4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Les pieds-noirs, constructions identitaires et réinvention des origines, par Jean-Jacques Jordi

Le peuplement de l'“Algérie française” s'est fait par assimilation de populations venues de toute l'Europe : des Allemands, des Suisses appelés par la puissance coloniale, des Espagnols, des Italiens s'installant sans avoir été sollicités..., tous ayant bénéficié des naturalisations, tous s'étant fortement enracinés. Si le “rapatriement” a d'abord créé une seule communauté de destin, le culte du souvenir, chez les pieds-noirs, dépasse désormais l'Algérie pour redécouvrir les origines “anté-algériennes” et la diversité d'une société qui fut multiculturelle. par Jean-Jacques Jordi, historien, UMR-Telemme, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme [ Hommes et Migrations, n°1236, mars-avril 2002 ]

Depuis quelques années, la communauté française d’Algérie tient à affirmer son identité propre face aux multiples identités locales, régionales, voire étrangères sur le territoire de la métropole. Cela n’est pas chose facile, tant les éléments fondateurs de l’identité “pied-noire” sont relativement récents, et tant y abondent des lieux communs parfois falsificateurs. À y bien regarder, ce n’est pas 1830 qui crée le pied-noir, mais 1962. Le rapatriement massif et tragique du printemps et de l’été 1962 devient l’élément fondateur d’une communauté qui se vit en exil. Le déracinement et l’éparpillement sur le sol métropolitain contribuent très rapidement au renforcement d’une conscience commune qui n’avait, semble-t-il, pas cours en Algérie. Dans une large mesure, l’attitude volontairement dévalorisante des pouvoirs publics et le rejet souvent affiché par les métropolitains vont cristalliser en ces pieds-noirs le sentiment d’être une communauté opprimée. D’ailleurs, ce terme de “pied-noir”, refusé dans un premier temps puis relevé comme un défi par les Français d’Algérie, renvoie à celui qui a souffert dans sa chair et dans son âme (voir les repères bibliographiques en fin d’article).

Un truisme d’abord : pour être ou se sentir déraciné, il faut avoir été enraciné et dans le cas qui nous occupe – les Européens en Algérie -, pour être enraciné, il a fallu “migrer” d’un espace à un autre, d’une région à une autre. De cette constatation et de manière générale, je relève que lorsque l’on parle d’immigration, il est rarement fait état d’enracinement, qui serait alors une sorte d’étape ultime mais non définitive du processus migratoire. On emploie alors les mots d’assimilation ou d’intégration, plus à même de cacher ou de masquer sans doute la réalité d’un sentiment malaisé, d’une perception presque toujours douloureuse qu’exprime un déracinement. J’ai toujours pensé qu’être d’ici ou de là, que le rapport de l’être humain à la terre n’étaient finalement qu’une construction intellectuelle et, souvent, qu’une reconstruction. L’étude des populations euroméditerranéennes (espagnole, italienne, maltaise), suisse ou alémaniques, pour ne prendre que les contingents les plus remarquables qui s’installent en Algérie, qui deviennent en un peu plus d’un siècle, par un cheminement assez complexe, des Français de la IIIe République, puis des Français d’Algérie, enfin des Français “de là-bas”, c’est-à-dire des Français pas comme les autres, en reste l’exemple le plus saisissant.

La population française d’Algérie était la résultante d’apports très divers ; cette réalité est restée longtemps masquée par le lieu commun du « retour des pieds-noirs ».

Une histoire singulière

Le “rapatriement”, même si le terme apparaît inacceptable à beaucoup d’entre eux, a une première conséquence : le lieu commun du “retour des pieds-noirs” fait passer au second plan des réalités démographiques maintenant mieux cernées. La population française d’Algérie est la résultante d’apports très divers, d’un mélange de populations qui se sont parfois opposées les unes aux autres : parmi celles-ci, des “régionaux français”, des Espagnols, des Italiens, des Maltais, des Allemands, des Suisses, etc., tous immigrés, les juifs d’Algérie et des musulmans vivant là depuis des temps immémoriaux (voir les repères bibliographiques).

