Algérie : non à une Fondation de la mémoire partisane
François Fillon, premier ministre, a annoncé le 25 septembre, la création en 2008 d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, en application de l’article 3 de la loi du 23 février 2005 portant « reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ».
L’enjeu de sa création est considérable, dans un contexte où les recrutements au CNRS et à l’université n’offrent que des débouchés insuffisants aux jeunes docteurs et où les chercheurs sont de plus en plus appelés à répondre à des appels d’offres ou à se porter candidats à diverses bourses et subventions : cette Fondation disposera-t-elle de postes de chercheurs et de crédits destinés au financement de travaux indépendants ?
Mais quelle indépendance espérer alors ? Car une « fondation pour la mémoire » n’est pas une « fondation pour l’histoire ». Les historiens ne sont pas là pour entretenir une quelconque nostalgie, ni produire des travaux se pliant aux seuls souvenirs de témoins.
Nous nous interrogeons en particulier sur le rôle qu’y joueront les associations qui ont promu la loi du 23 février 2005 : n’oublions pas que cette loi a rendu hommage à une seule catégorie de victimes en ignorant et passant sous silence d’autres victimes de la guerre d’indépendance.
Une relation apaisée
Il est temps, pourtant, de cesser de rejouer la guerre d’hier et que la recherche emprunte une voie transnationale, en mêlant chercheurs des deux rives de la Méditerranée.
Il est temps d’en finir avec la « guerre des mémoires ».
Il faut construire une histoire partagée, fondement indispensable d’une relation apaisée entre les descendants de familles héritières de mémoires contradictoires. Il nous paraît essentiel de continuer à écrire l’histoire et d’affirmer notre foi dans la lutte contre les simplismes, où qu’ils se situent.
Pour toutes ces raisons, nous exprimons la plus vive inquiétude à l’annonce de cette Fondation et nous nous engageons à rester vigilants sur sa mise en oeuvre.
Omar Carlier, professeur, université Paris-VII
Jean-Charles Jauffret, professeur, IEP d’Aix-en-Provence et université Montpellier-III
Gilles Manceron, historien, Paris
Gilbert Meynier, professeur émérite, université Nancy-II
Eric Savarese, maître de conférences en science politique, université de Perpignan Via Domitia
Sylvie Thénault, chargée de recherche, CNRS.
Contre les manipulations de l’histoire
- La fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie, prévue par la loi du 23 février 2005, sera créée en 2008. Pourquoi critiquez-vous ce projet ?
Sylvie Thénault – Une fondation pour la mémoire n’est pas une fondation pour l’histoire. Dans un contexte de concurrence mémorielle, nous n’avons pas besoin de travaux destinés à abonder dans le sens des revendications de certaines victimes, contre les autres. Cette fondation est instituée par une loi qui ne rend hommage qu’à une seule catégorie de victimes. Ce ne serait donc pas la mémoire de tous. Ce qu’il faut, au contraire, c’est un apaisement qui passe par des travaux d’histoire indépendants et détachés de toute revendication mémorielle.
- Une reconnaissance officielle des crimes commis durant la guerre d’Algérie contribuerait-elle à cet apaisement ?
Sylvie Thénault – Ce n’est pas certain car les souffrances individuelles pourraient perdurer. Mais cet acte de reconnaissance est nécessaire pour que cesse une politique publique de la mémoire qui, sur la guerre d’Algérie, favorise les victimes du camp de l’Algérie française en oubliant les autres. Je regrette énormément que les débats autour de cette question soient systématiquement disqualifiés, soit par l’usage du mot «repentance», que personne ne soutient, soit par le fait que le chef de l’État algérien instrumentalise cette question à son profit. Je regrette qu’on oublie l’existence de victimes qui souffrent encore.
- Dotée d’un budget, cette fondation pourrait financer des travaux de recherche…
Sylvie Thénault – Au regard de la pénurie de moyens dans la recherche publique, c’est sans doute là le point le plus grave. Les dotations publiques des laboratoires, allouées sans conditions, sont en diminution. A priori, il n’y aura pas de recrutements au CNRS en 2008. La baisse globale des moyens va aggraver une tendance déjà existante : les chercheurs doivent répondre à des appels d’offres ou solliciter des subventions en dehors de la dotation publique. Dans un tel contexte, les financements qui proviendraient de cette fondation pourraient apparaître une aubaine. À ceci près que c’est une fondation pour la mémoire, pour une certaine mémoire. Ce qui peut faire craindre la définition de critères préjudiciables à l’indépendance des chercheurs.
