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Les Français d’Algérie, par Andrée Pierre-Viénot

Ce texte d'Andrée Pierre-Viénot1, membre du comité central de la Ligue des droits de l'Homme, a été publié dans le numéro de mai 1961 du Bulletin national de la LDH 2.

Le grand obstacle à la Paix en Algérie, depuis six ans, réside dans le fait que l’Algérie a été une colonie de peuplement et qu’un million de Français y vivent, s’accrochant à leurs privilèges avec une absurdité furieuse, défendant leur droit de vivre en Algérie avec un désespoir émouvant.

Les récents événements ont achevé de révéler cette situation à tous les Français métropolitains.

Bien entendu, il ne saurait être question pour nous, ligueurs, de sacrifier la Paix, la jeunesse française et les droits de près de 9 millions d’Algériens musulmans, aux privilèges et aux droits acquis d’un million d’Européens.

Même contre eux, même contre leur farouche résistance, il faut lutter pour la Paix par l’indépendance de l’Algérie (et il est tragique qu’aucun gouvernement de la IVème République ne l’ait compris).

Il faut savoir aussi que dans l’état passionnel où ils se tiennent actuellement, ils sont encore capables des pires agressions contre la République et contre la Paix.

Mais si la Paix vient, cette Paix que nous souhaitons avec passion, ils seront inéluctablement, d’une certaine manière, les victimes.

Essayons au moins de les comprendre et de leur apporter le témoignage de notre solidarité dans ce qui sera pour eux, dans le meilleur des cas, une très douloureuse reconversion.

Les faits

Les non-musulmans d’Algérie sont 1 050 000 (recensement de 1954), soit 1 000 000 de Français et 50 000 étrangers.

Parmi les Français, une grande partie sont des naturalisés souvent anciens, de souche espagnole, maltaise, italienne, etc… Ils se sentent pleinement Français et les Hernandez se sont battus dans deux guerres, comme les Dupont.
Ce serait d’un racisme indigne que de vouloir établir, entre eux une distinction quelconque.

Parmi le million de Français figurent, aussi 120 000 juifs de souche algérienne, dont les pères ont été naturalisés en 1870 par le décret Crémieux. Si certains
se sentent avant tout algériens, la grande majorité est totalement francisée. Il ne saurait être question de séparer leur sort de celui des autres Français.

Le niveau de vie

La population française d’Algérie est à 90 % urbaine.

Le niveau de vie moyen des Français d’Algérie est-il supérieur ou inférieur au niveau de vie moyen des Français de France ? Les statistiques sont contradictoires.

À profession égale, la vie d’un Françats d’Algérie est certainement plus facile que la vie d’un Français de France : moins d’impôts, essence moins chère, main-d’œuvre algérienne sous-payée, le bénéfice du « tiers colonial » pour les fonctionnaires (ce qui est stupéfiant dans un pays que l’on a voulu présenter comme une
partie intégrante de la France).

À côté d’un petit nombre de gros colons et de capitalistes, et d’une assez forte proportion de cadres supérieurs, la grande majorité de la population européenne d’Algérie est composée de familles modestes – petits exploitants agricoles, techniciens, emnployés de bureau, ouvriers professiounels, artisans, petits commerçants, etc… Par contre, il n’y a pratiquement pas de manœuvres ou d’ouvriers agricoles européens.

Le fait essentiel au point de vue économique, psychologique et politique, c’est la disparité du niveau de vie entre Français d’Algérie d’une part, Algériens musulmans d’autre part.

Le niveau de vie des musulmans atteint à peine 10 % du niveau de vie des non-musulmans ; et toute la structure sociale de l’Algérie est anormale.

La population musulmane est 8,5 fois plus nombreuse que la population non-musulmane.

Or, 92 % des cadres supérieurs de l’industrie, 82 % des cadres moyens, 78 % des employés de bureau, 80 % des
fonctionnaires sont français.

Le comportement politique

Avant la guerre, une partie notable des Français d’Algérie votaient pour les partis de gauche, S.F.I.O. ou communistes. Et la gauche française vivait dans la confortable illusion que le colonialisme était le fait des « gros colons » et que le  » prolétariat européen d’Algérie » était solidaire du prolétariat arabe.

