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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Les lois de mémoire : contestations, justifications – arguments pour un débat de fond

Voici la transcription de la table-ronde organisée par l'association Pollens des élèves de l'ENS sur le thème des « lois de mémoire », le 21 janvier 2006 à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm. Nous remercions l'association Pollens qui nous a permis de reprendre ce texte1 et la modératrice du débat Sophie Ernst à qui nous devons le texte ci-dessous. Ont participé aux échanges : Gilles Manceron, Bogumil Jewsiewicki, Patrick Garcia, Pap Ndiaye, Bruno Belhoste, Paul Thibaud et Philippe Raynaud.


Table des Matières



Modératrice du débat

Sophie Ernst

Intervenants

Bruno Belhoste

Patrick Garcia

Bogumil Jewsiewicki

Gilles Manceron

Pap Ndiaye

Philippe Raynaud

Paul Thibaud

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Introduction : Pourquoi cette table ronde, comment s’est-elle organisée ?

Sophie Ernst

Nous sommes ici pour analyser une situation confuse, celle des lois de mémoire et des débats passionnés auxquels elles donnent lieu. Il y a un certain étonnement à voir comment, après un long temps de relatif désintérêt politique pour ces questions, tout à coup émergent de façon explosive et parfois virulente toutes sortes de conflits et de revendications quant à l’interprétation du passé. Chaque jour de cette dernière période apporte un rebondissement inattendu et une montée en puissance de problèmes qu’on aurait pu croire secondaires par rapport aux conflits d’intérêts portant sur le présent et sur l’avenir.

« Solvitur nihil faciendo » : c’est l’adage romain qu’utilisaient les politiques formés aux humanités classiques, quand ils estimaient qu’un problème se résoudrait de lui-même, en laissant agir l’inertie du temps et l’absence de solutions, en évitant surtout de faire quoi que ce soit. Lorsqu’il est question de mémoire, de traumatisme historique, l’adage ne prévaut-il pas ? Le deuil est affaire de temps. Et pourtant non, nous avons appris de la psychanalyse que le deuil est un travail, et que les traumatismes qui n’ont pas trouvé de représentation consciente adéquate insistent et perturbent les équilibres du présent. Non solvitur nihil faciendo : les choses ne se résoudront pas si nous ne faisons rien ; nous sommes mis au défi d’assumer ces complexités et de trouver les modalités d’un apaisement qui ne soit pas superficiel. Nous pouvons même supposer que ce retard est cause de l’actuelle explosion désordonnée. Or, la situation actuelle est si embrouillée, les esprits tellement ulcérés qu’on peut craindre les possibilités de récupération par des idéologies extrémistes ; on en est arrivé à un point où l’on ne peut guère escompter d’apaisement simplement en ne faisant rien. La question coloniale est là et s’impose de telle façon qu’elle exige des réponses : cette question n’est pas celle, anachronique, de nos jugements sur la colonisation, positive ou négative, mais celle de notre rapport aux passés douloureux, difficiles à assumer, de notre capacité à les intégrer dans la mémoire nationale.

Les politiques ont leurs logiques propres et sans aucun doute, certains actes solennels sont à poser, des décisions doivent être prises ; tout en étant mus par le désir civique de participer à ce mouvement, nous pouvons agir sur un autre mode, celui dont nous faisons métier, qui est de pousser aussi loin qu’il est possible la clarification des raisons en jeu, l’élucidation des enjeux.

De fait, ces questions me passionnent et je discutais avec certains correspondants sur ces lois, constatant des désaccords, des prises de positions à l’opposé les unes des autres, mais aussi, toujours, des raisons fortes qui devaient prendre place dans le débat. C’est ce qui m’a poussée à organiser une table ronde, pour pouvoir mettre à plat des raisons, inciter les uns et les autres à pousser aussi loin que nécessaire leurs arguments, toujours avec un principe : l’attention aux arguments adverses, la prise en compte « du contraire et du droit du contraire » (Victor Klemperer). La liberté de débattre (c’est le nom de la pétition initiée par Paul Thibaud) mérite tout notre effort. Diverses prises de position publiques ont eu tendance à la présenter comme un acquis civilisationnel stable, caractéristique de « nos » valeurs : il ne faudrait pas méconnaître ce que cette liberté de débattre exige de vigilance et de combats renouvelés, de travail éducatif et d’exigences à l’égard de soi-même.

L’initiative est citoyenne et « philosophique », au sens de la philosophie au XVIIIe siècle. Comment en sommes-nous venus à organiser cette discussion ? En fait, il s’est bricolé une collaboration informelle où chacun a mis de ses forces. Patrick Garcia et Christian Delacroix, historiens et formateurs, m’ont aidée à identifier les courants d’idées, à analyser les différentes sensibilités et à composer la table ronde ; de même pour Julien Landfried, directeur de l’observatoire du communautarisme et animateur du site internet communautarisme.net, qui a mis en ligne toutes sortes de ressources sur les lois mémorielles, les débats parlementaires, les polémiques et les pétitions. Nous avons choisi des personnes qui, certes, ont pris des positions parfois tranchées, et opposées, mais sans avoir trop le souci d’avoir des « représentants » de tel ou tel courant ; plutôt des individualités ayant des points de vue bien articulés, pas forcément prévisibles : il n’y a pas en ces matières de prêt-à-penser qui vaille… la question de ces lois divise y compris au sein d’organisations par ailleurs relativement homogènes.

Nous sommes ici à l’invitation de l’association Pollens, club politique des élèves de l’ENS, qui n’est pas un club d’engagement politique pour tel ou tel parti, mais, exactement comme je le définissais plus haut, un groupe soucieux d’information, d’analyse, de réflexion : de débat pluraliste entendu non comme un pugilat mais comme un échange argumenté où l’on approfondit la compréhension de problèmes complexes, de façon à se donner une chance de les résoudre de façon constructive. C’est grâce à leur implication, à toutes les étapes, que nous pouvons avoir ce texte, relu et complété par chacun des intervenants : merci tout particulièrement à Yasmine Bouagga, Yoann Dabrowski, Charles Bosvieux, Claire Scotton.

Enfin, il faut citer, parce qu’il est une source d’énergie et d’inspiration, un séminaire passionnant sur les questions de mémoire dans une perspective de comparaison internationale, commun à l’EHESS, Sciences-Po et l’université Laval de Québec, qu’animent Philippe Joutard, Marie-Claire Lavabre et Bogumil Jewsiewicki. Bogumil Jewsiewicki est de passage cinq à six fois dans l’année à Paris à l’occasion de ce séminaire, nous avons choisi cette date pour pouvoir bénéficier de sa participation, et nous comptons sur lui pour donner un peu de vision décentrée, en déplaçant le centre de gravité de nos passions franco-françaises.

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Les participants


  • Bruno Belhoste

    Professeur d’histoire contemporaine à Nanterre

    Spécialité: histoire des sciences et de l’éducation, XVIIIe, XIXe siècle

  • Patrick Garcia

    Historien, IUFM de Versailles, détaché à l’IHTP

    Spécialité : Commémorations de la Révolution française
    Usages politiques et sociaux de l’histoire

  • Bogumil Jewsiewicki

    Historien de l’Afrique Centrale, passé colonial belgo-congolais.

    Titulaire de la Chaire de recherche du Canada
    en histoire comparée de la Mémoire CELAT, centre interuniversitaire
    Département d’Histoire, Faculté des lettres
    Université Laval, Québec

  • Gilles Manceron

    Vice président de la Ligue des droits de l’homme.

    Historien. Spécialité : passé colonial de la République.

  • Pap Ndiaye

    Historien, maître de conferences. EHESS, centre d’etudes nord-americaines.

    Spécialité : histoire des États-Unis, l’esclavage aux USA.

  • Philippe Raynaud

    Professeur de sciences politiques, Paris II.

    Spécialité : philosophie du droit.

  • Paul Thibaud

    Philosophe, ancien directeur de la revue Esprit.

  • Sophie Ernst

    Institut National de Recherche Pédagogique,
    groupe Mémoire, histoire, identités

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Liens vers quelques sites : références, positions, pétitions, ressources

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Transcription des débats1

Comment les controverses ont commencé

Sophie Ernst

Nous allons essayer de clarifier à la fois les différentes positions, complémentaires ou adverses, en suivant un fil chronologique souple. Une option commode consiste à partir de la loi du 23 février 2005. Elle avait d’abord peu attiré l’attention et avait été votée presque sans opposition. Puis une pétition a alerté l’opinion sur l’article 4 de cette loi.

Dans un deuxième temps le débat s’élargit et l’on se met à comparer les lois de mémoire entre elles, en s’inquiétant de certains problèmes de fond, comme des tentatives d’instrumentalisation de l’histoire et de l’enseignement par des groupes de mémoire. Les historiens de métier en particulier s’organisent. En juin 2005 se crée un comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), à l’initiative notamment de Gérard Noiriel. Une étape importante est franchie, qui déplace les enjeux, et oblige à opérer un retour en amont, avec une pétition de 19 historiens de grande renommée et insoupçonnables de racisme ou d’antisémitisme, l’appel « liberté pour l’histoire » : elle met en cause l’ensemble des lois qui, depuis la loi Gayssot, ont tenté de donner des directives sur le rapport de notre société au passé.

Gilles Manceron va revenir sur le point de départ, la loi du 25 février 2005, et sa contestation, Paul Thibaud, qui est l’initiateur d’une autre pétition, « Liberté de débattre », nous expliquera ensuite ses positions.

Gilles Manceron

Quelques mots, d’abord, sur l’origine et la genèse de cette loi du 23 février 2005, qui commencent à être un peu mieux connues (par exemple, Le Monde du 21 janvier vient de proposer à leur sujet un dossier assez bien documenté).