- Que pensez-vous des projets de «musées de la colonisation» promus par des nostalgiques de l’Algérie française ?
Sylvie Thénault – Ils visent à offrir au public une version de l’histoire qui n’est pas du tout validée par les chercheurs. Or le musée, pour la transmission de nos savoirs, est un espace fondamental. Autre problème : ces musées se veulent des centres documentaires. Comme la fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, cela pose un dilemme aux chercheurs. Faut-il boycotter ces institutions ? Sur ce point, un désaccord existe. De mon point de vue, entrer dans ces institutions, c’est prendre le risque, à son corps défendant, de se transformer en caution.
- Le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale a annoncé l’inauguration d’un institut de recherche sur l’immigration et l’intégration. Est ce son rôle de superviser des travaux de recherche ?
Sylvie Thénault – Pour les promoteurs d’une telle conception, «l’identité nationale» se travaille aussi par le recours à l’histoire. Il est donc logique qu’ils s’intéressent à la recherche. Pour désamorcer toute critique sur l’indépendance de cet institut, ce dernier a été rattaché au Haut Conseil à l’intégration, un organisme préexistant à la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et rattaché au premier ministre. Mais, en réalité, cela n’offre aucune garantie d’indépendance.
- Que vous inspirent, comme historienne, les usages politiques de l’histoire que multiplie le pouvoir ?
Sylvie Thénault – Un sentiment contrasté. Je reste convaincue que le passé appartient à tous. Chacun peut s’en saisir et l’utiliser, du militant associatif au chef d’État. D’autant que certaines interventions peuvent être positives. Je pense à la reconnaissance, par Jacques Chirac, en 1995, de la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs, ou encore au vote, en 1999, d’une loi introduisant enfin l’expression «guerre d’Algérie» dans les textes officiels. Vouloir poser une exclusive des historiens sur le passé n’aurait donc pas de sens. Dans le même temps, les historiens, par leurs connaissances et leurs méthodes, ont une légitimité particulière. Cela ne les autorise pas à confisquer le passé. En revanche, ils ont la responsabilité d’être vigilants, d’intervenir lorsque des usages politiques déforment ou manipulent l’histoire pour la mettre au service d’une idéologie.
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Sylvie Thénault n’avait pas attendu pour manifester son inquiétude devant la création prévue de cette fondation pour la guerre d’Algérie. Dès l’été 2005, elle avait écrit le texte suivant repris dans l’ouvrage de Claude Liauzu et Gilles Manceron, La colonisation, la loi et l’histoire2.
CONTRE L’ARTICLE 3, par Sylvie Thénault
L’article 3 prévoit la création d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie. De quoi s’agit-il ? D’un lieu où seraient centralisées les informations sur les centres de recherche travaillant sur ces questions, sur les bibliothèques possédant des fonds s’y rapportant, sur les centres d’archives conservant des documents propres à en éclairer l’histoire, sur les témoins souhaitant faire part de leur expérience et de leurs papiers personnels… Mais, si elle suivait le modèle de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, elle serait aussi susceptible de disposer de crédits, destinés à financer des travaux de recherche. Et c’est bien là que le bât blesse.
En effet, à l’heure actuelle, la recherche souffre d’une réduction des moyens octroyés par le budget de l’Etat. Les dotations publiques des laboratoires CNRS sont revues chaque année à la baisse et les universités souffrent d’une pénurie de moyens. Dans ce contexte, les chercheurs, les doctorants sont de plus en plus appelés à rechercher des budgets en dehors du ministère de la Recherche. Pour ce faire, ils répondent à des appels d’offre lancés par des organismes ou se portent candidat à diverses bourses et subventions. Dans ce contexte, l’enjeu de la création d’une Fondation disposant d’un budget consacré à la recherche est énorme. Mais quelle indépendance, quelle liberté espérer d’une Fondation telle que celle prévue par la loi du 23 février 2005 ?
Car une Fondation pour la mémoire n’est pas une Fondation pour l’histoire. Les historiens ne sont pas là pour entretenir une quelconque nostalgie, ni produire des travaux se pliant aux souvenirs des témoins. Ils peuvent même – et c’est souhaitable – travailler sur des questions totalement oubliées, des questions considérées comme marginales par des témoins ayant vécu la période qu’ils étudient ou par des groupes porteurs de mémoire. Car toute mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, est forcément sélective, tributaire d’expériences personnelles, donc très partielles et très subjectives des événements.
