Après une très longue attente, après 168 ans d’humiliation et de déni, la perspective d’un retour des martyrs des Zaatcha (1849) n’est plus une illusion. Le Président Macron s’y est engagé et il est peu probable qu’il se dédise. C’est un événement important. Il remet dans l’actualité un des épisodes les plus sinistres de la colonisation, épisode qui s’est soldé par le massacre quasi total de la population de la ville-oasis des Zaatcha en 1849 par l’armée du général Herbillon, l’exécution des chefs de la rébellion et leur décapitation post mortem. Leurs têtes ont été exposées, tels des trophées de guerre, dans les villages de la région, avant de finir, après avoir décoré les intérieurs des maisons de médecins militaires friands de restes humains, dans les sous-sols du Musée de l’Homme…
Il faudra que les Français apprennent des noms étranges
En l’absence d’un récit national algérien, la mythologie coloniale s’est imposée comme la grille quasi unique de lecture en France. Loin d’être perçue comme une opération de brigandage international, la colonisation s’est présentée comme une entreprise chevaleresque. Il s’agissait d’apporter la civilisation et la connaissance à des peuplades sauvages. Cette vision est encore d’actualité. La controverse autour de l’article 3 de la loi du 23 février 2005 l’a largement démontré. Rappelons que cet article porte sur le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. ». Le débat a montré que l’image de la colonisation restait très marquée par ce mensonge inaugural. Lorsque viendra le temps du retour effectif des restes des suppliciés des Zaatcha, le passé remontera à la surface et révélera la face hideuse du colonialisme. On saura alors que cette entreprise « chevaleresque » n’était rien d’autre qu’une agression criminelle perpétrée contre tout un peuple. Il faudra que les Français acceptent d’ouvrir les yeux sur la barbarie commise en leur nom et sur la base d’un mensonge. Il faudra qu’ils affrontent la réalité des atrocités commises par un régime qui se réclamait des Lumières.
Il faudra qu’ils apprennent des noms étranges, ceux des Ouled Riah, des Ouled Sbih, ces communautés exterminées de la pire des façons, enfumées par le colonel Pélissier sur ordre du maréchal Bugeaud, ou emmurées par le général Cavaignac dans des grottes. Il faudra qu’ils sachent situer sur une carte la ville de Mascara, brûlée après avoir été mise à sac par le maréchal Clauzel, les villes de Guelma, Kherrata, Sétif, dont les précipices qui les entourent sont devenus les tombes de dizaines de milliers d’Algériens. Ils apprendront à connaître Skikda, ex Philippeville, qui a connu en 1955 un massacre mené notamment par le futur général Aussaresses, alors capitaine, qui a fait des milliers de victimes civiles. Il faudra en fait qu’ils apprennent les noms de toutes les villes, tous les villages, tous les douars d’Algérie car ils ont tous goûté, à des degrés divers mais avec la même cruauté, à la férule coloniale. Ils ont tous eu leur lot de disparus, de handicapés. Ils ont tous connu la misère, le déclassement, l’invisibilisation. Ils ont tous connu le mépris structurel, la haine immense qui les englobaient dans leur totalité.
Si les Français connaissent les noms des camps de concentration de sinistre mémoire de la Seconde Guerre mondiale, ils ne connaissent pas leurs pendants algériens. L’opinion avait été pourtant alertée en 12 mars 1959 par un rapport accablant établi par un jeune énarque qui s’appelait Michel Rocard. Ces camps ne portaient pas le même nom que leurs « célèbres » devanciers. L’administration coloniale avait de l’imagination à revendre. Il en existait trois catégories qui répondaient aux noms poétiques de camps de recasement, camps de resserrement et camps de regroupement. En 1959, on en comptait 936, le nombre d’Algériens qui y ont été reclus varie entre un million et un million-sept-cent-cinquante mille. Si on y ajoute ceux qui étaient en prison et en camp d’internement, les assignations à résidence et les centres spéciaux, on arrive au chiffre effarant de 40 % de la population privée de liberté… Michel Rocard avait dénoncé à l’époque la situation sanitaire catastrophique, l’énorme mortalité infantile et la misère. L’aide alimentaire, largement insuffisante, était de plus soumise à l’humeur d’un fonctionnaire ou d’un officier qui pouvait la suspendre selon son bon vouloir.
