l’indépendance[22] ». Ce tract mettait à nu la fragilité de l’appartenance française et de la citoyenneté, suscitant des débats à l’intérieur de la communauté israélite.
Re-questionnement des appartenances et solidarités
Le débarquement, en mettant ainsi au centre la question de la citoyenneté, remettait à l’ordre du jour la question de la nationalité, de l’appartenance nationale que Vichy avait supprimée d’un trait en excluant, par l’abrogation du décret Crémieux, une partie de ses nationaux. Le débarquement et le traitement de la question de la citoyenneté des Juifs, relancent alors la recherche de solidarités entre les parties dites indigènes, « musulmans et juifs », déstabilisées par la prise de conscience « qu’une citoyenneté qu’on retirait après 70 ans d’existence était « discutable » par la faute de ceux-là même qui l’avaient octroyée » comme l’écrit Boumendjel[23]. Le dialogue qui avait démarré entre les élites de ces différentes composantes en 1936, va être repris au lendemain de 1942. Il est animé et révèle plusieurs points de vue tranchés. L’idée selon laquelle les lois de Vichy « auraient dévoilé la précarité de la citoyenneté française et participé à discréditer l’assimilationnisme juridique [24]va être réaffirmée dans les mois qui suivent le débarquement » selon Pierre-Jean Le Foll-Luciani qui ajoute « L’imposition de l’indigénat a modifié les perceptions de certains Juifs et les aurait entraînés vers une stratégie politique nouvelle[25] ». Une partie, certes minoritaire, se distancie de la défense du décret Crémieux et se rapproche du point de vue des Musulmans. Les personnalités proches du Manifeste, écrit l’historien Le Foll-Luciani, ancrent la question de l’antisémitisme et celle de la citoyenneté des Juifs, dans la problématique proprement coloniale et refusent de la réduire au contexte du seul Vichy. D’autres personnalités juives maintiennent leur loyalisme à la République, pendant que certains autres regardent du côté du sionisme. De fait, on peut établir une typologie de quatre grandes tendances comme l’établit, dans une note personnelle, Elie Gozlan, ex-instituteur, né en 1876, diplômé en langue arabe et directeur du journal communautaire le Bulletin de la Fédération des Sociétés Juives d’Algérie :
- « Ceux qui n’ont rien appris mais tout oublié et entendent demeurer français « avant tout » ; ils n’ont paru nulle part pendant la tempête et comprennent des étrangers au judaïsme algérien » ;
- « Ceux qui ont souffert dans leur chair, dans leur âme et dans leur sang de l’antisémitisme et de sa farouche hypocrisie et ne veulent plus aucune attache avec les représentants de cet antisémitisme qui exercent encore toute l’autorité, mais demeurent des Français » ;
- « Ceux qui veulent profiter de la situation historique qu’offre l’appui de l’Amérique et de l’Angleterre et veulent cesser d’être des parias et refaire leur patrie : la patrie juive » ;
- Et ceux, parmi lesquels il se compte lui-même, « qui se déclarent être ici des autochtones et qui considèrent que l’Algérie est leur terre comme elle est celle des Arabes, qu’ils ont vécu avec ces derniers sans qu’une hypocrite civilisation [française] à laquelle ils ont tout donné, les ait abrités ».
On retrouve dans la reprise des contacts entre élites juives et musulmanes, les acteurs de la fraternité judéo-musulmane (Oulémas, cadres du PPA, notables juifs comme Henri Aboulker, Élie Gozlan, Marcel Loufrani, André Narboni, Marcel Belaïche)[26] qui avaient déjà réuni quelques années auparavant des personnalités représentatives des « communautés » pour dialoguer et établir des passerelles. Quant au CJAES (le Comité Juif Algérien d’Études Sociales) fondé par Henri Aboulker pendant la première guerre mondiale et réactivé en 36, il reprend ses activités en novembre 1942 et, bien que ses membres soient partagés, il se positionne sur la base de l’abrogation de toutes les mesures anti-juives et n’évoque les Musulmans que comme « caution pour contester le fait que le rétablissement du décret Crémieux provoquerait leur colère[27] ». Un « banquet judéo-arabe » réunissant les représentants de nombre de personnalités des deux communautés ainsi que de représentants du PPA et du PCA est organisé le 13 novembre 1942 afin de lever et dépasser cette suspicion. Le débat fut rude et confina selon les observateurs à des affrontements verbaux violents, distinguant ceux qui du côté musulman dénonçaient le manque de solidarité de leurs compatriotes juifs, « voire leur trahison », et ceux « qui n’ont rien appris et tout oublié » selon les mots de Élie Gozlan. Marcel Loufrani et Élie Gozlan se seraient déclarés « Indigènes Algériens » et auraient affirmé : « Nous n’accepterons jamais quoi que ce soit sans que le Musulman n’y soit associé », entraînant la désolidarisation d’Henri Aboulker, qui aurait avancé que « c’est une fois leurs droits recouvrés, que les Juifs aideraient les Musulmans ». Le notable constantinois Bentchicou aurait alors déclaré : « Je viens de parcourir les trois départements et j’ai constaté que la majorité des Israélites était pour la formation d’un État algérien[28] ».
