Le peuple pied-noir – Les rapatriés
Ces Européens, qui sont-ils ? Ils sont, à la fin des années 50, environ un million sur un peu plus de neuf millions d’habitants. Ils sont d’origines très diverses. Avant la conquête française vivaient déjà en Algérie des Espagnols (35 000 contre 59 958 Français en 1849), des Maltais, des Italiens, des juifs chassés d’Espagne et du Portugal par l’Inquisition ou descendants, selon quelques historiens, des guerriers de la reine berbère Kahena avant l’invasion arabe.
En 1830. des émigrants de métropole ont suivi l’armée. Pour se débarrasser de ses éléments « dangereux », la IIème République, après les journées de juin 1848, en a envoyé une partie outre-Méditerranée ; Louis-Napoléon Bonaparte, après son coup d’État du 2 décembre 1851, a déporté d’un coup en Algérie jusqu’à dix mille républicains. Le même sort a été réservé aux communards après 1871, lorsqu’ils ont évité la déportation en Nouvelle-Calédonie. Le traité de Francfort, qui enlevait l’Alsace et une partie de la Lorraine à la France, a amené cinq mille Alsaciens fidèles à chercher au sud de la Méditerranée des terres nouvelles à exploiter. Le courant d’émigration espagnol ne s’est pas tari: il s’est même accru avec la défaite des républicains devant Franco. Et le Sud-Ouest français n’a cessé de fournir des agriculteurs.
Cet ensemble disparate est régi par des règles non écrites. Selon l’acteur Roger Hanin, « le dessus du panier, c’étaient les Alsaciens ou les descendants des communards; après, c’étaient les Siciliens, puis les Maltais et les Espagnols ; les Juifs ensuite, les Arabes enfin ».
Dans les rapports avec la métropole, un même sentiment d’appartenance farouche, sentimental, à la France, qui se traduit par une participation massive aux combats et aux pertes dans les campagnes d’Italie et de France en 1943 et 1944.
Aux différences d’origine s’ajoutent, bien entendu, les différences sociales. Les « gros colons » existent. Mais, s’ils sont un poids considérable sur le plan politique et économique, ils sont peu nombreux. En 1930, on compte 25 517 exploitants agricoles européens (22 000 en 1954), dont 8 202 ont moins de 2 hectares et 10 970 de 2 à 100 hectares, 6 200 – moins de 5 % du peuplement européen – possèdent plus de 100 hectares. Quelques grosses, et même très grosses fortunes dans l’armement maritime, les céréales, le vin et l’alfa. Mais dans l’ensemble, le peuple pied-noir est de condition modeste, à la limite de la pauvreté.
Il n’en est que plus attaché à un statut qui lui donne le pas sur « les Arabes ». Avec ceux-ci, il entretient des rapports difficiles à comprendre pour tout autre que pour un natif d’Algérie. Chaleureux parfois, distant la plupart du temps, avec une marge de goûts et de réactions communes. Une haine circonstancielle montera avec la peur et ne se séparera pas d’amitiés et de complicités dans la vie de tous les jours.
Avant le paroxysme de 1962, où les pieds-noirs, attachés à leur terre et à leur soleil, s’apercevront brusquement qu’ils ont été floués par tout le monde : de Gaulle d’abord, les anti-gaullistes de l’Algérie française et de l’OAS ensuite. Il leur faudra, dans le bruit des explosions et à la lueur des incendies, s’entasser sur les quais et dans les aérodromes, ruinés pour la plupart, pour gagner cette métropole que beaucoup n’avaient jamais vue.
Jean Planchais [Le Monde, 15-16 juin 1986]
________________________________________
Un million de rapatriés
Au début de l’été 1962, des milliers de famille prises de panique se pressèrent dans les ports et les aérodromes pour gagner la France, attendant parfois plusieurs jours un embarquement.
On comptait, au 31 juillet 1985, 968 685 rapatriés d’Algérie, 263 357 du Maroc et 179 985 de Tunisie. Le secrétariat d’État aux rapatriés s’efforça d’assurer leur transport, leur subsistance puis leur reclassement. Certains s’installèrent en Espagne, en Amérique du Sud, en Afrique. La croissance économique et le plein emploi facilitèrent l’insertion des rapatriés en métropole. En 1964, la plupart des 144 000salariés du secteur privé avaient retrouvé un emploi. Les salariés du service public étaient reclassés. Plus difficile était le cas des 14% de plus de soixante ans qui ne disposaient souvent que de faibles ressources.
Soixante mille musulmans – enfants non compris – provenaient des unités supplétives : les « harkis ». Ils avaient fui les représailles sanglantes qui frappaient un grand nombre des leurs et conservaient la nationalité française. Ils furent installés dans des chantiers et des hameaux de forestage ou dans des camps, dont le dernier fut fermé en 1975. Leurs difficultés d’insertion ne sont pas encore résolues.
Jean Planchais [Le Monde– octobre 1985]
________________________________________
Mouvement des Européens entre la France et l’Algérie, au cours de l’année 1962.1
Les « Français musulmans » ne sont comptabilisés dans aucune statistique.
vers la France | retour en Algérie | solde mensuel | solde cumulé | |
Janvier | 45 626 | 44 297 | 1 329 | 1 329 |
Février | 38 610 | 28 883 | 9 727 | 11 856 |
Mars | 43 550 | 16 050 | 27 500 | 37 556 |
Avril | 46 030 | 16 280 | 29 750 | 68 306 |
Mai | 101 250 | 18 890 | 83 360 | 150 666 |
Juin | 354 914 | 26 480 | 328 434 | 479 100 |
Juillet | 121 020 | 60 130 | 60 890 | 539 990 |
Août | 95 578 | 55 320 | 40 258 | 580 248 |
Septembre | 71 020 | 55 233 | 18 787 | 599 035 |
Octobre | 54 162 | 43 975 | 10 187 | 609 222 |
Novembre | 35 540 | 25 805 | 9 735 | 619 957 |
Décembre | 56 717 | 24 409 | 32 308 | 651 265 |
Il faut y ajouter 80 000 Français qui rentrent d’Algérie au cours de l’année 1963, et un peu plus de 30 000 en 1964.
Les statistiques préfectorales ne prennent pas en compte les rapatriés arrivés avant le 1er janvier 1962. Il faudrait ajouter aux 651 265 rapatriés, 46 000 Français musulmans, 150 000 personnes arrivées d’Algérie entre 1958 et 1961, et une vingtaine de milliers de personnes ayant refusé, pour diverses raisons, le statut de rapatriés.