La phrase de l’article 4 qui a fait réagir les historiens et les enseignants, selon lequel : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outremer, notamment en Afrique du Nord », a une origine précise. Il faut revenir à l’élection présidentielle de 2002, que chacun a en mémoire : Le Pen au second tour ; et aux engagements pris à ce moment-là par la future majorité présidentielle qui ont conduit à ce que, immédiatement après le second tour et les législatives qui ont suivi, un certain nombre de discours du chef de l’État et du Premier ministre ont indiqué que le gouvernement allait endosser la demande mémorielle émanant de certains groupes nostalgiques parlant au nom des rapatriés. Un Haut conseil aux rapatriés a été créé, qui a rassemblé une nébuleuse de petites associations appartenant à des milieux pieds-noirs extrémistes porteurs de cette revendication mémorielle : la demande d’une affirmation du caractère positif de la colonisation. C’est dans ce contexte qu’a commencé à émerger chez divers élus de la majorité parlementaire la demande que la République affirme le caractère positif de ce qu’elle a fait outre-mer. En mars 2003 une proposition de loi sur « l’oeuvre positive des Français en Algérie  », d’initiative parlementaire, est présentée par une cinquantaine de députés, dont Philippe Douste-Blazy ; elle comportait un article unique sur la « reconnaissance de l’oeuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française  ». Il n’y a pas eu suite à cette proposition. C’est lors de la discussion d’un projet de loi émanant du gouvernement relatif à l’indemnisation des rapatriés européens et des harkis que le problème s’est trouvé reposé, via un amendement, une appréciation historique sur la « présence française outre-mer  » dans ce qui est devenu la « loi du 13 février 2005 » portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ».

L’émergence de cette loi doit donc être resituée dans une offensive idéologique pour réévaluer le passé colonial en réagissant à une certaine évolution de l’historiographie et de l’enseignement. Il faut se souvenir aussi des débats qui sont réapparus à partir de l’été 2000 sur la torture en Algérie, avec en particulier la parution du livre du général Aussaresses, du « livre blanc de l’armée française » qui, déjà, en 2002, condamnait la façon dont la colonisation était enseignée dans les manuels et à l’école, et insistait sur la valorisation de la présence française.

Pour préparer une loi, un rapport a été commandé par M. Raffarin au député du Lot et Garonne Michel Dieffenbacher qui a organisé diverses auditions dont la liste a été retirée du rapport publié à la Documentation française. Il a fallu demander au Premier ministre la liste de ces auditions, qui, une fois obtenue, montre que sur 100 personnes consultées, 99 sont des représentants d’associations de ce lobby nostalgique ; il n’y a qu’un seul « historien », le général Maurice Faivre, qui avait participé au « livre blanc » qui mettait en cause les manuels scolaires et attaquait le général de Gaulle pour avoir abandonné l’Algérie… C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre cette loi, qui est le fruit d’un intense travail de lobbying.

Une réaction est venue, non des milieux politiques mais des historiens. Un premier texte est paru dans Le Monde le 25 mars 2005, suivi d’une pétition, signée entre autres, par Claude Liauzu, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, qui ont attiré l’attention sur l’article 4 et ce qu’il prescrit (c’est bien plus tard que 19 historiens ont tenté de généraliser le débat à l’ensemble des lois avec l’appel paru dans le quotidien Libération le 13 décembre 2005). Ce mouvement condamnait l’article 4, mais déjà certains historiens refusaient de le rejoindre en faisant la comparaison entre la loi du 23 février et la loi Taubira et en tirant argument pour ne pas signer la pétition contre l’article 4. Il y avait donc en germe l’interrogation sur l’ensemble des lois mémorielles, et non seulement sur la loi de février 2005.

Cette loi est donc le fruit d’un lobbying actif dans un contexte dans lequel la République ne sait pas trop quoi penser de son passé colonial, n’a pas dit grand chose sur son passé colonial, ce qui explique que l’Assemblée nationale se soit montrée, au mieux, assez indifférente et passive lors de la discussion de cette loi. Certains députés ont été des relais très actifs ; quand le Parti socialiste dit «  Nous n’avons pas été attentifs  », il semble oublier que les députés socialistes qui étaient présents lors des débats étaient au contraire très actifs et ont agi pour que la loi passe (à l’image du président de région Georges Frêche qui lui était favorable). Il y a eu une connivence d’une certaine partie de la classe politique, surtout du côté de la droite, et une indifférence de la part des autres parlementaires.

Les articles de la loi du 23 février 2005 qui posent problème sont l’article 4 mais aussi l’article 3, lui aussi relatif à l’histoire, qui prévoit la création d’une fondation de l’histoire de la guerre d’Algérie dont les modalités sont problématiques. Les collègues du CNRS et de l’IHTP y ont réagi vivement, car, au moment où les chercheurs manquent de moyens pour travailler correctement, on peut redouter qu’une fondation où le lobbying d’un certain nombre d’associations nostalgiques de rapatriés aurait un poids décisif draine les financements publics au détriment d’une recherche indépendante des pouvoirs et des lobbies. C’est le seul article qui n’a pas reçu encore de décret d’application.

Pose aussi problème l’article 13 créant une indemnisation d’anciens de l’OAS, mais ce n’est pas le sujet de ce débat.

Sophie Ernst

Ce n’est pas le problème de la mémoire, mais cela fait partie de la difficulté du débat autour de cette loi, parce qu’elle est très composite et mêle des objectifs différents, ce qui ne fait qu’accroître la confusion. Des amalgames sont créés entre indemnisations extrêmement légitimes et indemnisations scandaleuses, révision de l’histoire se passant des historiens, prescriptions à la recherche et à l’enseignement…

Passons maintenant à cette autre pétition, celle qui met en cause l’ensemble des lois de mémoire. Il y a donc eu un appel de 19 historiens, puis une autre pétition dans le même sens, dont va nous parler Paul Thibaud.

Paul Thibaud

Je suis l’initiateur de la pétition intitulée « La liberté de débattre ». Ce n’est pas spécifiquement un texte d’historiens mais un texte de citoyens. La cause des citoyens n’est pas celle des historiens, mais elle lui est liée. On a voulu les dissocier en soulignant que la première des lois en cause, la loi Gayssot, n’encadrait nullement la recherche historique mais seulement l’expression publique d’opinions contraires à certaines décisions de justice. C’est vrai dans ce cas précis, mais ce ne l’est pas en ce qui concerne la loi Taubira qui dans son article 2 prend position sur la manière de faire l’histoire des événements qu’elle vise, recommandant de prendre en compte « les sources orales » dans les anciens pays d’esclavage. Même la loi Gayssot ne laisse pas la recherche complètement libre, s’il est vrai que la science ne peut se faire porte close, que ses résultats sont destinés à être communiqués à tous ceux qui s’y intéressent, « publicité » qui est pour la science affaire d’hygiène et pour les citoyens un droit.

Second axe de notre démarche, les quatre lois visées, bien que différentes évidemment, forment une séquence, elles s’enchaînent. Cela est flagrant pour les deux dernières (« Taubira » et l’art 4 de la loi du février 2005). La dernière copie des formulations de l’art. 2 de la précédente. On a voulu marquer une différence en disant que « Taubira » se contente de réclamer que les programmes et la recherche accordent à la traite et à l’esclavage « la place qu’ils méritent », alors que « Vanneste » qualifie de manière partiellement favorable la colonisation. C’est oublier que la loi Taubira est une loi de stigmatisation et que si elle réclame que l’on parle davantage de certains c’est évidemment (et légitimement) pour qu’on n’en dise que du mal, puisque, dans l’art. 1, ils ont été qualifiés de « crimes contre l’humanité ». En fait la loi Taubira est plus clairement et unilatéralement que l’amendement Vanneste, une loi qualifiant des événements.

Plus généralement, débordant le droit, une logique d’ensemble réunit ces lois : qualifier certains événements à la demande de groupes intéressés, puis en recommander l’enseignement et sanctionner ceux qui contestent les qualifications légales. Il est révélateur que certains Arméniens réclament qu’on adjoigne (sur le modèle Gayssot) un volet pénal à la loi purement « déclarative » qu’ils ont obtenue. (Il y a d’ailleurs une certaine logique à cela : une loi ne doit-elle pas être appliquée ?) De même, s’appuyant sur l’affirmation d’une spécificité de « l’esclavage occidental » selon « Taubira », ceux qui assignent en justice Pétré-Grenouilleau cherchent à obtenir au civil des réparations qui, aux yeux de l’opinion, seraient évidemment l’équivalent d’une condamnation pénale.

Troisième point : nous sommes inquiets des effets de la concurrence mémorielle qui tend à déchirer le corps politique et à dresser des groupes de victimes de l’histoire les uns contre les autres. La manière de légiférer à quoi nous en avons isole certains événements, coupe la voie de la compréhension, fait oublier les enchaînements historiques complexes (ceux par exemple que Pétré-Grenouilleau démonte remarquablement dans son livre sur Les traites négrières). Elle tend aussi à dresser les communautés de commémoration les unes contres les autres jusqu’à provoquer ce qu’on voulait absolument empêcher. La loi Gayssot a proscrit cet antisémitisme larvé qu’était le négationnisme faurissonien, mais, à travers la concurrence des victimes qu’elle a attisée, elle est pour beaucoup dans le succès de Dieudonné, c’est-à-dire dans la diffusion d’une variété d’antisémitisme plus dangereux que celui qu’elle a contenu. La guerre des mémoires est un danger actuel en France. Le législateur a, pour le moins, le devoir de ne pas la favoriser en l’accompagnant.

Enfin, il y a dans cette propension à légiférer sur le passé, une perversion du rôle du politique, lequel, comme disait fortement Max Weber, a pour devoir essentiel la préparation de l’avenir. Cette préparation suppose qu’on s’appuie sur une connaissance du passé, sur une réflexion à son propos, sur la proposition même d’un récit qui donnant sens à ce passé, y trouve une inspiration pour continuer. C’est ce qu’ont toujours fait les vrais politiques, un Churchill, ou un de Gaulle. Mais cela n’a rien à voir, au contraire, avec le projet de fixer l’image du passé, de légaliser celui-ci. C’est d’un passé non embaumé (que ce soit dans la gloire ou dans la honte) mais d’un passé libre, vivant, d’un passé comme question que la politique a besoin. C’est pourquoi la tentative de le fixer est l’envers d’une inquiétante crise du politique, elle est la contrepartie de son impuissance devant l’avenir, de sa stérilité.