La seconde conséquence de l’événement traumatique de 1962 est qu’il contribue fortement à la reconnaissance d’une communauté qui n’avait pas besoin d’être reconnue comme telle en Algérie. Enfin – et peut-être de manière salutaire, mais on ne refait pas l’histoire (tout au plus pouvons-nous la reconstruire) -, l’exode et l’exil ont complètement renouvelé et modifié les cartes du jeu social qui régulait la vie des Français d’Algérie, et n’en doutons point : la “communauté” pied-noire est dans ses structures sociales bien différente de celle des Français d’Algérie. C’est en cela que le concept de déracinement prend tout son sens, d’autant qu’il s’accompagne en métropole d’un éparpillement, et à tout le moins d’un accueil plus que frileux. En ce sens, le déracinement a un effet rassembleur et globalisant que ne recouvrent ni le terme juridique de “rapatrié”, ni même celui de “pieds-noirs”, l’un et l’autre étant plus réducteurs qu’il n’y paraît.

Les deux termes d’exode et d’exil renvoient d’ailleurs davantage au concept du déracinement qu’à celui de rapatriés. Ils signifient que “la métropole, c’est chez nous… enfin, sans être tout à fait chez nous”, comme celui de déracinement évoque le passage d’un état à un autre, d’une situation à une autre, de manière brusque et subie. Il est alors assez curieux de constater, lorsque l’on parle de populations déracinées, combien le vocabulaire employé tient à celui de la terre. Ne parle-t-on pas d’enracinement comme d’arrachement, termes qui vont bien au-delà de la transplantation, encore un terme retrouvé dans l’histoire de ces hommes ? L’histoire singulière des Européens en Algérie va combiner l’ensemble de ce vocabulaire et peut-être même au-delà, en ce sens que l’étude des populations des pays méditerranéens et, à un moindre degré, germaniques, peut se faire sous le double regard, historique d’un côté, ethno-anthropologique de l’autre 1.

L’anthropologie peut nous être utile à la compréhension d’un phénomène en soi banal à l’origine et qui devient une “sorte” de société complexe : une immigration européenne qui débute après 1830, qui se transforme en une migration de peuplement, dont les membres, “tropicalisés”, ou plus sûrement créolisés, s’enracinent (à l’extrême fin du XIXe siècle, les premiers à se proclamer Algériens sont les Européens d’Algérie !) et perçoivent le rapatriement comme un déchirement, comme un arrachement dont on ne guérit pas. En ce sens, les Français d’Algérie ont une histoire propre, avec un début et une fin, et ils deviennent le temps d’une étude une sorte de société “primitive” et, dans le même temps, une société “exotique” au regard de l’Autre, en l’occurrence le Français de métropole.

L’échec du modèle de colonisation à l’américaine

L’expédition d’Alger en 1830 n’est pas le premier acte d’une politique coloniale de la France. À Paris, on ne songe pas à garder la ville. Des députés souhaitent que l’État se sépare de ce boulet le plus rapidement possible, et pourtant on s’y installe de manière anarchique ou désordonnée, ce qui a pour effet d’attirer, en moins d’une dizaine d’années, 25 000 Européens, dont 11 000 Français
2 ! Dans un premier temps, des personnes sont là dans un espace qui est encore un champ de batailles. On a tendance à n’y voir que des aventuriers, frères de la côte, contrebandiers, trafiquants en tout genre, prostituées… S’ils sont présents dans ce territoire militarisé, ils n’en constituent pas un élément important.

