Les harkis au camp de Rivesaltes1
A partir de juin 1962, dans un moment où le rapatriement de populations originaires d’Algérie dépassait en quelques mois un demi-million de personnes, les anciens supplétifs indigènes, pour la plupart accompagnés de leur famille, qualifiés en termes officiels de « Français musulmans rapatriés », mais dans le langage courant désormais dénommés globalement « les harkis », connaissent des modalités d’entrée sur le territoire discriminatoires par rapport aux autres catégories de rapatriés et sont regroupés dans des camps2. L’Agence nationale d’indemnisation des Français d’Outre-Mer en dénombrera en France plus de 50 000 au début de l’année 1963, dont un peu plus de 40 000 ayant transité par les structures d’accueil mises en place par les pouvoirs publics, qui, sous les qualificatifs de « centres d’hébergement », « de regroupement » ou « de transit », sont bien des camps, puisque leur régime est fondé sur l’enfermement et l’assignation.
C’est dans ce contexte que le camp de Rivesaltes joue, de l’été 1962 jusqu’en décembre 1964, le rôle d’une véritable plaque tournante dans la redistribution de ces personnes vers d’autres lieux, c’est-à-dire dans la question essentielle qui est celle de leur reclassement, avant de se maintenir, avec des effectifs nettement moins nombreux, jusqu’à la fin des années 1970. A tel point qu’il constitue dans l’histoire familiale des nombreux anciens supplétifs et membres de leur famille qui y sont passés une référence commune, souvent douloureuse, dans leur premier rapport à la société d’accueil.
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Quelques semaines après le cessez-le-feu signé en mars 1962 et à l’approche de la date d’indépendance, un certain nombre d’entre eux, en effet, cherchent à fuir l’Algérie sous la pression de plus en plus forte de populations ou de forces hostiles à leur égard qui leur reprochent leur collusion avec la France pendant la guerre. En juin 1962, une partie des personnes qui avaient trouvé refuge dans des casernes françaises sont évacuées par les autorités militaires vers la métropole. Bourg-Lastic et le Larzac sont les deux premiers terrains militaires qui deviennent des « centres de transit » où ces « réfugiés » – selon le terme employé alors par les autorités et la presse – sont regroupés.
Les premiers à arriver à Rivesaltes sont, en juin 1962, des militaires d’active originaires d’Algérie, tirailleurs et autres soldats engagés dans l’armée française désignés sous le terme de soldats « Français de souche nord africaine » (FSNA), accompagnés de leur famille, qui y sont hébergés dans une partie du camp constituée de bâtiments « en dur ». Puis arrivent en septembre, beaucoup plus nombreux, des supplétifs, parfois accompagnés aussi de leur famille, qui se retrouvent, quant à eux, pour la plupart sous de grandes tentes de l’armée.
En décembre 1962, au moment où l’effectif du camp atteint son maximum de 12 000 personnes, on compte plus de huit cents tentes. Pendant cette période, le camp ne désemplit pas, tout comme celui de Bourg-Lastic et celui du Larzac qui comptait quant à lui 6 000 personnes en octobre 1962. Ces milliers de personnes vont vivre dans des conditions effroyables un hiver 1962-1963 particulièrement rigoureux. Les tentes sont recouvertes de neige, aucun chauffage n’est assuré et des dizaines de nouveau-nés et d’enfants en bas âge meurent de froid.
En juin 1963, le camp de Rivesaltes, dont une partie des familles a été réorientée vers d’autres camps, compte encore plus de 6 000 personnes dont plus de 3 000 enfants, la répartition par sexe et âge des effectifs pour l’année 1963 laissant apparaître leur proportion importante3. Si les effectifs de Rivesaltes diminuent pendant l’année 1963, le camp connaît un nouvel afflux quand ceux de Bourg Lastic et du Larzac sont fermés en septembre-octobre et que des familles qui y avaient d’abord séjourné y sont transférées.