Sophie Ernst

Plusieurs problèmes viennent d’être ouverts, à présent que nous en venons à l’ensemble des lois mémorielles. Il y a tout un ensemble de prises de positions qui nous parlent d’un très vieux problème des sociétés humaines, la lutte entre pouvoir temporel et vérité : qui a l’autorité, la légitimité pour énoncer une vérité… Comment situer les prérogatives des historiens par rapport aux politiques ? et les prérogatives des historiens par rapport aux non-historiens ? Que faire quand on n’est pas historien et qu’on a une opinion sur la question ? y a-t-il plusieurs ordres de légitimité, lesquels et selon quelles limites d’attribution ?

Deuxième problème, la comparaison des lois de mémoire entre elles : ces lois présentent-elles toutes le même dispositif ? Il faudra entrer dans des analyses très précises, sur le détail de ces lois, et vous avez tous écrit des textes pour montrer soit que ces lois sont similaires, soit qu’elles sont nettement différentes.

Troisième question, qu’est ce qu’on attend des lois ? Il semble que nous nous attachions à énoncer des lois de principe, indifférents à ce qu’elle peut produire d’effets réels, d’effets dits pervers : une loi n’a-t-elle pas d’abord un objectif pragmatique ?

Je demanderai d’abord à Patrick Garcia comment s’est structurée une certaine forme de réaction des historiens, avec différents groupes qui ne se confondent pas, qui n’ont pas la même analyse des choses. En quoi les historiens ont-ils à avoir une défense de corps ? Serait-il possible de présenter la position, par exemple, du comité de vigilance qui a répondu à l’appel de Gérard Noiriel ?

Patrick Garcia

Je ne crois pas que la création de quelque chose qui ressemblerait à un « ordre des historiens » soit envisageable — ni même souhaitable — pas plus qu’il ne me semble que l’on puisse songer à répéter l’opération de clôture qui a accompagné la professionnalisation des historiens à la fin du XIXe siècle. L’affirmation d’un « nous » académique assuré de son fait n’est plus guère tenable dès lors que les historiens ont clairement conscience de parler d’un lieu social et d’un temps déterminés, de participer d’une science interprétative.

Au reste, il semble clair que les historiens ne peuvent prétendre avoir le monopole de l’histoire. Les producteurs de mémoire comme les producteurs d’histoire sont nombreux et divers. Les revendications de la part de groupes qui se réclament d’une mémoire particulière ne sont pas illégitimes — je ne dis pas « justes ». Il est d’ailleurs souvent arrivé que de véritables travaux historiques se développent grâce à l’action de groupes de militants de la mémoire. Je songe, par exemple, à l’étude du 17 octobre 1961. C’est aussi le cas, d’une certaine manière, pour celle de la dimension antisémite de Vichy et sa prise en compte effective.

Bref, comme le reste de la société les historiens sont « dedans » et ne bénéficient d’aucun autre type d’extériorité que celle que leur dictent les exigences de leur métier c’est-à-dire les règles qu’ils s’imposent eux-mêmes. Il n’en résulte pas moins un relatif dénuement des historiens. Ce jeu à armes inégales entre ceux qui semblent pouvoir tout dire et ceux dont le discours est contraint par les exigences d’une déontologie et d’une discipline ne va pas sans poser problème — et en premier lieu aux historiens eux-mêmes.

De toute évidence, il y a un manque. Gérard Noiriel, parmi d’autres, a, depuis longtemps, souligné le déficit de lieux de débat respectant les critères de la méthodologie et de la déontologie historiennes, déficit dont il découle une trop faible régulation des débats historiques. C’est ce manque qui conduit régulièrement — on pourrait citer les débats autour de l’attitude à avoir vis-à-vis du négationnisme, ceux autour du livre de Karel Bartosek L’Aveu des archives ou encore ceux concernant la table ronde organisée par Libération avec les époux Aubrac et des historiens — à la signature collective de textes pour soutenir tel historien, telle thèse ou bien encore pour s’opposer aux falsifications de l’histoire. La mobilisation actuelle des historiens s’inscrit dans cet usage de l’espace public et médiatique. Au demeurant ceux-ci n’ayant pas été préalablement consultés, le recours à l’expression publique était la seule issue pour faire valoir une vision différente. Ce qui vaut pour la loi de février vaut, à plus forte raison, pour la mise en cause judiciaire d’un collègue, en l’occurrence Olivier Pétré-Grenouilleau… Au-delà de la signature ponctuelle de pétitions le fait que la parole historienne ne semble plus bénéficier d’aucune prérogative est souvent mal vécu par les historiens, quitte à idéaliser les décennies passées et à oublier les effets des jeux idéologiques d’alors. Ce sentiment d’une sorte de disqualification à laquelle participent les historiens eux-mêmes quand ils acceptent d’assimiler, dans le cadre des procès, l’histoire à un témoignage — comme y insiste Henry Rousso — a conduit au désir de se doter de structures plus pérennes. C’est dans ce contexte qu’il faut, me semble-t-il, replacer aussi bien la création du « Comité de vigilance de l’usage public de l’histoire » que celle de l’association « Liberté pour l’histoire » qui doit se constituer en rassemblant les signataires qui ont rejoint les 19 premiers signataires, même si évidemment il ne peut être question de les assimiler. Le comité de vigilance s’est fondé, quant à lui, sur un manifeste qui pose la question d’une action collective des historiens pour veiller à l’enseignement et aux usages publics, aux risques d’instrumentalisation. Il repose sur la volonté de constituer une communauté qui régirait ses propres débats, au lieu d’être tirée à hue et à dia par la médiatisation des questions historiques. La seconde association issue de la pétition suscitée par le lancement d’une procédure judiciaire contre Olivier Pétré-Grenouilleau et remettant en cause l’ensemble des quatre lois qualifiées de « mémorielles » (loi Gayssot, loi sur le génocide des Arméniens, loi Taubira, loi du 23 février 2005) entend se mobiliser dès lors qu’un historien sera mis en cause.

Pap Ndiaye

Si les historiens se sont mobilisés, c’est aussi en raison de l’affaire Pétré-Grenouilleau. Cette affaire est une affaire judiciaire : elle a été lancée par une association qui a poursuivi Olivier Pétré-Grenouilleau suite à un entretien de ce dernier au Journal du dimanche. Cette accusation est motivée par le fait que le livre de Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières. Essai d’histoire globale, paru en septembre 2004) aurait nié le crime contre l’humanité et relativisé la traite outre-atlantique pour la dissoudre dans un ensemble indifférencié.

Cette accusation d’un historien a beaucoup joué dans la genèse de l’appel des 19. Les historiens de l’appel des 19 se sont mobilisés en amalgamant toutes les lois que l’on qualifie de mémorielles. Mais la plupart de ces historiens ne s’étaient pas tellement fait entendre après la loi de février, ils ne s’étaient pas manifestés de façon sensible auparavant ; la mobilisation des historiens est donc tardive. On peut donc penser que le déclenchement n’a pas été tant la loi de février et que cet épisode a accéléré des formes de mobilisation chez des historiens qui jusque-là ne s’étaient pas manifestés, ceux-ci s’étant aussi mobilisés pour défendre un collègue.

Sophie Ernst

L’affaire Pétré-Grenouilleau a fait prendre conscience aux historiens de la très grande virulence de certaines associations, et de leur capacité à se faire prendre au sérieux. Là, il y a eu quelque chose de très étonnant : Olivier Pétré-Grenouilleau n’était pas quelqu’un qui cherchait la bagarre ; il voulait faire oeuvre d’historien. L’affaire commence comme un canular… Un historien très sérieux qui travaille sur l’esclavage et qui se fait attaquer au nom d’une loi de condamnation de l’esclavage que l’on pensait consensuelle et sympatique !

L’action en justice a été enclenchée au nom de la loi de 2001. Dans l’entretien du Journal du dimanche, Olivier Pétré-Grenouilleau s’interroge sur cette qualification de crime contre l’humanité pour la traite négrière. N’a-t-on pas le droit de réfléchir et de s’interroger sur la catégorisation, la qualification d’un crime, dont on reconnaît tout à fait l’horreur…

Pap Ndiaye

Cette plainte en justice a été prise au sérieux. Pour en finir avec cette question de l’entretien du Journal du dimanche, on peut dire que l’esclavage est bien un crime contre l’humanité. Le fait que l’esclavage soit un crime contre l’humanité, c’est quelque chose qui est présent dans la pensée des Lumières. Mais ce qui était en discussion, c’est la notion de génocide : l’esclavage ne constitue pas un génocide, au sens où cette notion a été définie juridiquement, politiquement et historiquement.

L’association la plus virulente dans cette affaire est l’association DOM. On peut aussi mentionner « l’humoriste » Dieudonné. Cependant, il ne s’agit pas d’exagérer l’influence et l’importance de ces gens-là. Il s’agit à la fois de considérer sérieusement leur existence mais pas de s’en exagérer l’importance.

Sophie Ernst

Il est probable qu’Olivier Pétré-Grenouilleau ne risque rien devant un tribunal. En revanche, en termes de harcèlement moral et d’intimidation, cela est malheureusement très efficace. Il y a une dimension juridique mais aussi une dimension de harcèlement et d’intimidation qui équivaut pratiquement à une censure, lorsque les plaintes sont associées à des menaces physiques et des campagnes extrêmement agressives.