Déjà 25 000 Espagnols vivent en Algérie en 1845, près de 8 000 Italiens et autant d’Anglo-Maltais à la même date, gens pauvres pour la plupart, fuyant une terre de misère, et exerçant en Afrique du Nord des métiers de pauvres, pas toujours sans qualification du reste, et toujours utiles dans une société coloniale en train de s’organiser ! On pourrait poursuivre… mais retenons que nous avons là nos pionniers, ceux qui jettent les bases de réseaux migratoires que nous verrons fonctionner quelques années plus tard. À cette époque, une partie de l’Algérie est assimilée au régime de la métropole, cette partie même qui accueille la majorité des Européens. Ayant décidé une accélération de la colonisation, l’État français intervient dans le peuplement du pays. Il faut susciter une migration d’origine européenne, à la condition toutefois qu’il s’agisse d’une “bonne” migration. Car il existe en ce domaine toute une hiérarchie de valeurs, et on doit envisager des formes sélectives de colonisation, qui passent par un appel prioritaire aux catégories considérées comme les plus aptes à la mise en valeur des terres algériennes.

La conception qui s’impose peu à peu est celle de l’assimilation des populations européennes au sein de la puissance coloniale. Cette conception n’est pas nouvelle et le modèle prégnant est encore, en France, le modèle américain du siècle précédent. Si colonisation il doit y avoir en Algérie, ce doit être une colonisation de peuplement à l’américaine, alimentée par les courants migratoires qui ont fait le succès des États-Unis, c’est-à-dire par des Allemands, des Suisses, des Irlandais, des Polonais… Les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Le nouvel “eldorado algérien” n’arrive pas à concurrencer la ruée vers l’or et les “frontières américaines” (n’oublions pas que le Texas entre dans l’Union en 1848 et la Californie en 1850) ; et les conditions réelles de l’installation en Algérie ne correspondent pas toujours aux engagements pris. Allemands et Suisses supportent mal les rigueurs du climat et quoique d’apparence robuste, ils offrent peu de résistance aux fièvres paludéennes… La mortalité qui les affecte dépasse de beaucoup celle des autres populations. Enfin, ils ne peuvent se prévaloir d’un renouvellement de population par une nouvelle migration, d’autant que la guerre de 1870 ajoute à la dégradation des rapports franco-allemands. Il en reste toutefois qui demandent rapidement leur nationalité française à titre individuel : 601 de 1865 à 1874, 1 766 de 1875 à 1884, 3 381 de 1885 à 1894 !

Des naturalisations automatiques pour rétablir la dualité coloniale

Reste que les gros bataillons arrivent toujours des pays les plus proches, sans que Paris les ait sollicités. Espagnols, Italiens et Maltais sont souvent perçus comme indésirables, mais c’est avec eux qu’il faut construire l’Algérie, et avec ces populations françaises qui arrivent au gré d’événements politiques, économiques ou d’accidents climatiques, et qui sont bien utiles pour renforcer la communauté française (Languedociens, Corses, Parisiens de 1848 ou de 1851…). Ils viennent assurément pour travailler, et ils trouvent du travail. C’est au départ une migration plutôt masculine, qui se transforme rapidement en une migration familiale, d’autant que les réseaux familiaux ou villageois sont opérants. Le mythe de la migration s’enracine, prélude à l’autre enracinement, celui de l’appropriation d’un espace. Déjà, ces hommes et ces femmes, dont la venue a été tolérée plus que souhaitée, finissent par prendre, par endroits, la place des premiers colons, le plus souvent par achat.

À la veille des lois instituant la naturalisation automatique, l’Oranie compte plus d’Espagnols que de Français ; à Oran, les Espagnols sont deux fois plus nombreux que les Français, à Sidi Bel Abbes, trois fois plus nombreux, à Saint-Denis-du-Sig, près de quatre fois ! Ils sont bien représentés aussi dans l’Algérois, où ils forment un peu plus du quart de la population européenne, Français compris.

Ici les chiffres ont leur importance et obligent les gouvernements français à repenser la politique de la métropole. La colonisation de peuplement en Algérie est fondamentalement différente de la migration rêvée et préparée, en vain, de 1840 à 1870. En 1866, Espagnols, Italiens et Maltais représentent près de 40 % des Européens, Français compris. En 1876, malgré l’arrivée des Alsaciens-Lorrains, ce pourcentage passe à 46 % et en 1886, en dépit de la dizaine de milliers de naturalisés (Allemands, Italiens déjà et quelque 2 000 Espagnols) et malgré un peu plus de 25 000 juifs, Français depuis 1870, ce pourcentage atteint 48 %. Devant ce “péril” étranger dénoncé par le Parti radical, le gouvernement n’a d’autre solution que de rétablir la dualité coloniale en naturalisant massivement les étrangers d’Algérie.