Quand tel Président du Conseil se heurta à des manifestants violents dont la majorité étaient de petites gens, petits employés ou facteurs des postes ; quand tel Ministre Résident trouva devant lui des syndicats de fonctionnaires européens dont les points de vue rejoignaient ceux des ultras, ils perdirent pied immédiatement, faute d’avoir procédé au préalable à une analyse sociale des plus élémentaires.

Car le comportement de classe n’est pas déterminé par le niveau absolu du revenu, mais par la situation relative de
revenu et de prestige dans la communauté.

Un petit fonctionnaire français en Algérie, fait partie des 20 % de la population ayant les niveaux de revenus les plus élevés. Il revendique, pour lui et ses enfants, un droit privilégié à son emploi. Il a conscience de son prestige social d’Européen par rapport aux « bicots » et aux « ratons ». Il a donc une mentalité de classe dominante, et se solidarise avec les gros colons contre la révolution montante du prolétariat musulman. ‘

Le « petit blanc » sera même plus fanatiquement ultra que le « gros ». Car les capitalistes ont déjà leur fortune à l’abri, et seront toujours, en France comme en Algérie, des membres de la classe privilégiée ; tandis que le
« petit blanc », même s’il retrouve son emploi en France, deviendra un prolétaire ou un demi-prolétaire, au lieu d’être un « prépondérant ». Et il ne peut espérer rester dans une Algérie indépendante qu’en perdant, là aussi, tous ses privilèges.

Et pourtant il y a en Algérie des libéraux, chrétiens, communistes, socialistes, qui croient à la possibilité de la fraternité par l’abandon de la prépondérance
et à l’amitié franco-algérienne au-delà de l’indépendance.

Ce sont des hommes dont les convictions morales ou intellectuelles sont assez fortes pour leur permettre de dépasser le déterminisme de classe.
Les noms d’Alleg et de Popie symbolisent leur admirable courage. Ils sont très peu nombreux.

Les responsabilités des Pieds Noirs

Les Français d’Algérie ont, collectivement, une responsabilité terrible dans le déclenchement et la poursuite de la guerre d’Algérie.

L’intégration et la francisation, qu’ils réclament maintenant à cors et à cris, ils en ont empêché la réalisation pendant un siècle. L’histoire est longue de leur résistance furieuse contre les moindres mesures libérales, les plus timides tentatives pour accorder aux Algériens des droits égaux. Face à une opinion métropolitaine ignorante et indifférente, ils ont
toujours réussi à imposer leur volonté.

Peu d’années avant la dernière guerre, le projet Blum-Viollette tendait bien modestement à accorder le droit de vote à une petite élite d’Algériens musulmans (anciens combattants, possesseurs de diplômes, etc.). Devant le tollé d’indignation soulevé parmi les Français d’Algérie, le Sénat « républicain » refusa le projet.

Aprés la guerre, quand il fallut bien accorder le droit de vote aux musulmans, l’Administration française, composée de Pieds Noirs (les Métropolitains, y compris le Gouverneur Général, avaient été rapidement mis au pas) s’arrangea pour si bien falsifier, truquer et trafiquer les élections de 1947, que les Algériens musulmans perdirent foi, définitivement, dans la possibilité démocratique d’accéder à la Liberté. La révolte violente restait, pour eux, la seule voie ouverte.

Depuis le début de la guerre d’Algérie, chaque fois qu’une
possibilité de paix par la négociation s’est entr’ouverte, les Français d’Algérie, avec la complicité de
l’armée, ont réussi à la saboter, à imposer à une métropole fascinée la continuation de la guerre.

Notre responsabilité envers les Pieds Noirs

Tout ceci étant dit sans ménagement, il faut que nous nous mettions bien dans la tête que les Pieds Noirs
ne sont individuellement ni plus bêtes ni plus méchants que nous.

La « famille Hernandez » est une famille de braves travailleurs, pleins de gentillesse et de vivacité méditerranéennes, vivant souvent en bon voisinage avec l’Arabe du coin.

Leur comportement politique absurde et souvent atroce
est un comportement de classe. Ils se sont conduits en classe dominante.