On aurait tort de croire que le débat se situe entre historiens et politiques. Il est important de se rendre compte du contexte idéologique, de l’air du temps si l’on préfère, dans lequel ces événements prennent sens. Tous ces problèmes de mémoire se situent dans une société en mutation dont nous ne maîtrisons pas complètement les dynamiques et les formes d’action (qui passent par les nouvelles technologies, les blogs, le réseau internet). Sur certains autres problèmes il y a un climat d’intimidation consternant : des dispositifs conçus pour empêcher de nuire quelques individus extrêmes et pour promouvoir des idées justes finissent par se retourner contre des personnalités libres et insoupçonnables. Au nom de la lutte contre l’antisémitisme, on a condamné des gens comme Edgar Morin ou Danièle Sallenave, on a fait une campagne d’accusations indignes contre un Jean-François Forges ou contre la directrice du Musée d’Yzieu. Certes, la condamnation de Morin, ce n’est même pas la loi Gayssot, c’est la loi de 1972. Mais cela participe d’un certain climat. Les lois sont à mettre en relation avec un usage de la mémoire qui est en question, et une certaine forme de tyrannie exercée par des groupes extrêmement offensifs. Des petites minorités finissent par avoir un pouvoir de nuisance disproportionné.

Paul Thibaud

Les lois historiennes tendent explicitement ou non (c’est explicite – art. 5 – dans la loi Taubira) la perche aux associations mémorielles en les incitant à agir pour faire respecter les qualifications dont elles ont obtenu la légalisation. Elles leur donnent la possibilité et l’occasion pour cela d’agir en justice, avec un activisme dont on voit les débordements. On a pu dire (comme la juriste Anne-Marie Le Pourhiet dans Le Monde) que la mise en oeuvre de ces lois particularistes échappait au ministère public et devenait l’affaire de lobbies moraux spécialisés.

Bruno Belhoste

Je ne suis pas un historien spécialiste des questions de mémoire, mais la pétition des 19 historiens sur la liberté de l’histoire m’a paru, dès sa première lecture, très mal rédigée et argumentée. Aussitôt après avoir pris connaissance de cette pétition, il se trouve que j’ai découvert dans le même journal un article très violent de Pierre Nora sur l’affaire Pétré-Grenouilleau, l’esclavage et Napoléon. L’historien académicien terminait son texte en proposant de mettre aux Invalides, à la place du tombeau de Napoléon, celui de « l’esclave inconnu ». Pierre Nora se croyait drôle, mais je dois dire qu’il ne m’a pas fait rire du tout. J’ai même trouvé sa plaisanterie sinistre. Je suis alors revenu à la pétition dont il était l’un des signataires et sans doute l’un des inspirateurs. C’est en cherchant à mieux saisir ses raisons que je suis arrivé, en tant qu’historien, à la conclusion que cette pétition était viciée à la base.

Mais avant d’expliquer pourquoi, je voudrais faire une remarque préalable. Je considère comme tout à fait légitime de critiquer le contenu des différentes lois dont cette pétition, comme celle sur la liberté de débattre, demande l’abrogation. On a droit de le faire. Il y a certainement quelque chose de gênant dans chacune d’entre elles. La loi Gayssot impose une limitation incontestable à la liberté d’expression. Les lois sur le génocide des Arméniens et sur la traite des esclaves qualifient des faits historiques anciens et très spécifiques, ce qui est très inhabituel en matière de droit. Il y a là place au débat.

Mais il y a tout autre chose dans les deux pétitions sur la liberté de l’histoire et sur la liberté des débats. Les deux textes placent en effet les quatre lois, Gayssot, Taubira, sur la reconnaissance du génocide arménien et sur la colonisation et son « rôle positif » sur le même plan en demandant leur abrogation. D’où la question : Qu’y a-t-il de commun entre ces quatre lois ?

Incontestablement ce sont toutes des lois mémorielles et qui se rapportent à des faits historiques précis. Mais je note d’abord qu’on pourrait en trouver d’autres. Il existe en effet dans notre législation de nombreuses lois à caractère commémoratif, à commencer par la loi du 6 juillet 1880 dont l’article unique déclare : « La République adopte le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. » C’est une référence à deux événements précis qu’il s’agit de commémorer : la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, et la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. La loi du 24 octobre 1922 fait du 11 novembre une fête légale célébrant le « jour de la Victoire ». La loi du 14 avril 1954 fait du premier dimanche d’avril une « Journée nationale du Souvenir des victimes et héros de la déportation ». On lit dans son art. 2 que « des cérémonies officielles évoqueront le souvenir des souffrances et des tortures subies par les déportés dans les camps de concentration et rendront hommage au courage et à l’héroïsme de ceux et de celles qui en furent les victimes ».

Les pétitions, Dieu merci, ne réclament pas l’abrogation de ces lois anciennes. Celles qui sont dans le collimateur sont des lois récentes (1990 pour la loi Gayssot, 2001 pour le génocide arménien et Taubira, 2005 pour la colonisation). Ce qui distinguerait ces lois des précédentes, si je comprends bien, c’est qu’elles seraient attentatoires aux libertés. Comme le dit la pétition sur la liberté de débattre, elles auraient pour objets, soit de limiter la liberté d’expression, soit de qualifier des événements historiques.

La loi Gayssot pose incontestablement une limite à la liberté d’expression, mais elle n’est pas la seule loi à le faire. Elle ne fait que préciser la loi de 1881 sur la presse, qui pose elle-même des bornes strictes à la liberté d’expression (en matière d’injures et de diffamations). On ne peut dire en tout cas qu’elle qualifie un événement historique (c’est le Tribunal international de Nuremberg qui a qualifié de génocide et de crime contre l’humanité l’extermination des Juifs par les nazis).

En revanche, les lois de 2001 reconnaissant la réalité du génocide arménien et le caractère de crime contre l’humanité de la traite et l’esclavage qualifient sans aucun doute juridiquement des événements historiques, mais sans poser, en elles-mêmes, de limites à la liberté d’expression. D’ailleurs, comme le note Henri Rousso, on aurait pu proposer, à ce compte, de mettre aussi au pilon la loi récente, du 18 octobre 1999, qui requalifie officiellement les « opérations effectuées en Afrique du Nord » en «guerre d’Algérie » et « combats en Tunisie et au Maroc ». Concernant la loi Taubira, la qualification de la traite et de l’esclavage de crimes contre l’humanité est bien antérieure, puisqu’on la trouve dès 1946. Seule la reconnaissance de la réalité du génocide arménien est une innovation véritable dans notre arsenal législatif.

J’en viens enfin à la loi de 2005 sur la colonisation, qui a mis le feu aux poudres. Celle-ci donne une qualification de ce qu’elle appelle « la présence de la France outre-mer », mais ce n’est pas une qualification juridique. Elle parle seulement d’une « oeuvre » et, dans son article 4, de son « rôle positif ».

Je tire une conclusion de cette première analyse : sélectionner ces quatre lois et les réunir dans un même ensemble, cela n’a rien d’évident. Ces lois appartiennent à un ensemble plus large de lois mémorielles, et elles sont elles-mêmes très différentes les unes des autres. On est donc en présence d’une reconstruction juridique et historiographique tout à fait arbitraire. C’est aussi, je pense, une opération idéologique et politique, dont on trouve, en réalité, l’origine dans la rédaction même de l’article 4 de la loi de 2005 sur la colonisation.

L’article 4 de la loi de 2005, on l’a dit dans ce débat, est calqué sur l’article 2 de la loi Taubira. J’imagine, peut-être à tort, l’intention des initiateurs de l’article : la loi Taubira impose de souligner un aspect négatif de la colonisation : la traite et l’esclavage ; eh bien, la loi de 2005 rétablira l’équilibre en soulignant les aspects positifs. Le fait est qu’en renvoyant dos-à-dos les deux lois, les pétitionnaires semblent vouloir confirmer ce parallèle. Or il s’agit bien de tout autre chose.

La loi Taubira demande que l’on donne à l’étude et à l’enseignement de l’histoire de la traite et de l’esclavage, qui sont, je le rappelle, aux yeux de la loi internationale (voir par exemple le statut de la cour pénale internationale) des crimes contre l’humanité, « la place conséquente qu’elle mérite ». Si on peut regretter la rédaction assez maladroite et trop restrictive de l’article de la loi définissant la traite et l’esclavage (limitation à la traite atlantique), je ne vois pas comment, en toute bonne foi, on peut contester sérieusement qu’il y a sur cette grave question un manque à combler en termes de recherches et une nécessité en termes d’éducation historique et civique.

L’objet de la loi sur la colonisation est très différent. Si les événements concernés ont peut-être un caractère criminel, ce n’est certainement pas cet aspect que le législateur entend aborder ! Il s’agit d’événements historiques comme tant d’autres, d’une « oeuvre » plus exactement, dont il s’agit d’enseigner aux enfants non « la place conséquente » mais « le rôle positif », ce qui, on l’admettra, n’est pas du tout la même chose. Je n’arrive vraiment pas à comprendre que des personnes de bonne foi aient pu placer sur le même plan ces deux lois et les deux articles cités après les avoir lus.

C’est donc un véritable amalgame auquel procède la pétition des 19 historiens. Cet amalgame a été réalisé sous le prétexte que toutes ces lois portaient atteinte aux libertés. Mais là aussi, on met ensemble des dispositions qui n’ont rien à voir.

La loi Gayssot qui interdit la diffusion des idées négationnistes porte sur la liberté de la presse. En discuter est un débat en lui-même. Les articles 2 de la loi Taubira et 4 de la loi sur la colonisation prescrivent que l’on accorde une place dans la recherche et dans l’enseignement à l’étude de certains évènements historiques. On a vu ce qui distingue fondamentalement ces deux articles. Mais on notera que cela n’a rien à voir avec la loi Gayssot. Enfin la qualification juridique de deux événements historiques, le massacre des Arméniens comme génocide et la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, peut impliquer des conséquences en matière de liberté d’expression, mais indirectement, par l’intermédiaire de la loi sur la presse, et selon l’appréciation des juges.