La cause des naturalisations ne pouvait être gagnée qu’avec l’élimination du choix. Les deux lois du 26 juin 1889 et du 22 juillet 1893 instituent la naturalisation automatique et font entrer à une cadence accélérée parmi les Français (et parmi le groupe colonisateur, comme les juifs en 1870) tous les étrangers qui n’offrent pas une résistance acharnée pour rester dans leur nationalité d’origine. Ce droit est appliqué ipso facto, n’a pas à être revendiqué et s’effectue sans formalité. Désormais, la courbe des Français devait augmenter dans des proportions considérables alors que les courbes des étrangers, Espagnols et Italiens, devaient s’effondrer. Ce fut le cas. Retenons toutefois que si les Espagnols, et à un degré moindre les Italiens, n’ont rien fait pour devenir français avant 1889, ils ne feront rien de plus pour rester espagnols ou italiens.

C’est dire que l’Algérie les avait “créolisés” et les avait enracinés, comme elle l’avait fait des Français de métropole ou des Allemands. Et que dire de la perception des couleurs, de la sensation des odeurs, d’un certain rapport à la terre et à la mer qui pénètrent les corps et les âmes ? Les actions de l’école, le coude à coude quotidien, l’armée, le test de la Grande Guerre où l’on va éprouver la fidélité de ces nouveaux Français… un faisceau de facteurs rend l’assimilation complète, non à la France de métropole mais à une France mythifiée qui accepte que les communautés se fassent des emprunts. Du coup, les liens qu’entretenaient les Français d’Algérie avec leur région ou leur patrie d’origine s’estompent, et l’attachement au milieu natal devient plus fort que le souvenir des origines paternelles. Les langues aussi se perdent peu à peu, et si l’on remarque encore quelques traits espagnols ou italiens, ils sont aussitôt folklorisés.

Une communauté en partie créée par le regard métropolitain

On peut alors comprendre que 1962 est un événement traumatique. La réalité des drames et des misères vécues par les rapatriés vient du fait que la perte de l’Algérie est ressentie comme un profond déracinement. La détresse qui l’accompagne est aussi le fruit d’une très longue période de tensions affectives et passionnelles – sept années de guerre -, et s’amplifie avec la découverte d’un pays dont ils étaient certes nationaux, mais qu’ils ne connaissaient guère. Ce déracinement provoque donc dans l’immédiat une perte des repères matériels et affectifs. La maison, le village, le quartier, la rue, les commerçants … , tout ce qui contribue à fabriquer l’horizon quotidien n’existe plus. Pis encore, la perte de ces objets d’investissements affectifs est aggravée du fait qu’en France, une grande partie de la population considère que ces biens avaient été acquis sur le dos des « indigènes ». Que cela ait été le cas pour certains, nul ne peut en douter, mais la généralisation est souvent excessive : le niveau de vie des Français d’Algérie était inférieur de 15 à 20 % à celui des Français. Quoi qu’il en soit, ces biens souvent modestes et désormais perdus deviennent des objets de honte. Ce sentiment, lié à celui de l’insécurité quant au travail, au logement, aux tracasseries administratives … marquera sans doute profondément le pied-noir.