Mais pourquoi ?

Parce que depuis 130 ans, la France les a installés là-bas en dominateurs, parce que l’opinion métropolitaine (même l’opinion de gauche) est restée, jusqu’à l’éclatement de la rébellion, épaissement indifférente à tout ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée.

Quoi qu’il arrive, l’indépendance de l’Algérie est proche – dans un mois, dans un an, dans trois ans.

Un million de Français perdront leurs privilèges,
ce qui est fatal et juste ; mais, en outre, ils se sentiront (peut-être à tort) menacés dans leur vie, ils se sentiront (non sans raison) menacés de perdre leur patrie et leurs moyens d’existence.

Or, nous sommes responsables d’eux …

La sécurité physique

Le danger d’un massacre des Européens au moment de l’accession de l’Algérie à l’indépendance existe-t-il ?

Je suis convaincue que non, pourvu que les négociations qui aboutiront à l’indépendance se passent dans de bonnes conditions et que les Français d’Algérie ne se livrent pas à des gestes de folie.

La maturité politique du F.L.N., la structure de son organisation politico-administrative, qui, dès maintenant encadre solidement les masses algériennes, doivent normalement écarter d’emblée le risque d’une période d’anarchie et de massacres, d’une « congolisation ».

Néanmoins, il faut tenir compte de la possibilité de règlements de comptes locaux, ou de flambées de violence survenant à la suite d’un conflit politique ou d’une provocation (comme le massacre de Meknès après l’interception de Ben Bella). Il faut tenir compte aussi du facteur subjectif, de la peur des Européens (qui peut les entraîner au pire). Ils ont droit non seulement à être objectivement en sécurité, mais à être subjectivement rassurés.

Ce serait une illusion de croire que
l’Armée française pourra rester longtemps, voire durablement, dans une Algérie indépendante.

Mais sans doute faudrait-il prévoir une période transitoire où le maintien de l’ordre serait assuré à la fois par l’armée française et l’A.L.N. renforcées ou non par les troupes tunisiennes et marocaines.

Quelle que soit la solution envisagée, le problème de la sécurité physique des Français d’Algérie sera sans doute
relativement facile à résoudre, et perdra de son acuité dès que le gouvernement de l’Algérie indépendante sera définitivement installé.

Le droit à la Patrie

Depuis six ans, les Algériens se battent
pour avoir droit à une Patrie. Alors qu’ils sont sur le point de conquérir ce droit, il ne faudrait pas que les Français d’Algérie le perdent.

Les Français d’Algérie sont profondément Français. Et ils sont en même temps profondément attachés à la terre algérienne.

L’inévitable séparation de l’Algérie et de la France signifie pour eux, en tout état de cause, un drame douloureux. Nous verrons tout à l’heure que tous ne
pourront pas rester en Algérie. Quel sera le statut national de ceux qui voudront rester ?

Le F.L.N. leur offre une alternative : ou bien ils seront des Algériens comme les autres, avec les mêmes droits que les Algériens musulmans, mais sans pouvoir se réclamer de la nationalité française – ou bien ils pourront rester en Algérie en tant qu’étrangers, éventuellement privilégiés.

Ce choix parait trop étroit.

Pourquoi ne pas admettre le droit à la double nationalité, tant pour les Français en Algérie que pour les Algériens en France (comme l’ont, je crois, les Irlandais à l’égard de l’Angleterre) ?

Au minimum, un long délai devrait être prévu avant le moment où les Européens d’Algérie auront à choisir entre la nationalité française et algérienne.

D’autre part, les Français qui accepteront la nationalité algérienne risquent d’être submergés dans la masse musulmane.

Il serait souhaitable d’obtenir pour eux un « statut de minorité » qui, sans rappeler en rien les privilèges colonialistes, leur permette d’avoir des représentants défendant leurs intérêts spécifiques.

Toutes ces difficultés ne semblent pas insurmontables, si la négociation s’engage sur un bon rail.

La survie économique

Nous en arrivons maintenant au problème le plus grave, pour ne pas-dire au seul problème véritable : celui de la survie économique des Français d’Algérie.