Un peuple déraciné sur son propre sol
A ceci s’ajoute l’exode des ruraux fuyant la guerre et venus s’agglutiner autour des villes. Tous ces facteurs, le déracinement, les humiliations, la misère, les massacres, la destruction du tissu familial et social, s’additionnent pour faire de l’Algérien un fantôme hagard, affamé, acculturé. Qui oserait prétendre qu’un tel traitement n’a été d’aucun effet sur l’Algérie indépendante ? Qui oserait prétendre que ces 132 ans de destruction méthodique de l’âme, de la culture, des traditions d’un peuple ne laissent aucune trace, sont sans conséquence sur la marche de l’Algérie après l’indépendance, une Algérie qui a reçu, en legs généreux de la France coloniale, un peuple traumatisé, analphabète à 85 %, déraciné sur son propre sol ?
Au cours de son bref passage à Alger, le Président Macron a invité ceux qui lui rappelaient l’époque coloniale à regarder vers l’avenir. Il n’a guère innové en la matière par rapport à ses prédécesseurs, à ceci près qu’il a mis en avant un argument dont ces mêmes prédécesseurs ne pouvaient guère se prévaloir, son… âge ! Mais que faisait-il donc à Verdun, le 10 novembre 2017 ? C’est vrai qu’il a déclaré son peu de goût pour les commémorations. Mais c’est vrai aussi que l’Allemagne a avoué ses crimes et continue de courser les nazis. Le dernier en date, un vieillard de 96 ans vient d’être emprisonné. La mémoire française est plutôt apaisée et les besoins de commémorer sont probablement moindres.
Ce n’est pas le cas de la mémoire algérienne. Elle charrie toujours ses fantômes. L’ancienne puissance coloniale n’a toujours pas reconnu ses crimes, encore moins demandé pardon pour les avoir commis. Bien au contraire, elle affiche encore aujourd’hui une aisance un peu trop grande quand elle rend visite à ses anciennes colonies. C’est elle qui fixe le tempo, qui décide de l’ordre du jour, qui s’autorise des blagues sinistres, notamment à propos des Comoriens.
C’est à nous, Algériens, de décider de l’opportunité et la forme de la commémoration de nos morts, et non à la France de revêtir ses victimes du manteau de l’oubli. Avec le retour des crânes de nos martyrs, nous comptons bien inaugurer une nouvelle ère, celle de la redécouverte critique de notre patrimoine, de l’exigence du retour de tous les éléments de ce patrimoine dans notre pays.
Retrouver le chemin d’un respect véritable
C’est aux Français d’aujourd’hui, qui découvrent l’étendue du mal fait en leur nom, d’agir pour que soit rendue possible une réconciliation éventuelle. C’est en leur sein que sont nés des Français qui ont refusé la barbarie et qui ont noms Favrelière, Alleg, Jeanson, Sartre, Charby, et bien d’autres. Beaucoup de gens de bonne foi plaident pour une réconciliation sur le modèle allemand. Cette comparaison n’est pas pertinente. Les Allemands et les Français se percevaient comme des égaux, tout en se haïssant. En dépit de cette haine, il n’est venu à l’esprit d’aucun soldat français de décapiter un soldat allemand et d’exhiber son crâne comme un trophée de guerre, et vice-versa. En revanche, les deux pays avaient un commun de mettre dans leurs musées des crânes de Herrero, pour les uns, d’Algériens pour les autres. Il n’y avait donc pas d’obstacle infranchissable à une réconciliation.
Il faudrait donc retrouver le chemin d’un respect véritable, qui passe par des mots justes, qui manifestent un regret véritable et une réelle volonté de remettre l’égalité au cœur des relations entre les deux partenaires. Il y a actuellement en France une tendance à l’annulation de la prescription pour le délit de viol. C’est une très bonne initiative. La colonisation est le pire des viols. Pour elle il n’y aura jamais prescription. Les mânes de nos morts s’y opposent…