La Fondation envisagée, par ailleurs, risque fort d’être prisonnière des associations qui ont promu cette loi. Il est à prévoir que ces associations y joueront un rôle. Lequel ? Serait-il possible que leurs représentants siègent dans les commissions sélectionnant les projets de recherche pour attribuer d’éventuels financements ? Quels chercheurs, dès lors, pourraient participer à une telle Fondation sans ruiner leur crédibilité ?
Cette Fondation, enfin, est inscrite d’emblée dans une loi rendant hommage à une seule catégorie de victimes : celles qui se sont battues pour l’Algérie française. Il est temps, pourtant, de cesser de rejouer la guerre et que la recherche emprunte une voie transnationale, en mêlant chercheurs des deux rives de la Méditerranée.
Si les chercheurs ont besoin d’une Fondation, celle-ci doit être une Fondation franco-algérienne pour l’histoire, indépendante de tout groupe porteur de mémoire.
Où en est-on aujourd’hui ?
Il est intéressant de prendre connaissance du rapport d’information sur la mise en application de la loi du 23 février 2005, établi par Christian Kert, le 21 décembre 20053.
Concernant l’article 3 de la loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, le député des Bouches-du-Rhône, qui avait été rapporteur pour cette loi de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, écrit en effet :
«Un décret toutefois demeure en attente : celui concernant la création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie créée par l’article 3 de la loi. La raison en est simple et n’est pas l’expression d’un manque d’ardeur du gouvernement à traduire la volonté du législateur. Comme les débats autour de l’article 4 ne cessent de le démontrer, les passions restent vives autour de ce chapitre de l’histoire de France. Afin que cette fondation ne puisse souffrir d’un quelconque vice congénital qui compromettrait d’emblée sa pérennité, le Premier ministre, M. Jean-Pierre Raffarin, avait chargé le préfet de région honoraire, M. Roger Benmebarek, d’une étude de préfiguration. […]
«Ne nous dissimulons pas en effet qu’en la matière la précipitation avait toutes les chances d’être l’ennemi du bien. Autrement dit, il valait mieux attendre quelques mois, comme l’a fait avec sagesse le gouvernement, que de mettre en place une fondation qui, parce qu’elle n’aurait su trouver, au moment de sa mise en oeuvre, l’assentiment de toutes les parties prenantes, serait devenue un nouveau ferment de division et le nouvel étendard d’une bataille de la mémoire, alors que la mission que lui a assignée le législateur est précisément de devenir l’instrument par lequel, dans le respect de la vérité des faits, puisse se construire une mémoire commune à tous ceux qui furent les acteurs de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. »
Christian Kert poursuit en rapportant les déclarations de Hamlaoui Mékachéra, ministre délégué aux anciens combattants, devant la commission des affaires culturelles, lors de sa réunion du mercredi 21 décembre 2005 :
« Cette fondation a une importance particulière aux yeux du gouvernement car elle sera l’espace naturel d’études et de recherche pour les historiens de toutes sensibilités et de toutes nationalités. […] M. Roger Benmerabek […] remettra son rapport en janvier et le gouvernement prendra ensuite les dispositions nécessaires à la création. Il saisira en particulier le Conseil d’État. C’est alors que le décret sera publié et la fondation installée. C’est dire la promptitude avec laquelle le gouvernement souhaite agir.»
A la fin de l’année 2005, Roger Benbemarek, préfet de région honoraire, a bien remis au premier ministre le rapport que Jean-Pierre Raffarin lui avait demandé. Mais Dominique de Villepin n’a pas manifesté l’empressement de Hamlaoui Mékachéra pour créer la fondation et n’a pas jugé bon de rendre public ce rapport.
François Fillon et les promesses de Sarkozy
En revanche, François Fillon a annoncé dans son discours du 25 septembre 2007, à l’occasion de la cérémonie nationale d’hommage aux harkis, la création en 2008 de la Fondation. «Nous avons besoin d’une réconciliation sincère des mémoires» a-t-il déclaré, ajoutant que «des historiens indépendants effectueront ce travail» — Que signifie ce label “d’historien indépendant” décerné par le pouvoir politique ? Les institutions universitaires ne sont-elles pas les mieux placées pour juger des historiens les plus aptes à travailler sur ces questions ?