Conclusion
L’espace-temps inauguré par le débarquement allié en Algérie en novembre 1942 apparait déterminant dans les processus qui vont marquer la période de la décolonisation. Sur le moment, il a pu apparaitre comme porteur d’espoir pour toutes les composantes sociologiques des populations locales. Les « Algériens musulmans », prenant à la lettre les présupposés au fondement du combat antifasciste pour les libertés, ont pensé que le système colonial pouvait s’amender et donner suite à leurs droits d’autodétermination. Les Juifs d’Algérie qui ont souffert de la répression vichyste se sont interrogés sur leur rapport à la nation et pour certains se sont rapprochés de leurs compatriotes musulmans. Les autorités coloniales affaiblies et divisées ont pu laisser penser que des réformes structurelles pouvaient être engagées. Cependant les logiques libérées par le choc du débarquement se sont heurtées très vite à l’irrédentisme colonial qui n’a voulu céder en rien aux privilèges et assurances conférés par une domination totale confortée par la victoire sur les forces de l’Axe. Et c’est finalement le « monde du contact[29] » qui va être, sitôt les premières initiatives et mobilisations dépassées, fracassé et le dialogue balbutiant oblitéré. La répression qui suit le 8 mai 45 voit des anciens résistants revêtir l’habit des tortionnaires auxquels ils s’opposaient la veille, comme l’illustre le cas emblématique d’André Achiary devenu sous-préfet de Guelma et chef-tortionnaire. En France métropolitaine, sortie du nazisme, « les forces issues de la résistance, écrit Mohamed Harbi, se laissent investir par le parti colonial […] et le PCF – qui a qualifié les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandé que les meneurs soient passés par les armes » – sera, considéré comme favorable à la colonisation »[30]. De l’autre côté de la Méditerranée, les nationalistes sont mal payés de leur opposition au nazisme, que celle-ci se soit exercée en combattant ou en luttant politiquement. Messali est renvoyé au bagne en avril 1945. Abbas reçoit une fin de non-recevoir à ses demandes réformistes assortie de menaces d’emprisonnement, sa position évolue et finit par être dissoute dans les exigences des nationalistes du PPA. Les dissensions, feutrées jusque-là, apparaissent au grand jour entre et à l’intérieur des différentes composantes du nationalisme algérien. Les réformes tardives et partielles qui suivent le discours de Brazzaville du général de Gaulle (ordonnance du 7 mars 1944) apparaissent comme cautères sur jambe de bois. La porte était dès lors grande ouverte à « l’escalade de la peur et de la haine ». Le 8 mai 1945 apparaissait comme le point d’acmé des tensions, des espoirs déçus et des contradictions suscitées par le débarquement allié et par la victoire sur le nazisme, en même temps que le moment où s’affirmait la rupture définitive avec le monde colonial.
[1] Ce texte reprend et élargit à partir de nouvelles sources notre article, voir A. KADRI « Le débarquement allié en Algérie. Perspectives algériennes, années 40 », publié dans un ouvrage collectif sous la direction de Nicole COHEN-ADDAD, Aissa KADRI, Tramor QUEMENEUR. 8 novembre 42 Résistances et débarquement allié en Afrique du Nord. Dynamiques historiques , politiques, et socio-culturelles. Paris, Le Croquant 2021. Une version courte de ce texte a été publiée dans un blog Médiapart du 18 avril 2025.
[3] Omar Carlier « Charisme, nationalisme et politique : Messali devant le tribunal militaire le 28 mars 1941 », in A. Kadri et J.P. Rulié, Le retour de l’Histoire , Messali Hadj (1898-1974), in Actes du colloque MGEN tenu à l’occasion de son centenaire, mai 1998, Paris, UNSA-Éducation, avril 1999.
[4] Gilbert Meynier , Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, p. 60.
[5] La trajectoire du Cheikh El Okbi est retracée dans l’ouvrage de référence d’Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, E ssai d’histoire religieuse et sociale. Paris, Mouton and Co, 1967, p. 104.
[6] Albert Camus, ‘La famine en Algérie, Combat 15 mai 1945, voir Neil MACMASTER « La politique de la famine :Adrien Tixier et l’Insurrection de Sétif en 1945 » avant-propos de Aïssa KADRI in Revue Naqd n° Hors-Série 7, page 74.