Je voudrais terminer mon intervention, sur la question de la liberté de recherche des historiens. Ce qui a mis le feu aux poudres, semble-t-il, c’est une affaire bien précise : le procès intenté à l’historien Pétré-Grenouilleau, auteur du livre Les Traites négrières, suite à une plainte déposée par le collectif DOM pour un interview qu’il a donné dans le Journal du Dimanche. Je considère pour ma part, jusqu’à plus ample information, que cette assignation devant la justice est sans aucun fondement sérieux, en particulier en regard de la loi Taubira. Quoi qu’il en soit, je dis qu’avant de crier au loup il faut attendre que la justice se soit prononcée. Hormis cette affaire non close, la vérité est que les seuls « historiens » condamnés en application des lois dont on demande l’abrogation, et je mets des guillemets à « historiens », sont des négationnistes, condamnés en vertu de la loi Gayssot. Je suis abasourdi, je l’avoue, en voyant certains de nos plus éminents historiens crier à l’atteinte aux libertés académiques à cause de ces condamnations.

Les historiens qui réclament à cor et à cri l’abolition des quatre lois sur le négationnisme, sur la reconnaissance du génocide arménien, sur la traite et l’esclavage et sur la colonisation, me paraissent donc avoir fait preuve de beaucoup de légèreté. Ils ont pratiqué l’amalgame de lois très différentes dans leur nature et leur portée ; ils ont pratiqué aussi, plus fondamentalement, l’amalgame entre l’Histoire, comme entreprise scientifique, et la Mémoire, comme pratique culturelle et politique, alors même qu’ils prétendaient dénoncer un tel amalgame. Car les lois dont on parle n’ont pas comme ambition de dire l’histoire contrairement à ce qu’on prétend, mais de contribuer à la construction d’une mémoire, ce qui est tout différent. J’espère que l’on abordera cette question dans la suite de ce débat.

Philippe Raynaud

Je ne suis d’accord avec rien de ce qu’a dit Bruno Belhoste, le débat va donc peut-être s’animer…

Il faut en passer par quelques définitions.

Qu’est-ce qui fait qu’il peut y avoir un problème avec des lois ? C’est la manière dont elles vont être interprétées à travers la jurisprudence qui va être construite à partir d’elles.

On peut certes, faire des lois sans se préoccuper de la suite, et décider d’attendre la jurisprudence pour voir ce qui va se passer. Il me semble plus approprié de se demander quelles peuvent en être les conséquences, compte tenu de ce qu’on sait du fonctionnement actuel de lois similaires, avec le pouvoir donné aux associations de se porter parties civiles. Aujourd’hui, par exemple, une loi en elle-même très sensée contre l’antisémitisme se traduit par une jurisprudence qui fait d’Edgar Morin un antisémite tout en épargnant Dieudonné.

Que peut-il se passer dans la configuration dont nous discutons ? Pas forcément le pire, peut-être rien mais peut-être aussi des choses un peu fâcheuses.

À mon avis la plus inoffensive de toutes ces lois est celle qui fait le plus parler d’elle, celle du 23 février, l’article 4 concernant l’enseignement de l’histoire coloniale, parce qu’il n’a aucun risque d’être appliqué par les professeurs d’histoire, le système étant intégralement géré sur la base d’un accord très large entre inspection et enseignants. La seule chose qui peut arriver, et c’est un risque réel, c’est que des parents d’élèves se constituent en parties civiles et traînent devant les tribunaux des professeurs qui n’avaient pas besoin de cela : la loi en question contribuerait ainsi à la persécution des enseignants qui ont déjà pas mal de soucis à se faire. Un mot maintenant sur l’affaire Pétré-Grenouilleau, dont on peut trouver les propos assez inoffensifs. Or, ce qu’on observe à travers ces tentatives de le faire condamner, c’est la dynamique qui naît lorsqu’on crée un délit de contestation de crime contre l’humanité. Certains suggèrent du reste qu’il faudrait de ce point de vue traîner devant les tribunaux les députés qui ont voté la loi du 23 février 2005, puisque leurs propos « révisionnistes » sur la colonisation incluent (à leur insu) l’esclavage et qu’ils sont donc en infraction contre « la loi » en exerçant leur activité de législateur. C’est proprement délirant, et de la même façon qu’il ne faut pas ouvrir des voies pour persécuter les professeurs, il ne faut pas non plus ouvrir des voies pour encombrer les tribunaux.

Olivier Duhamel a proposé comme sortie de crise que le Parlement puisse adopter des résolutions, qui ne seraient pas des lois et dont la négation n’aurait donc pas de conséquences. On pourrait ainsi reprendre la loi de la Convention par laquelle « le peuple français reconnaît l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme » sans que cela n’entraîne aucune conséquence pour ceux qui ne sont pas d’accord. Ce serait une loi inoffensive. Mais cela ne suffirait pas, ne satisferait pas les associations qui veulent en découdre et qui sont mues par ce que Philippe Muray appelle « l’ envie du pénal ».

On a dit tout à l’heure qu’il y a des lois qui définissent des événements historiques, par exemple le 14 juillet (en fait la loi de 1881 se garde bien de dire quel événement on célèbre ce jour là : est-ce la fête de la Fédération ou la prise de la Bastille…). Si vous créez une loi de commémoration, cela fait qu’on pourra éventuellement mettre un certain nombre de moyens pour la célébration, mais cela ne pose pas de problème particulier. On peut créer une date de commémoration pour l’esclavage, ça ne crée aucun problème particulier. La journée du souvenir des déportés n’a jamais empêché quoi que ce soit, et du reste, cette journée ne pose aucun problème juridique même à Rivarol et à Minute… qui ne célèbrent pas la journée des déportés. A fortiori, les lois de commémoration sont des lois qui ne créent aucun danger pour les historiens. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas pour les lois dont nous discutons.

Quelques mots sur la notion de crime contre l’humanité. Au dix-huitième siècle, on dit certes que l’esclavage est un crime contre l’humanité, mais on emploie alors le mot d’humanité pour pas mal de choses. Un beau discours de Barrère à la Convention dit par exemple que la Révolution se battant pour l’humanité, et l’Angleterre se battant contre la Révolution, comme les adversaires de la Révolution sont tous des ennemis de l’humanité qui commettent ainsi, dit-il, « un crime contre l’humanité » qui doit recevoir un châtiment à sa mesure : il ne faudra pas faire de prisonniers, mais les tuer tous après la victoire. C’est une drôle de vision de l’humanité ! Il est donc préférable de partir du moment où la notion apparaît dans le Droit. C’est le tribunal de Nuremberg qui crée juridiquement la notion de crime contre l’humanité. Il s’agit de qualifier des faits monstrueux pour lesquels on n’a rien à disposition. On fait appel à un droit commun des nations et à un état de la civilisation qui fait qu’un certain nombre de choses sont intolérables — mais ce « certain nombre de choses » sont relatives à l’état de civilisation de 1945.

Un mot aussi sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Dans le droit d’Ancien Régime des pays de Droit romain, certains crimes étaient imprescriptibles : le sacrilège, la lèse-majesté, le duel, la fausse monnaie. L’idée de cet inventaire qu’on peut trouver bizarre c’est le sacrilège, ce qui porte atteinte à la majesté et au sacré. Ce qui nous en reste, c’est l’idée du sacré, transférée au crime contre l’humanité. Crime qui doit être sanctionné avec la plus grande énergie. Si les lois sur les crimes contre l’humanité ont un sens c’est pour préparer l’avenir : un certain nombre de choses seront considérés comme monstrueuses et dire qu’on ne pourra pas rétablir l’esclavage sans faire un crime contre l’humanité, c’est affirmer qu’on ne pourra plus faire ceci ou cela. Est-ce que ça oblige à aller voir deux siècles auparavant pour se demander si ceci ou cela est un crime contre l’humanité ? Je pense que non. Dans une résolution, oui, on dira ce qu’on voudra… mais dans une loi à portée normative, cela me met mal à l’aise. Je ne le crois pas. On n’en finira pas.

Et il y a des contradictions prévisibles. Si l’esclavage est un crime contre l’humanité, la traite négrière n’est qu’une sous-rubrique du phénomène de l’esclavage et les Grecs ont aussi pratiqué l’esclavage. Est-ce qu’on va expliquer que toutes les civilisations antiques sauf la Chine, sont basées sur un crime contre l’humanité ?

L’histoire de l’humanité devient dans ce cas l’histoire des crimes contre l’humanité. Si l’on croit au péché originel, c’est tout à fait concevable mais est-ce que cela doit être la vérité officielle dans un État laïc ? Si on dit en revanche qu’il n’y a que la traite négrière — et pas l’esclavage — qui est un crime contre l’humanité, est-ce que c’est si évident que ça ? on aura d’autres difficultés.

Un des motifs invoqués pour la conquête de l’Algérie, c’était de mettre fin à la traite qui avait lieu en Algérie. Est-ce qu’on va dire que la colonisation luttait contre un crime contre l’humanité, non évidemment, c’est absurde…

Il faut donc que le législateur soit sage et qu’il se contente de faire son métier, et, lorsqu’il fait de vraies lois normatives, il est souhaitable qu’il essaye de savoir ce que les tribunaux en tireront.

Mais est-ce qu’il a les moyens d’être sage ? Ce n’est pas si simple. Il y a un problème constitutionnel. Le Conseil constitutionnel souhaite que l’on fasse des lois normatives et interdit les lois simplement déclaratives. Mais on ne peut pas empêcher le législateur de déguiser des mauvaises lois en lois normatives. Une parade serait donc d’autoriser à faire des déclarations au lieu de les déguiser en lois normatives, peut-être faudrait-il pour cela une révision de la constitution, mais ce ne serait pas si grave.