Un effectif aussi important fait de Rivesaltes, à la fin de 1962 et au début 1963, la deuxième ville du département, la population du camp a pour conséquence de tripler celle de cette commune et de bouleverser le quotidien de ses habitants. Les services publics et les équipements étant vite débordés, on installe à l’intérieur du camp une série d’annexes : un guichet de la Poste, un service de l’Etat civil pour l’enregistrement des naissances et des décès. Simultanément, le ministère de l’Education nationale y ouvre 44 classes pour y accueillir plus de 1 300 élèves, dont s’occupent une cinquantaine d’instituteurs, dont un certain nombre d’appelés effectuant leur service militaire. Un dispensaire et une maternité y sont créés pour répondre aux nombreux besoins sanitaires – on compte trois à quatre naissances par jour, sous les tentes et dans le froid, avec une forte mortalité infantile. Pour le reclassement des harkis, une antenne du ministère des Rapatriés est installée dans le camp ; et, pour la formation professionnelle, les autorités militaires affectent des bâtiments à des ateliers destinés aux adultes et aux jeunes en âge d’apprentissage.
Le camp est divisé en plusieurs îlots à l’intérieur desquels les familles sont regroupées par douar d’origine. Un ensemble de vingt-cinq familles constitue un village4. En juin 1962, le camp compte dix villages. A la tête de chaque village, un capitaine et deux adjoints, dont un « musulman », encadrent la population. Un village est divisé en deux ou trois quartiers sous la responsabilité d’un sous-officier et d’un adjoint « musulman ».
Les conditions d’hébergement changent constamment. En 1963, les effectifs diminuant, les familles installées jusque-là sous des tentes sont progressivement relogées dans des baraques « en dur » grossièrement restaurées, divisées en trois à cinq cellules qui abritent autant de familles. Mais les conditions sont précaires car les bâtiments sont anciens et fortement délabrés, et le chauffage y est difficile. L’administration générale du camp, placée au départ sous l’autorité militaire, passe ensuite sous la responsabilité du ministère des Affaires sociales5.
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Dès juillet 1962, une partie des harkis se trouvent reclassés dans les « chantiers de forestage », qu’on préférera appeler plus tard les « hameaux forestiers ». Ceux-ci, situés pour la plupart dans les six départements de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, accueillent chacun un maximum de 25 familles qui sont logées dans des préfabriqués en fibrociment. Ceux-ci étant considérés comme des logements de fonction attribués uniquement aux salariés qui travaillent sur ces chantiers, au cas où le père, pour une raison ou une autre, perd son emploi, des familles peuvent se voir obligées de quitter ces logements. Au nombre maximum de 175 en 1963, un certain nombre de hameaux forestiers vont fermer à partir de 1966. Tandis que les populations qualifiées d’« inclassables », voire d’« irrécupérables », invalides ou vieillards, sont orientées vers d’autres camps, tel le camp de Saint-Maurice-l’Ardoise ou celui de Bias, qui, pour sa part, accueillait en février 1963 800 personnes.
La grande majorité des familles sera alors, soit, reclassée dans le secteur de l’industrie, soit dispersée dans d’autres structures, soit s’installe avec ses propres moyens et relations6. Le camp de Rivesaltes est fermé en décembre 1964, quelques familles demeurant dans un village civil et des hameaux forestiers, d’autres étant relogées dans la cité du Réart à quelques kilomètres du camp Maréchal Joffre.
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Le site du camp de Rivesaltes appartient à la mémoire collective. Lieu de mémoire à ciel ouvert qui conserve des traces laissées par le passage des différentes populations internées, il reste un lieu inanimé où des personnes viennent aujourd’hui commémorer une expérience douloureuse à la fois individuelle et collective. En ce qui concerne les familles de harkis, ce territoire est emblématique d’un exil et d’une relation difficile à la société d’accueil qui a laissé une empreinte profonde dans leur esprit, en particulier pour ceux qui y ont séjourné enfants.