Il faut dire la vérité en toute franchise : une grande partie d’entre eux ne pourront pas survivre économiquement dans une Algérie indépendante, et se verront obligés de rentrer en métropole.

Quand on dit que l’Algérie libre aura besoin des Français, c’est à la fois vrai et faux. Elle aura besoin de techniciens et d’enseignants qu’elle demandera à la France si la négociation, comme nous l’espérons, mène à la réconciliation.

Malheureusement, l’actuelle population française d’Algérie n’est pas composée en majeure partie de techniciens et d’enseignants, mais de colons, d’employés, de petits fonctionnaires, de boutiquiers, etc…, etc…

Comme les études du Club Jean Moulin l’ont montré, la structure socio-professionnelle de cette population est liée au système colonial, et apparaîtra en grande partie comme parasitaire dans un pays sous-développé devenu indépendant.

Ainsi, il est évident que les Algériens viendront reprendre les terres que la colonisation leur a arrachées, et qu’ils nationaliseront, au minimum, les 6 000 ou 8 000 grands domaines appartenant à des Européens.

D’autre part, les Musulmans ne sont que 20 % dans la fonction publique alors que, au prorata des populations, ils devraient être au moins 85 à 90 %.

Un Etat algérien, quelque bien disposé qu’il soit, ne pourra à la longue tolérer une telle situation, et fera tous ses efforts pour algérianiser le plus rapidement possible le corps des fonctionnaires.

Et bien entendu, il supprimera en toute logique le « tiers colonial ».

D’autre part, au fur et à mesure que la scolarisation progressera, les Algériens prendront la place des Européens dans les cadres moyens de l’industrie (82 % d’Européens), dans la profession d’employés de bureau (78 % d’Européens), etc.

Et quand partiront les grands colons et les fonctionnaires, les patrons des cafés où ils se réunissaient, les couturières qui habillaient leurs femmes partiront en même temps.

Il faut voir les choses avec réalisme : si les deux tiers ou même la moitié des Français d’Algérie arrivent à survivre économiquement, d’une façon durable, dans l’Algérie indépendante, ce sera un grand succès.

Pour y parvenir, une négociation serrée, profession par profession, sera nécessaire, pour, dans la mesure du possible, protéger les petits colons, prévoir des étapes dans l’algérianisation de la fonction publique, etc…

Le sort des Français d’Algérie devrait être, dans la négociation qui vient, la préoccupation française essentielle, plutôt que tels intérêts pétroliers ou économiques.

Il faudra aussi que les Pieds Noirs sachent s’adapter à une situation nouvelle où ils seront les égaux des Algériens et non plus des « prépondérants ».

Les structures d’accueil

Mais en tout état de cause, nous devons nous attendre à accueillir en France métropolitaine plusieurs centaines de milliers de Français d’Algérie.

Rien n’a été fait pour l’accueil des Français rapatriés d’Indochine, de Tunisie, et du Maroc. Il est vrai qu’ils étaient peu nombreux, et souvent (pas toujours !) en situation aisée.

Si nous agissions de même envers les Français revenant d’Algérie (qui seront nombreux et seront souvent des « petits blancs  » très modestes), nous commettrions une injustice, nous manquerions à la solidarité nationale, et nous commettrions en outre une faute politique, car l’amertume et la juste indignation les enfonceraient encore davantage dans l’aventurisme politique, et le fascisme.

Il faudrait dès maintenant prévoir pour eux des « indemnités de décolonisation » ; non, comme l’a proposé le club Jean Moulin, des indemnités équivalant à la réparation intégrale du dommage économique subi, (ce qui aboutirait à payer des sommes fabuleuses aux gros colons et aux capitalistes), mais des indemnitées plafonnées ou peut-être même forfaitaires, leur permettant de se réadapter, d’acquérir un logement, de se réinstaller dans la profession, de se réhabituer à la vie en Prance.

Il faudrait surtout, dès maintenant, préparer leur intégration dans la vie économique métropolitaine.

Tout ceci comportera des sacrifices pour les métropolitains, mais des sacrifices qui paraîtront légers, s’ils peuvent faciliter le retour à la Paix véritable.

Andrée Pierre-Vienot

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