[7] ibidem
[8] Ibidem
[9] A l’exception, selon Neil MACMASTER, de Martin THOMAS in » Colonial Minds and Colonial Violence : The Sétif Uprising and the Savage Economics of Colonialism « , chapitre 6, in Martin Thomas (ed.), The French Colonial Mind. Vol.2. Violence, Military Encounters, and Colonialism. Lincoln : University of Nebraska Press, 2011, 140-173. Certaines analyses comme celles de Ainad TABET, de Mahfoud KADDACHE, d’Annie REY-GOLDZEIGUER, bien que relevant le contexte, n’ont pas établi de lien de causalité directe de la famine sur les manifestations. Voir Neil MACMASTER « La politique de la famine : Adrien Tixier et l’insurrection et l’Insurrection de Sétif en 1945 » avant-propos de A. KADRI in Revue Naqd, n°7 Hors-Série, 2023/3, page 18.
[10] La Société Indigène de Prévoyance (SIP) a été créée en 1893 en tant que société de secours mutuels pour permettre aux petits agriculteurs et aux paysans de livrer leur production de céréales.
[11] Neil MACMASTER, art. cit. page 78.
[12] Ibidem, page 79.
[13] Jacques BOUVERESSE, Un parlement colonial ? Vol.1, 361-369.
[14] Voir le texte de la lettre in Eugène Vallet, Un Drame Algérien. La Vérité sur les émeutes de mai 1945 Paris, Les Grands Éditions Françaises, 1948, annexe, 277-279, cité par Neil MACMASTER art. cit.
[15] Adrien TIXIER occupa le poste de commissaire au Travail et à la Prévoyance sociale du 7 juin au 9 novembre 1943 puis aux Affaires sociales du 9 novembre 1943 au 9 septembre 1944 où il sera nommé ministre de l’intérieur. Il assuma la répression en Algérie notamment à l’occasion d’une tournée d’inspection, s’efforçant toutefois de préserver l’avenir et s’opposant au renvoi de son camarade Châtaigneau. Voir Gilles Morin, notice Tixier Adrien Pierre, in Dictionnaire le Maitron.
[16] Neil MACMASTER art. cit. page 59.-60
[17] Charles-André Julien, op. cit., p. 242.
[18] Ibid, p. 243.
[19]Nommé consul général à Alger en 1940, Robert MURPHY est en fait le représentant personnel de Roosevelt. En lien avec la résistance française, il noue également des contacts avec les Algériens et Ferhat Abbas en particulier.
[20] Voir sur ces points, outre Charles-André Julien déjà cité, l’article de Saddek Benkada « La revendication des libertés publiques dans le discours politique du nationalisme algérien et de l’anticolonialisme français (1919-1954) in Revue Insanyat, CRASC, Oran, numéro 24/26, 2004 ; le mémoire de Youcef Beghoul, le Manifeste du peuple Algérien, sa contribution au mouvement national. Mémoire de DES de Sciences Politiques, Institut de Droit d’Alger, Octobre 1974, 268 pages.
[21] Charles-André Julien, op.cit., p.246.
[22] Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1945-1949. De Mers El Kebir aux massacres du Constantinois, Paris, La Découverte, 2002, p. 6, cité par Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Les Juifs d’Algérie dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1954-1965), Rennes, PUR , 2002, p. 109.
[23] Lettre du 29 novembre 1942, d’Ahmed Boumendjel à Marcel Loufrani et Elie Gozlan, cité par Pierre-Jean Le FOLL-LUCIANI , Les Juifs d’Algérie dans la lutte anticoloniale . Trajectoires dissidentes (1954-1965), Rennes, PUR , 2002, p. 100.
[24] En mars 1943, quatre mois après le débarquement allié , le général Henri Giraud a « annulé » toutes les mesures raciales de Vichy pour ensuite, plus loin dans le même discours, conserver l’abrogation du décret Crémieux ». C’est seulement en octobre 43 avec la réinstauration du décret Crémieux que les autorités reviennent juridiquement à la situation initiale d’avant-guerre. Cf. Ethan KATZ « Le décret Crémieux et son abrogation : Implications pour les participants au 8 Novembre 1942 » in Nicole COHEN-ADDAD, Aissa KADRI, Tramor QUEMENEUR. 8 novembre 42 Résistances et débarquement allié en AFN. Dynamiques historiques , politiques, et socio-culturelles. Paris, Le Croquant, 2021, page 48.
[25]Pierre-Jean Le Foll-Luciani,op.cit. p.100.
[26] Ibid, p. 103.
[27] Ibid, p. 103.
[28] Pierre-Jean Le Foll-Luciani , Les Juifs d’Algérie face aux nationalités française et algérienne (1940-1963) in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 137, mai 2015, et in Aouate Yves, Les Juifs d’Algérie pendant la seconde guerre mondiale 1939-1945, thèse de troisième cycle sous la direction d’André Nouschi, université de Nice, 1984.
[29] Selon la qualification d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit.
[30] In Le Monde Diplomatique, mai 2005, p. 21.