De fait, le « rapatriement » de 1962 n’est pas une simple migration. Le déracinement, l’exode, l’exil ont provoqué des lésions morales et affectives dont on n’a pas toujours évalué l’ampleur, et qu’on croyait résoudre avec des priorités au logement et à l’emploi. Dans un premier temps, la réponse tant externe qu’interne des pieds-noirs reste le culte du souvenir. Certes, cela ne leur est pas propre : la plupart des communautés professent ce culte. Il a ses références historiques et son cérémonial. La seule différence, chez les pieds-noirs, réside dans le temps extrêmement court qui sépare l’exode de sa reconnaissance. Dès 1965, les rapatriés ont un mémorial national érigé dans le cimetière d’Aix-en-Provence, se retrouvent à Carnoux-en-Provence le 15 août pour honorer Notre-Dame-d’Afrique, ou à Nîmes-Courbessac pour Santa-Cruz, le jeudi de l’Ascension ! D’autres manifestations, pour la plupart organisées dans le Sud de la France, rassemblent plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de pieds-noirs, et sont ressenties par les métropolitains comme une entrave à leur intégration. Ces rassemblements connaissent un franc succès jusqu’à la fin des années soixante-dix, puis s’affaiblissent considérablement. Seules les deux manifestations de Carnoux et de Nîmes résistent à l’usure du temps et rythment l’exil pied-noir.

On a cru, dans les immédiates années d’après 1962, que l’idéalisation de la terre perdue allait être le ciment d’une identité à construire. Dans une certaine mesure, le regard des métropolitains contribue à faire exister une « communauté » qui n’avait pas cours en Algérie. De fait, les pieds-noirs jouent une solidarité excessive et quasi exclusive qui se manifeste au quotidien par la recherche du médecin rapatrié, du boulanger rapatrié, du dentiste, du libraire, du boucher rapatriés, avec lesquels on pourra parler de « là-bas » et évoquer un passé regretté qui ne saurait revivre, certes, mais qui n’appellerait pas en retour des condamnations ou opprobres. Ceux qui se sont engagés dans cette voie définissent leur exil comme destructeur, en ce sens qu’il devient un échec à l’intégration dans une métropole qui, en définitive, n’apporte rien. Ils ont la sensation d’être des étrangers parmi les leurs et se réfugient dans une « nostalgérie » prégnante. Le souvenir est alors un frein à l’intégration et le deuil de l’Algérie inlassablement porté. Ces rapatriés trouvent, dans les associations qui revendiquent l’indemnisation et la réinstallation, des porte-drapeaux efficaces.

L’évolution de la dynamique associative

À partir des années soixante-dix, un nouveau type d’associations apparaît, revendiquant un souvenir spécifique. Amicales à caractère géographique (regroupant les personnes d’une même région, d’un même village, voire d’un même quartier) et associations thématiques (regroupant les anciens élèves de tel lycée d’Alger ou d’Oran, les anciens des Chemins de fer d’Algérie, les anciens instituteurs …) se multiplient. La plupart manifestent un dynamisme qui se concrétise rapidement par une augmentation des adhérents. Ces associations organisent diverses manifestations, souvent festives, et éditent des bulletins de liaison indispensables à une première transmission identitaire. Si l’on y retrouve les rubriques connues de « ceux qui nous ont quittés », des mariages, des naissances, et des avis de recherche, tous les bulletins accordent une place non négligeable à l’histoire de la ville, du village, du quartier. Enfin, presque toujours apparaît le portrait de « celui qui a réussi » en France, gage d’une intégration possible.

Ces associations restent encore dynamiques, mais il est à craindre que ce dynamisme, fondé pour une grande part sur l’exclusivisme régional ou sur l’appartenance villageoise, soit dans un avenir de plus en plus proche freiné par le non-renouvellement des adhérents. Pourtant, aucune de ces associations ne glisse l’appellation « pied-noir » dans ses statuts, et si la communication qu’elles entretiennent entre les sympathisants et les adhérents permet une consolidation des réflexes « identitaires », les références de cette identité ne sont jamais mises en avant. Pour ceux-là, le souvenir ne nuit pas à l’intégration et se trouve « positivé » dans la nécessité, puis dans la volonté de « tout reconstruire » en métropole, comme par défi. Si la page n’est pas tout à fait tournée, la fin du deuil se précise.