Sophie Ernst

À propos du crime contre l’humanité : bien sûr il y a une définition juridique précise, les historiens ont aussi des références conceptuelles déterminées. Mais on ne peut pas empêcher que lorsque les mots se trouvent dans le monde commun, ils sont compris selon les usages de la langue naturelle. La langue dans son usage technique dit « on peut discuter si c’est ou non un crime contre l’humanité », pendant que l’on comprend quelque chose comme « on peut se demander si c’est vraiment un crime très grave, un crime inhumain… » et cela provoque une réaction indignée : « vous refusez de voir que ce crime est une barbarie inhumaine ! donc vous considérez que nos parents sont des sous-hommes ».

Ces questions de mémoire en souffrance, d’identification à des victimes du passé, sont des phénomènes majeurs qu’on ne peut plus éluder, ce sont des forces considérables qui s’imposent à nous et qui obéissent à des logiques tout autres, non réductibles à la technicité et à la rigueur des concepts historiques ou juridiques. Peut-être nous faut-il questionner Bogumil Jewsiewicki, qui travaille sur la comparaison de ces phénomènes de mémoires.

Bogumil Jewsiewicki

Je vais essayer de contextualiser un peu le débat. Vous parlez en même temps en tant que professionnels et en tant que citoyens. Double position difficile. Moi, je ne peux pas intervenir dans ce débat en tant que citoyen, mais seulement en tant qu’universitaire et en tant qu’observateur. Je ne peux parler qu’à partir d’une distance comparative.

N’étant pas citoyen je n’en subirai aucune conséquence, alors que si on intervient en tant que citoyen, c’est parce qu’on se soucie des conséquences de ces lois sur la société et on est solidaire de ce qui va arriver si les choses penchent dans un sens ou un autre.

J’ai l’impression que ce qu’il faut évoquer, cela va vous paraître paradoxal, c’est « le communisme, passion française », selon le titre du récent livre de Marc Lazar. Vous pensez que cela n’a rien à voir. Mais il y a cet élément commun, la conviction que puisqu’on ne sait pas de quoi le passé sera fait, en légiférant sur le passé on pourrait changer le présent.

François Hartog, dans son livre sur les régimes d’historicité, dit que la France est entrée dans le régime du présentisme ; les débats en cours font plutôt croire qu’elle est encore à cheval sur le régime d’historicité révolutionnaire et le présentisme. Croyant que le passé définit le présent, on légifère sur le passé afin de transformer le présent. Les conséquences de ces changements pourraient également peser sur l’avenir. C’est à mon sens une grande illusion.

Le deuxième point, il faut comprendre que le débat mémoriel se passe autrement ailleurs. De l’autre côté de l’Atlantique, l’actuel débat français apparaît comme quelque chose de curieux. À Montréal, Le Devoir, principal journal intellectuel, a publié un long article où le débat français est présenté avec étonnement, sans trop saisir de quoi il s’agit. Pourquoi ?

C’est que ce genre de débat sur l’utilité et la légitimité de légiférer sur le passé n’a de sens que si l’État peut légitimement légiférer dans quantité de domaines, dans lesquels sous d’autres cieux l’État ne peut pas légiférer. Juste un exemple de la portée de la tradition centraliste française.

Alors qu’il était président du Sénégal, avec l’autorité de sa fonction, Senghor, pur produit de la République française, est allé jusqu’à légiférer sur l’usage de la majuscule. C’est le prolongement de l’idée que la République peut régenter toutes sortes de domaines de la vie des citoyens. Aux États-Unis ou au Canada, il ne serait pas possible pour l’État central de légiférer sur l’enseignement, car l’enseignement n’est pas de la responsabilité fédérale, il est du ressort des provinces et des communautés. Quand l’État ne peut pas légiférer sur l’enseignement, comment pourrait-il légiférer sur le passé…

Vu de l’extérieur, l’ensemble des débats et des phénomènes connexes viendrait de cet espoir de la part de tout le monde, même de ceux qui se sentent (très justement dans la plupart des cas) mal aimés de la République, que la République pourrait résoudre les problèmes sociaux en légiférant, en produisant un réel virtuel.

La différence entre la tradition de la justice française et celle de la justice nord-américaine, c’est que la justice française statue sur la vérité de ce qui a eu lieu, alors que la justice américaine rétablit l’entente à l’intérieur de la communauté. Jusqu’à un certain degré, peu importe la vérité factuelle. Si maintenant on importe certains mécanismes américains sur un terrain français, évidemment il y a au moins un immense malentendu, voire des conflits extrêmement forts. Mais on ne peut pas négliger le fait que dès qu’on parle aujourd’hui des réparations des inégalités hérités du passé c’est le modèle américain qui est le plus répandu et diffusé par les médias, puisqu’il qu’il a permis d’obtenir certains succès. Sans parler de la proximité entre Antilles francophones et anglophones et de l’omniprésence des médias américains qui favorisent l’importation de l’expérience américaine, l’affirmative action y a favorisé l’émergence d’une classe moyenne noire. On se propose d’importer des éléments de ce modèle sans prendre conscience des principes profonds de son fonctionnement aux États-Unis.

Autre chose. Dans les débats actuels, on fait souvent la confusion entre histoire et mémoire : l’histoire est à prendre au singulier alors que la mémoire n’a de sens qu’au pluriel ; il n’y a que des mémoires et elles sont plurielles. La mémoire est par définition anachronique, elle carbure à l’anachronisme, ce qui est un crime pour l’historien. Il faut maintenir la distinction entre la mémoire et l’histoire puisque dans la confrontation entre la mémoire et l’histoire, dans la rencontre entre ces deux démarches par rapport au passé, très différentes dans leur fonctionnement, est produit un espace de débat, d’échanges. J’ai l’impression qu’en France on a très souvent tendance à traiter la mémoire comme si elle était une forme de l’histoire qui a échappé aux historiens, mais qui devrait fonctionner selon les mêmes règles épistémologiques que l’histoire. Ceux qui utilisent la mémoire pour légitimer leurs demandes d’égalité, de réparations la revendiquent à titre d’histoire, ils veulent qu’on la reconnaisse comme histoire, une l’histoire écrite du point de vue des vaincus.

Je pense que c’est un non-sens par rapport à la mémoire. La mémoire est tout autre chose que l’histoire, même si les deux sont aussi respectables et légitimes. J’anime un séminaire à l’EHESS et à l’IEP avec Philippe Joutard et Marie Claire Lavabre sur la mémoire comme objet des sciences sociales. La perspective comparée nous aide à prendre la mesure de la complémentarité, souvent conflictuelle, de l’histoire et de la mémoire comme formes d’actualisation du passé. Ce sont les choses importantes qu’il faudrait amener dans le débat actuel.

Un dernier point à signaler. L’émergence de l’internet comme lieu de circulation, des échanges d’informations, une plate-forme légitime de partage d’expériences, est arrivé plus tard en France, probablement à cause du poids de la tradition lettrée. Dans la crise actuelle, vous voyez soudainement émerger un espace de communication qui était jusque-là considéré comme marginal, sans beaucoup d’importance, un espace des jeunes. Voilà qu’il s’impose aujourd’hui, il s’affirme par la force des choses, par la masse des informations qui y circulent, souvent en zones cloisonnées chacun fréquentant les sites web qui lui conviennent. On n’y arrive difficilement à établir la communication entre ces différents espaces, mettre de la cohérence entre les éléments qui sont tirés de la tradition américaine, puisqu’elles s’imposent par la globalisation, et les mécanismes et éléments de la tradition française. Il y a une grande tentation de vouloir importer un modèle qui a fonctionné ailleurs sans s’interroger sur le contexte.

Le débat sur la colonisation arrive en France vraiment trop tard, avec quarante ans de retard et après un très long oubli. Du coup il éclate avec une violence accrue.

Sophie Ernst

Ce serait ça, un peu, l’exceptionnalisme français, ce serait un temps de latence extrême ?

Nous allons passer aux questions de la salle, qui sont nombreuses. Quelqu’un demande par exemple : « Qu’est-ce qu’une loi ? ». À quoi est-ce supposé servir ? Quelque chose est crucial : qu’est-ce qu’on peut imposer par la loi ?

Question de Yasmine Bouagga

Vous avez mis en parallèle les lois du 23 février et la loi Taubira. Il me semble qu’il faudrait faire une distinction, en examinant la portée de ces lois : il ne s’agit pas simplement de définir une histoire, mais d’élaborer une mémoire nationale qui a une portée politique. Il y a un aspect important dans le discours des associations, de Dieudonné, des Indigènes de la République : malgré tous les excès (et les débordements condamnables), n’y a-t-il pas une revendication pertinente, une revendication de reconnaissance qui a une portée politique : être inclus dans la mémoire nationale, pour être reconnus dans la communauté politique? Par exemple l’histoire de l’esclavage aux Antilles. Édicter une loi mémorielle comme la loi Taubira c’est accorder une reconnaissance et une place de plein droit aux Antillais dans la communauté nationale. En édictant une loi mémorielle, on contribue à une définition de la République. La loi est avant tout politique. C’est pour cela que, à mon sens, on ne peut pas mettre sur un même plan la loi Taubira et la loi du 23 février : ce n’est pas la même idée de la République.

Intervention de la salle

Je travaille avec des publics en insertion, j’ai souvent affaire à un discours de revendication au nom de cet « être victime », une revendication sur le mode « la France me doit ». Et ils revendiquent quelque chose au nom de l’histoire. Ils peuvent être très gentils, mais il y a des porte-paroles d’associations qui sont très agressifs. Il y a un problème qui n’est pas d’histoire ni de politique, mais de société en général.

Gilles Manceron

Je suis assez d’accord avec ce qui a été dit dans une intervention du public sur ce qu’il y a de légitime dans la demande de reconnaissance de la part de personnes qui sont liées à l’histoire coloniale et qui demandent que leur histoire soit reconnue dans l’histoire nationale. Certes, il y a une différence entre le point de vue de l’histoire et les revendications mémorielles, mais il peut y avoir néanmoins une légitimité dans les revendications des groupes de mémoire, dans la demande de prise en compte de l’histoire de certains groupes au sein du récit national.