Fatima Besnaci avait huit ans quand elle est arrivée à Rivesaltes. Sa famille avait soutenu le FLN, mais son père et son oncle avaient été harkis. En novembre 1962, ils parviennent à quitter l’Algérie et à traverser la Méditerranée. A l’arrivée, un camp militaire entouré de barbelés attend les réfugiés. 7
L’après-midi tirait à sa fin lorsque les camions s’arrêtèrent dans le camp de Rivesaltes. Des tentes kakis s’étendaient à perte de vue sur une plaine aride. La démesure de ce lieu était en phase avec l’absurdité de notre histoire. Le paysage semblait désertique. Le ciel était gris et très bas. Je fus frappée par la rareté des arbres. Des centaines d’hommes déjà installées dans le camp se précipitèrent pour voir les nouveaux arrivants. Chacun espérait retrouver un des siens. La plupart avaient la capuche de leur burnous sur la tête. Ils avaient le dos courbé par le froid particulièrement rude cet hiver-là et certainement aussi par le poids de leur coeur démesurément grossi. […]
Un militaire nous indiqua la tente qui nous avait été attribuée. C’étaient de grandes tentes pour dix personnes. Notre famille comptait sept personnes, mes parents et nous, les cinq petites filles. Le militaire nous informa qu’il allait faire venir une autre famille pour compléter l’effectif. […]
Avant la tombée complète de la nuit, nous prîmes à la lueur d’une bougie notre premier repas français composé de pain et d’une boîte de corned-beef apportés par un militaire. Nous n’avions pas d’électricité, pas de chauffage, et pas de lits pour tous. Les trois plus jeunes furent installées sur les lits de camps. Cette première nuit de notre exil, nous avons dormi sur des couvertures militaires à même le sol, serrés les uns contre les autres pour ne pas mourir de froid. Un vent glacial soufflant des montagnes enneigées des Pyrénées persista toute la nuit et les jours suivants. Dès les premiers jours en France, j’attrapai des engelures aux orteils qui allaient durer pendant des années. Les conditions de vie dans ce camp étaient épouvantables, car rien n’avait été prévu, ni sanitaires, ni eau. Parfois, le vent violent emportait lcs tentes mal amarrées et les familles se débattaient comme elles pouvaient pour replanter les piquets et protéger leurs enfants.
Si nos conditions de vie étaient insupportables, certains d’entre nous vécurent un drame plus grand encore. Le camp militaire de Rivesaltes servait aussi de centre de triage. Nous n’avions pas tous le droit de rester sur ce lieu. Les vieillards et les handicapés étaient dirigés vers le camp de Bias situé dans le département du Lot-et-Garonne. C’est avec déchirement que certaines familles voyaient partir certains des leurs vers celui qui allait être le plus épouvantable des camps de harkis. L’armée avait imaginé de concentrer dans ce centre des réfugiés jugés irrécupérables ou difficiles à reclasser. Ce lieu a longtemps été nommé « le mouroir de Bias ». Plus qu’ailleurs, les enfants qui y grandirent payèrent très cher leur internement et celui de leurs parents. […]
Le plus humiliant, ce qui laissera en nous des traces indélébiles, c’était de voir nos pères considérés comme des mineurs, obéissant sans discuter aux ordres des militaires. Nous continuions d’être traités en colonisés, et nous vivions avec les complexes des colonisés.
«Actuellement, seules trois stèles à la mémoire des quatre principales catégories de populations – Républicains espagnols, juifs, Tziganes et harkis – enfermées dans cet espace rappellent la fonction passée de ce lieu, autant d’« indésirables » que l’on a mis à l’écart dans cet espace clos. Elles consacrent un lieu de mémoire où convergent les souvenirs de différents groupes qui s’y sont retrouvés dans des situations historiques différentes et dont le destin n’a pas été le même, mais qui ont tous été stigmatisés et discriminés.»
- Extraits de «La mémoire du camp de Rivesaltes», contribution d’Abdel Kader Hamadi à l’ouvrage de Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron « Les Harkis dans la colonisation et ses suites » (une présentation du livre).
Abdel Kader Hamadi est doctorant en géographie, au
laboratoire Migrinter du CNRS n°6588 à l’université de Poitiers. - Jean-Jacques Jordi et Mohand Hamoumou, Les harkis, une mémoire enfouie, Paris, Autrement, n°112, 1999, 160 p.
- Abdel Kader Hamadi, « La mémoire des lieux ou une approche longitudinale des inégalités spatiales par les lieux », in Actes de Géoforum Poitiers 2004, Les migrations internationales : connaître et comprendre, 11 et 12 juin 2004, AFDG, n°29, 2005, pp. 121-128.
- Le Monde, 19 janvier 1963.
- Abdel Kader Hamadi, « La mémoire des lieux, les camps ouverts aux harkis dans le sud », in Géographies, Bulletin de l’Association de géographes français, n°1, mars 2006, pp. 105-120.
- Pierre Baillet, 1976, « Les Français musulmans : les oubliés de l’histoire », in Les rapatriés d’Algérie en France, Paris, La documentation française, n° 4275-4276, 29 mars 1976, pp. 51-57.
- Le texte qui suit est constitué d’extraits de Fille de harki récit autobiographique de Fatima Besnaci-Lancou, publié aux éd. de l’Atelier,
avec une préface de Jean Daniel et Jean Lacouture, seconde édition septembre 2005.