Le temps d’une génération après 1962, nous constatons un intérêt grandissant des pieds-noirs pour leurs racines et leur propre histoire. Les associations qui se créent alors mettent la question identitaire pied-noire au premier plan de leurs statuts, de leurs discours et de leurs préoccupations. Dans les interstices d’une « algérianité à la française », identité et culture deviennent les thèmes récurrents des structures qui affichent une vocation culturelle. Si, dans un premier temps, il s’agit de « sauver une culture et une communauté en péril », comme le précise le Cercle algérianiste 3, très rapidement apparaît l’idée que l’intégration en France, si elle ne peut être rejetée, ne doit pas être perçue comme la perte d’une identité « originelle ».

Il n’y a pas là de deuil possible : seul l’avenir est à appréhender. L’exil, pour les adhérents de ces associations à vocation culturelle, devient un exil « cultivé », véritable « pilier » de la communauté. Un retour à l’histoire de l’Algérie, avec la volonté sereine de savoir, accompagne cet exil. Et l’on constate que le peuplement de l’Algérie est la résultante de migrations diverses, euroméditerranéennes en grande partie. Cela leur permet sans aucun doute de renouer avec le champ territorial du Maghreb (ce que ne veulent plus entendre ceux qui sont restés dans un exil destructeur, ni ceux qui ont tourné la page), et surtout de proposer une recherche identitaire forte de plusieurs origines et influences : espagnole, italienne, allemande, maltaise, juive, arabo-musulmane et régionalo-française !
Des terres permises à défaut de promises ?

C’est dans ce rapport ambigu à deux espaces, l’Algérie et la France, qu’un troisième espace va surgir. Il se résume à une question que beaucoup de pieds-noirs se posent désormais :  » Mais qu’est-ce que j’étais avant d’être Français d’Algérie ? » Une recherche que de plus en plus de pieds-noirs, fatigués d’être des déracinés, entreprennent dans le but évident de se sentir bien, ici et maintenant, comme si finalement, dans cette déchirure, l’Algérie n’avait été qu’un lieu de passage, un temps donné dans leur errance (qui n’est peut-être pas finie). Dans ce cadre, l’appropriation de sa propre histoire me paraît alors indispensable à la compréhension des histoires et trajectoires passées, seule capable de permettre un nouvel enracinement fait de racines multiples.

Ces associations, Cercle algérianiste, Généalogie Algérie-Maroc-Tunisie, Carnoux racines, Coup de soleil, organisent des voyages-pélerinages aux sources, ainsi que des rencontres ou des colloques où le souvenir s’efface devant l’histoire. D’autres associations plus anciennes leur emboîtent le pas sur les traces du passé. C’est ainsi que l’île de Minorque se voit gratifiée de plusieurs voyages effectués par les descendants de ces Minorquins qui sont partis de leur terre natale pour s’installer dans le Sahel d’Alger. À l’initiative de Généalogie Algérie-Maroc-Tunisie, près de 300 pieds-noirs, pour la plupart originaires du port de Mahon, ont offert à l’île de Minorque une sculpture monumentale d’une « Mahonnaise » en marche dont le regard se porte vers l’Algérie. Ce retour sur la terre des ancêtres devait permettre à certains de revendiquer l’identité minorquine comme faisant désormais partie d’eux. Malte n’est pas en reste et connaît un même engouement, mais cette fois-ci de la part « d’anciens Maltais ». Il en est de même pour l’Italie, l’Espagne, l’Alsace, la Lorraine, la Suisse, l’Allemagne, jusqu’aux célèbres déportés parisiens de 1848 ou à la Corse, dont le département a été le plus fort pourvoyeur de Français dans l’Algérie du XIXe siècle.

Certains, enfin, se découvrent riches de plusieurs origines et l’affirment, se « reproclamant » Européens « avant l’heure » comme l’avaient fait leurs aïeux à la fin du XIXe siècle en Algérie : “J’ai un grand-père maltais qui s’est marié avec une Italienne, enfin, elle était d’Ischia, et de l’autre côté, mon grand père paternel, qui venait d’Alsace, a épousé une Espagnole. Alors hein ! J’ai fait partie de tous les voyages organisés pour retourner sur les terres de mes ancêtres.” L’Algérie, si prégnante il y a quelques années, ne devient qu’un épisode dans un temps qu’il s’agit de reconnaître.