En revanche, il y a un détournement de cette revendication par quelqu’un comme Dieudonné dont le discours est toujours traversé par l’antisémitisme ; il dérive vers une forme de racisme et cette dérive n’a rien à voir avec une demande mémorielle légitime. Pour ce qui est de l’appel des indigènes de la République, qui a fait l’objet d’une question de la salle, il avait le mérite d’attirer l’attention sur le lien entre le passé colonial occulté et certains aspects du présent, mais il prêtait à des confusions, et force est de constater qu’il a fait long feu, les gens qui l’ont lancé se sont marginalisés et n’ont rien su produire de constructif. Le gros problème avec cet appel, c’était l’amalgame trop mécanique entre la situation d’hier et les problèmes d’aujourd’hui, qui ont un rapport certes avec la colonisation d’hier, mais qui n’en sont pas la reproduction. Sans doute les problèmes d’aujourd’hui sont imprégnés de certaines séquelles du passé, d’un imaginaire et de représentations produites par ce passé, mais ils ne sont pas la continuation de ce passé, car nous sommes dans un cadre institutionnel, juridique et social très différent du cadre colonial.

Pap Ndiaye

Depuis quarante ans, la France n’a pas su regarder son histoire. Cette cacophonie mémorielle sur la colonisation et l’esclavage ne peut pas être interprétée à l’aune du seul intérêt historique. Il y a autre chose qui est en jeu, c’est le phénomène des discriminations ethnico-raciales. Il existe un lien problématique, qui n’est pas un lien d’évidence, entre ces lois mémorielles et l’installation de la question des discriminations dans les sciences sociales. Il y a eu une institutionnalisation de ce problème. Les personnes peuvent établir un lien entre des situations passées de domination et des situations actuelles de domination. C’est ça, le lien problématique qu’il faut essayer de penser. Les questions relatives à l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation sont importantes ; parce qu’elles évoquent quelque chose dans l’imaginaire des gens. Les questions qui nous agitent sont partiellement commandées par le problème des discriminations.

Sophie Ernst

Et là, cela laisserait un espace légitime à la loi : personne ne conteste à la loi la fonction de travailler à la justice pour le présent et le futur, mais là on est dans cet étrange volontarisme français qui consiste à légiférer sur le passé faute de légiférer sur la société présente, à construire.

Bogumil Jewsiewicki

Il y a un exemple frappant, qui peut vous paraître anecdotique. Les vétérans tirailleurs sénégalais avaient des pensions inférieures aux autres anciens combattants… On aurait pu dire que c’était une question d’égalité pondérée selon le coût de la vie en Afrique et en métropole. Pourtant, on ne différenciait pas entre pensions des vétérans selon le coût de la vie à Paris et dans un village français! L’État français, la République, différenciait selon leur race entre les anciens combattants qui tous avaient risqué leur vie. Il y a dans cet exemple une portée symbolique lourde. Il est difficile d’admettre qu’on présente la valeur de la vie humaine, valeur du sacrifice comme question de trésorerie, qu’on passe l’équilibre budgétaire devant une question de reconnaissance. Je comprends très bien que ça provoque des profondes frustrations, entraîne des blessures qui passent de génération à génération et alimentent une mémoire amère.

Paul Thibaud

L’obsession légalo-mémorialiste est liée partout à des situations d’échec. Il y a des situations d’échec dans les Antilles, en Afrique noire, en Algérie qui sont probablement les vraies motivations de la passion de vouloir régler son compte au passé en le stigmatisant au maximum. Il est plus valorisant de se voir comme victime d’une histoire criminelle que comme incapable d’affronter les questions du présent.

Mais il y a aussi une situation d’échec sinon de la France du moins de la politique en France. Cela fait des dizaines d’années, depuis Mitterrand, que le pouvoir dit qu’il ne peut rien sur l’essentiel, notamment sur le chômage (qu’il a à ce sujet « tout essayé » en vain), des dizaines d’années aussi qu’on invoque une Europe soit bonne fée soit marâtre, toujours « incontournable », comme la mondialisation du reste. Cette constante capitulation de la volonté a perverti la vie politique et intellectuelle. Faute de pouvoir agir ou proposer, on s’est lancé dans la disqualification de l’autre. La gauche a inauguré cela à travers son slogan (victorieux) de 1988 : ce monde est trop dur pour être laissé à la droite. Autrement dit, à défaut d’être efficaces, nous sommes bons, contrairement à ceux d’en face. De cette manière, Le Pen aidant, la politique est devenue un concours de vertu dénonciatrice. La droite a suivi cette surenchère vertuiste où le passé (les passés) a été instrumentalisé. C’est pourquoi toutes ces lois de bonne conscience ont (même, quoi qu’on dise, l’amendement Vanneste) recueilli un large consensus.

La même situation d’échec national a favorisé la cristallisation des mémoires particulières. Comme lorsqu’un courant s’arrête, ce qu’il brassait se sédimente sur le fond. Ces mémoires étant en même temps flattées démagogiquement par les politiques, la situation est devenue réellement inquiétante, elle peut, comme le mouvement derrière Dieudonné nous en avertit, prendre l’allure d’une série de sécessions morales par rapport à la communauté nationale et d’une hostilité mutuelle croissante. Si les lois de mémoire dont nous demandons l’abrogation ne sont certes pas la cause de la crise nationale, elles sont par rapport à celle-ci un contre-remède.

Philippe Raynaud

Un mot sur cette question. Par moments nous raisonnons comme si nous étions dans un pays nationaliste heureux, sans problèmes. Comme s’il y avait une mémoire nationale arrogante, agressive et agressivement ignorante de ses fautes ; et face à cela, des victimes qui seraient en demande de reconnaissance de quelque chose qui n’aurait jamais été entendu et qui aurait toujours été nié ou soigneusement oublié.

Pour ma part quelque chose me surprend depuis quelques années quand on nous dit qu’on nous a caché la guerre d’Algérie, ou qu’on nous a caché qu’il s’agissait d’une guerre, jusqu’à un texte de loi qui l’établissait, mais pour ma part je n’en ai jamais douté ! J’avais 15 ans en 68 et je n’ai jamais entendu parler au sujet de l’Algérie que de la guerre en Algérie et de la torture en Algérie et des fautes de la France en Algérie… certes je fréquentais des groupes militants comme beaucoup de gens de ma génération mais c’était un savoir commun, pas universel, mais ouvert.

Le savoir et l’information sur la guerre d’Algérie sont actuellement proportionnés à la conscience historique moyenne, dans un pays où les lycéens croient que Montesquieu est un auteur du XVIe siècle, il n’est pas étonnant qu’on ne sache pas énormément de choses sur la guerre d’Algérie. Mais l’idée que ce soit quelque chose de dénié dans la mémoire nationale est inexacte.

J’ai entendu récemment à France Culture que, dans les générations anciennes, personne n’avait vu le film Avoir vingt ans dans les Aurès : mais si, dans ma génération, tout le monde l’a vu ! On dit aussi qu’il n’y a pas eu de films français sur la guerre d’Algérie mais si ! il y en a et que tout le monde a vu et beaucoup de films aussi ont été faits qui évoquent indirectement la guerre d’Algérie. On oppose souvent, sur ce point, la France et les Etats-Unis. Or, il y a un très grand film américain, Voyage au bout de l’Enfer, de Cimino, qui montre certes des horreurs mais qui se termine sur une scène où les survivants chantent « God Bless America ». On ne fera jamais un film sur la guerre d’Algérie qui se termine par le chant de la Marseillaise dans une réunion familiale ! c’est ça qui est impensable en France. La France est un pays qui n’a justement plus de mémoire nationale, dans lequel le sentiment patriotique est très largement disqualifié.

Bogumil Jewsiewicki faisait remarquer que la France est un pays où il faut aimer la République, oui, c’est assez vrai. Autrefois il fallait aimer la France, c’est peut-être un peu ridicule d’ailleurs, mais on ne peut pas dire que ce discours soit très présent. Et il estinexact de présenter le problème comme un problème de conflits entre des mémoires dominées et une mémoire dominante. Ce sont des mémoires dominées qui se construisent sur une absence de mémoire commune, et qui de ce fait ne peuvent pas s’intégrer dans une mémoire nationale, alors que c’est ça qu’elles doivent faire, qu’il faut réussir à faire, faire un lien qui fasse que nous avons des divergences mais sur fond commun de mémoire nationale.

Nous sommes dans une phase agressive de déconstruction du discours national, qui explique les réactions de ressentiment qui se produisent ici et là. Gilles Manceron nous disait que l’article 4 avait été poussé par des groupes de l’OAS qui agissaient en coulisse. Sans doute, mais il y a une frustration d’un certain nombre de gens, et si on veut traiter toutes les douleurs de la mémoire, il faudra traiter aussi celle-là.

Dans le texte classique de Renan sur la Nation, Renan dit que la Nation c’est un certain nombre de souvenirs communs mais aussi un certain nombre d’oublis : Renan écrit à une époque où la science n’est pas démocratisée (et il n’a jamais voulu démocratiser la science historique, d’ailleurs). Il écrit que si les gens se souvenaient de ce qu’a été la conquête du midi de la France au moment de la croisade des Albigeois, la France ne tiendrait pas, donc, que nous avons bien fait d’oublier. Malgré cela, pourlui, les historiens ont le droit d’écrire ce qu’ils veulent, c’est même leur métier.

Dans une société démocratique beaucoup plus développée que celle que connaissait Renan, on ne peut plus tout à fait raisonner comme cela. On ne peut pas faire comme si les mémoires n’existaient pas, mais on ne peut pas faire non plus comme si elles se produisaient dans un système dominé par une mémoire nationale très forte, omnipotente et qui écraserait les autres. La mémoire ne joue plus que dans la division, c’est sans doute inévitable… mais on n’est pas obligé de s’en réjouir.