Bien qu’elle ne soit évoquée dans aucun de ses discours de la campagne présidentielle, la création de cette fondation est une promesse du candidat Nicolas Sarkozy aux présidents d’associations de rapatriés. Dans sa lettre du 6 avril, après leur avoir déclaré :
«Vous êtes les descendants de celles et ceux qui, dès le début du 19ème siècle ont contribué à l’essor économique de l’Afrique du Nord. La France leur avait demandé d’assurer son rayonnement par delà les mers. Sa grandeur, notre pays la doit aussi à ces femmes et à ces hommes, témoins et acteurs d’une œuvre civilisatrice sans précédent dans notre histoire.»
il avait poursuivi ainsi :
«L’Etat prendra toute sa part à la création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de la Tunisie. Cette structure doit, en effet, être le lieu dans lequel les historiens pourront travailler avec objectivité sur cette période et confronter leur travail avec la mémoire des témoins et victimes de ce drame.»
Est-ce à dire que le travail des enseignants et chercheurs, dans le cadre des universités et du CNRS, serait dépourvu d’ “objectivité” ou ne prendrait pas en compte la mémoire des témoins et des victimes ? Il est vrai qu’il s’agit, pour eux, de prendre la mémoire de tous les témoins et de toutes les victimes comme l’un des matériaux de leur travail et non de “confronter leur travail avec la mémoire des témoins et victimes” ou de privilégier la mémoire de certains d’entre eux (comme ceux à qui Nicolas Sarkozy s’adressait dans cette lettre), en particulier lorsque celle-ci est “filtrée” et “recomposée” par des groupes4.
Signalons d’ailleurs que, dans un billet du 17 avril 2007 de son site internet personnel, Roger Benmebarek, auteur du rapport sur la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, déclare “espérer” que celle-ci “apaise” «
les conflits de la mémoire coloniale» «entre Français», un langage qui ne peut être ni celui d’historiens, ni celui de citoyens attachés à la défense universelle des droits de l’Homme.
Un décret en Conseil d’Etat est en attente de publication5 et une dotation en capital de 3 millions d’euros en faveur de cette fondation est inscrite au projet de budget 2008. On peut en effet lire dans le projet de budget du secrétaire d’État à la Défense chargé des anciens combattants6 :
«Par ailleurs, les travaux engagés pour la création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie seront poursuivis. L’État apportera 3 M € à l’appui de ce projet pour la dotation en capital de la fondation.»
Cette indication vient après l’évocation du «soutien constant aux Fondations de mémoire» :
«Depuis plusieurs années, l’Etat développe des partenariats actifs avec six Fondations qui ont pour raison d’être la préservation et la transmission de la mémoire : la Fondation de la France Libre, la Fondation de la Résistance, la Fondation pour la mémoire de la Déportation, la Fondation Charles-de-Gaulle, la Fondation pour la mémoire de la Shoah et la Fondation de Lattre.»
La fondation prévue par la loi du 23 février 2005 est ainsi mentionnée en même temps que six autres fondations. Ont-elles été elles aussi créées par une loi ? Sont-elles comparables à une institution travaillant sur la guerre d’Algérie ? La guerre d’Algérie est un événement qui fait partie de l’histoire de deux pays, la France et l’Algérie, et tout travail historique sérieux sur cet événement ne peut être que franco-algérien et international.
- Sylvie Thénault est historienne, chargée de recherches à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle a publié récemment Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, éd. Flammarion, 2005. 306 pages, 21 euros.
- Claude Liauzu et Gilles Manceron (dir.), La colonisation, la loi et l’histoire,
éd. Syllepse, février 2006, pages 48 et 49. - Rapport n° 2773, établi par Christian Kert, le 21 décembre 2005 : http://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-info/i2773.pdf.
- Voir sur ce point Maurice Halbwachs, «Les cadres
sociaux de la mémoire» (Alcan, 1925 ; Albin Michel,
1994), notamment le chapitre 3 «La Reconstruction du passé». - Voir http://www.senat.fr/apleg/pjl03-356.html sur le site du Sénat.
- A la rubrique 6. Une identité républicaine confortée par une politique de mémoire et un renforcement du lien armées-Nation / 6.1 Une politique de mémoire / 6.1.4 Maintenir une forte concertation avec l’ensemble des acteurs de mémoire.