Faisant suite, deux nouvelles associations, encore fragiles sans doute, Racines pieds-noirs et Enfants de là-bas 4, se sont constituées et proposent à leurs adhérents, fils de pieds-noirs, nés en Algérie ou nés en France, une réflexion identitaire basée sur les parcours de vie, sur les histoires multiples, sur ce que j’appelle un “continuum migrant” qui a commencé bien avant l’arrivée en Algérie et qui se poursuit en France.

Identification israélienne puis séfarade

En résumé, on peut penser que si la référence à 1962 reste encore forte, d’autres références apparaissent et s’inscrivent soit avant 1830, soit après. Une démarche semblable a été engagée par les juifs pieds-noirs, Français d’Algérie depuis 1870 et “dont le pays de Descartes, Racine et Hugo était devenu en 1962 le refuge qui supplée à l’absence jugée irrémédiable du village perdu d’Algérie5.

Dans un premier temps, les juifs pieds-noirs ne constituent pas un groupe distinct à l’intérieur de la population rapatriée. Comme l’a bien noté Chantal Benayoun, il y a une sorte de “pied-noirdisation des juifs qui estimaient vivre, non pas le énième avatar de l’exil juif – ce que le départ d’Afrique du Nord ne fut pas -, mais l’exil d’une catégorie de Français ‘étrangers de l’intérieur’”.

Puis vint, sans doute au début des années soixante-dix, l’étape de la judéité et un attachement à Israël qui se concrétisent l’un et l’autre par la redécouverte d’une culture juive et par de nombreux voyages vers l’État hébreu, sans que cela signifie un départ définitif, la francité restant, pour les juifs pieds-noirs comme pour les pieds-noirs, un atout maître. Enfin, dans le milieu des années quatre-vingt, le concept de “séfarade” est revendiqué. L’étape qui s’annonce permet alors de faire référence à une histoire bien plus longue, elle aussi d’avant l’épisode (dans ce cas, il s’agit d’un épisode de plusieurs siècles) en terre maghrébine puis algérienne. La blessure originelle n’est plus uniquement celle de 1962, et il faut désormais compter avec 1492 !

Toutes ces démarches et tous ces itinéraires actuels sur l’avant-1830 ne nous donnent en aucun cas une identité aux contours bien définis. Ils expriment la volonté de se voir reconnaître dans une histoire qui n’est plus celle des rapports ambigus entre la France et l’Algérie des XIXe et XXe siècles (dont ils seraient des otages), mais d’une histoire plus large, plus riche, davantage proche de celle de Fernand Braudel et de sa Méditerranée. Enfin, ce foisonnement peut inquiéter ou étonner, et cette diversité dérange aussi bien la “tribu pied-noire” que la communauté nationale. On ne peut plus désormais penser cette “tribu” comme un bloc monolithique, tant les représentations et les regards évoluent eux aussi. Mais il s’agit là d’une autre étude
6.

______________________________________

Repères bibliographiques

Une histoire encore méconnue

L’histoire des rapatriés d’Algérie est un chantier à peine ouvert, comme s’il s’était agi d’un objet quasi illégitime de recherche, qui a cependant donné, depuis moins de dix ans, des travaux pionniers et néanmoins considérables, même s’il reste encore beaucoup à faire. Nous retiendrons :

• Pierre Baillet, Les rapatriés d’Algérie en France, La Documentation française, “Notes et études documentaires”, mars 1976, Paris ;

• Jean-Jacques Jordi, “Les rapatriements (1954-1964)”, in Laurent Gervereau, Pierre Milza, Émile Temime (dir.), Toute la France, BDIC-Somogy, Paris, 1998 ; 1962, l’arrivée des pieds-noirs, Autrement, Paris, 1995 ; De l’exode à l’exil, rapatriés et pieds-noirs en France, L’Harmattan, Paris 1993 ;

• Jean-Jacques Jordi et Émile Temime (dir.), Marseille et le choc des décolonisations, Édisud, Aix-en-Provence, 1996 ;

• Jean-Louis Miège et Colette Dubois (dir.), L’Europe retrouvée, les migrations de la décolonisation, L’Harmattan, Paris, 1994 ;

• Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à nos jours, Fayard, Paris, 2001.