Patrick Garcia

Il n’y a pas que les questions liées à la colonisation qui sont en cause. Ou, du moins, l’importance prise par les polémiques actuelles ne me semble n’être qu’un symptôme. Ce qui se joue de façon plus fondamentale à travers cette « crise historique » c’est la question posée depuis plus de trente ans de la place de la France au sein de l’Europe comme au sein de la globalisation. On peut aujourd’hui constater un double chaos : un chaos mémoriel d’une part et un chaos politique de l’autre.

Chaos mémoriel d’abord, c’est la difficulté à recomposer un roman national — fût-il d’un genre nouveau, par exemple « pluraliste ». Les velléités d’intervention politique directe dans l’élaboration du contenu des programmes sont l’une des conséquences de la fragmentation mémorielle qui résulte de l’affirmation de mémoires concurrentes régies par le triptyque « reconnaissance, législation, réparation ».

Chaos politique, d’autre part, la loi de février 2005 est un bon exemple d’un pouvoir qui ne « tient plus rien ». Si on suit le dossier de près on voit que le gouvernement est constamment à la remorque d’une partie de sa majorité et de députés dont on peut faire l’hypothèse qu’ils comptent d’abord sur eux-mêmes pour assurer leur réélection (espérant peut-être que cette action leur vaudra un bon report des voix en cas de second tour voire un désistement dans l’éventualité d’une triangulaire) — position tactique qui n’exclue pas, au demeurant, l’existence de convictions intimes et fortes. Alors que l’attitude la plus fréquente de l’État a été depuis plusieurs décennies de ne s’engager qu’avec réticence sur le terrain mémoriel, de s’efforcer de ne pas prendre une position qui puisse contrarier un secteur de la population — voir le choix final de la date commémorative de la guerre d’Algérie qui est celle de l’inauguration du monument qui lui est consacré — et de ne le faire, le plus souvent, que forcé et contraint, le paradoxe veut qu’il y soit, cette fois, conduit par sa propre majorité.

Bruno Belhoste

Une réaction pour dire que la mémoire peut être un retour du refoulé. Si on n’a pas attendu 1999 pour savoir qu’il y avait eu une guerre d’Algérie, il a bien fallu attendre cette date pour que les « évènements d’Algérie » soient requalifiés officiellement dans la loi. En réalité la mémoire est toujours plurielle. Et il me paraît indéniable qu’il y a des mémoires en souffrance qui ne sont pas suffisamment prises en charge aujourd’hui par la communauté nationale. C’est pourquoi les lois mémorielles doivent être pacificatrices, à la fois réparatrices (symboliquement au moins) et réconciliatrices. Elles peuventcontribuer alors à la construction d’un nouveau socle mémoriel pour la France du XXIe siècle.

Certains semblent considérer la loi Taubira comme une loi de séparation, une loi communautariste, renvoyant à un passé révolu au lieu de se tourner vers l’avenir. Si c’était vrai, on pourrait la définir comme une loi de repentance. Je la vois plutôt, pour ma part, comme une loi de fraternité, visant à faire de la mémoire de l’esclavage une mémoire commune. Je ne partage donc pas du tout le pessimisme de la pétition sur la liberté de débattre, qui dénonce dans les lois mémorielles un « idéalisme de la contrition et de l’épuration » et une « commémoration de nos fautes ».

Intervention de la salle

Je suis avocat et anthropologue du droit. Une question a surgi mais sans réponse : Qu’est-ce donc qu’une loi ? La loi est un des piliers parmi les trois piliers que comporte le Droit, et c’est l’un des plus importants dans le dispositif républicain : c’est aussi le moyen privilégié de l’expression de la volonté générale. À coté de ce pilier, on en trouve deux autres que sont la coutume et l’habitus au sens de Bourdieu. Il me semble que les dispositifs de mémoire pourraient passer par ces trois modalités du Droit, sans avoir besoin de légiférer pour cela. Mais ce que Bogumil Jewsiewicki rappelait, c’est que c’est il y a quarante ans que ce débat aurait dû avoir lieu, mais faut-il encore se demander pourquoi ce débat n’a pas eu lieu alors… Et c’est à cause de la décolonisation, d’une décolonisation qui a été mal faite et pas seulement en Algérie. Le véritable problème, c’est que, s’il y a eu décolonisation politique, il n’y a pas eu d’auto-décolonisation en France, pas de pensée de la décolonisation (au contraire des post-colonial studies anglosaxonnes), il n’y a pas eu de débat sur la présence de l’altérité, de l’autre, au sein de cette nation. D’où, au moins, l’émergence d’un débat salutaire.

Paul Thibaud

Pour comprendre le débat qui est le nôtre, il faut savoir ce qu’est une loi dans la République française. Il ne faut pas tomber dans le discours de victimisation. La loi est un instrument de répression, alors qu’on est dansun problème qui touche à l’éducation. En réalité, ce qui compte, c’est ce qui se passe dans les têtes. Le vrai problème, c’est donc d’orienter le débat vers l’enseignement. On a l’impression dans ce pays qu’on va résoudre le problème en réprimant des fautes par la loi.

Une partie du problème dont nous discutons est liée au détournement fait de l’idée de loi dans les trois dernières de la série considérée. Il se révèle que, l’idée d’une loi purement déclarative est absurde. La loi est un acte d’autorité, elle est faite pour être appliquée. Donc la déclaration par la loi appelle, suggère du moins, la pénalisation de l’opinion contraire. Quoi qu’écrive la loi, il est logique donc inévitable que la pénalisation suive, que celle-ci soit brandie, sinon mise en oeuvre. Et cette pénalisation, par ce qu’elle a de menaçant pour la liberté d’expression, donc de choquant, compromet l’effet pédagogique que l’on attendait au départ d’une déclaration solennelle. Il faudrait donc chercher des modes de déclaration qui n’aient pas cet effet pervers.

Intervention de la salle : Gérard Gabert

D’abord, une remarque : en Allemagne, il y a aussi une législation anti-négationniste. On peut être frappé par le fait que la dimension européenne est complètement absente de ces questions. Pourtant, la question de la traite des Noirs est une problématique européenne. Dans la colonisation, on avait des dispositifs qui étaient manifestement contradictoires avec l’esprit républicain. La colonisation faisait des différences entre les individus.

Sophie Ernst

Certaines questions, avec insistance, nous invitent à poser ces questions de mémoire en liaison avec la problématique de l’enseignement, et avec celle de la construction européenne. Si nous ne les avons pas abordées cette fois, c’est aussi parce qu’elles méritent en elles-mêmes un traitement approprié, qui prenne le temps d’en articuler toutes les dimensions. Je vous invite fortement à visiter le site de l’université Laval et la médiathèque des séminaires sur la mémoire dont nous a parlé Bogumil Jewsiewicki : les problèmes de mémoire y sont abordés de façon comparative, et par des thèmes transnationaux comme le post-communisme, le post-colonialisme… c’est toute la complexité de la vieille Europe qui est dépliée.

Il nous faut conclure, non que les questions ouvertes soient résolues, mais c’est le terme de notre rencontre. En conclusion, je voudrais faire signe vers un auteur que je trouve exceptionnel sur ces questions de mémoires douloureuses : il s’agit du catalan Francisco Gonzales Ledesma, qui a su en quelques romans exprimer la complexité des mémoires empêchées, des deuils impossibles. Il s’est fait le témoin des cheminements douloureux des traumatismes historiques dans les consciences et dans les inconscients, il dit simultanément l’obligation et l’impossibilité de l’oubli. Un passage ironique me semble particulièrement approprié pour commenter la situation contemporaine. Il dit quelque part, parlant du jeu des forces politiques dans l’Espagne post-franquiste de la transition démocratique – je cite de mémoire : « la droite gère des conflits d’intérêts ; ce qui est très difficile pour la gauche, la gauche authentique, c’est qu’elle doit aussi, bien sûr, gérer des conflits d’intérêts, mais en plus, elle doit gérer des martyrs, des drapeaux et des courants d’air… ».

C’est ironique et profond ; qui a lu Gonzales Ledesma sait qu’il est le dernier à mépriser ces courants d’air, et qu’il rend aux martyrs, au refus de leur oubli, à la révolte devant les accommodements serviles, le plus poignant des hommages. Reste que l’ironie exprime aussi la perplexité devant un nouveau régime des luttes politiques, où la mémoire joue un rôle central, comme si la référence à l’idéal ou à l’utopie futuriste ne pouvait se faire que sur le mode du rappel des fautes et des souffrances irrémédiables. Nous pouvons avoir le sentiment de ne pas en comprendre les expressions paradoxales, nous sommes déroutés par l’apparente irrationalité de leur décrochage par rapport aux conflits plus classiques. Mais le fait est là et s’impose : nous sommes entrés en France, et pour longtemps, dans un mode de gestion des émotions politiques et de production des idéologies, où gauche et droite, toutes deux et symétriquement, sont contraintes de gérer non seulement des conflits d’intérêts mais aussi « des martyrs, des drapeaux et des courants d’air »

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  1. Ce texte est le résultat d’une élaboration à plusieurs étapes : sur la base d’une prise de notes synthétique et d’une transcription, les intervenants ont été invités à réécrire leur propos de façon à le préciser et le développer en toute liberté (seul Pap Ndiaye n’a pu relire son texte, qui est donc resté à l’état «brut», néanmoins très clair). Il s’agit donc d’un mixte d’oral et d’écrit, l’objectif étant de conserver la vivacité des échanges dans un débat pluraliste, tout en se donnant la rigueur de l’argumentation écrite. Signalons également que le texte de son intervention relu par Paul Thibaud a déjà fait l’objet d’une publication dès janvier sur ce site (voir : 1157). Nous remercions également vivement Sophie Ernst sans qui cette table ronde n’aurait pu avoir lieu.
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