Différentes communautés, différentes sociabilités

On a pendant longtemps mal connu la “réalité” de la population européenne en Algérie. Depuis moins de dix ans, des recherches ont été publiées chez un même éditeur, Gandini (Calvisson, dans le Gard, puis Nice), sur les différentes communautés :

• Jean-Jacques Jordi, Espagnol en Oranie, 1995 ;

• Gérard Crespo, Les Italiens en Algérie, 1994 ;

• Jean-Maurice Di Costanzo, Allemands et Suisses en Algérie, 2001 ;

• David Nadjari, Juifs en terre coloniale, 2000 ; Joëlle Allouche-Benayoun, Doris Bensimon, Juifs d’Algérie : hier et aujourd’hui, Privat, coll. “Mémoires et identités”, Toulouse, 1989 ; Richard Ayoun et Bernard Cohen, Les Juifs d’Algérie, deux mille ans d’histoire, J.-C. Lattès, Paris, 1982 ;

• Fabienne Fischer, Les Alsaciens et les Lorrains en Algérie, 1999.

Quant aux formes d’exils et aux types d’associations, on verra les recherches entreprises depuis de nombreuses années par Chantal Benayoun et son équipe, en particulier :

• “Entre hier et aujourd’hui : regards et images des pieds-noirs”, in Cirej-Presses universitaires du Mirail, Les Juifs dans le regard de l’Autre, éd. Vent-Terral, Toulouse, 1988 ;

• “Entre l’exil assumé et l’exil réinventé : les Juifs d’Afrique du Nord en France”, in
Les nouveaux cahiers, n° 110, Paris, 1992 ;

• “Juifs, pieds-noirs, séfarades ou les trois termes d’une citoyenneté”, in Marseille et le choc des décolonisations, Édisud, Aix-en-Provence, 1996.

On verra aussi :

• Jean-Jacques Jordi, “Archéologie et structure du réseau de sociabilité rapatrié et pied-noir”, in La sociabilité méridionale, colloque d’Arles, 1996, La Provence historique, Marseille, 1997.

  1. En 1996, le Centre d’études pied-noir, association loi de 1901 créée en 1985 par des universitaires, a organisé à Nice un colloque sur “Les déracinés”, dont il a également publié les actes.
  2. Les ouvrages généraux sur l’Algérie étant relativement nombreux, nous indiquerons : Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome I, Puf, Paris, 1964 ; Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome II, Puf, Paris, 1979 ; Deux mille ans d’Algérie, coll. “Carnets Séguier”, trois volumes parus, Atlantica-Séguier, Biarritz-Paris, 1998, 2000.
  3. Première association de type culturel, créée en 1973. Longtemps esseulée, elle sera rejointe au début des années quatre-vingt par d’autres associations comme Généalogie Algérie-Maroc-Tunisie, Carnoux racines, Coup de soleil…, lesquelles, si elles ne mènent pas d’actions similaires (et parfois même se trouvent en opposition), n’en poursuivent pas moins le même objectif : un retour à l’histoire.
  4. Créées respectivement à Carnoux-en-Provence en 1999 et à Périgueux en 2001.
  5. Cf. Chantal Benayoun, “Juifs, pieds-noirs,
    séfarades ou les trois termes d’une citoyenneté
    ”,
    in Marseille et le choc
    des décolonisations, Édisud, Aix-en-Provence, 1996,
    p. 128.
  6. Comme il s’agirait d’étudier les réflexes identitaires de ceux qu’on désigne désormais par le terme générique de “harkis”, et qui ne trouvent pas leur place ici dans
    un “troisième espace” qui n’existe pas !
Facebook
Twitter
Email