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Le rapport de Benjamin Stora
sur la mémoire de la guerre d’Algérie
provoque de riches débats
en France et en Algérie

Les autorités algériennes n'ont toujours pas réagi officiellement au rapport Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie, et le membre du cabinet du président Tebboune que celui-ci a chargé de lui remettre un rapport de son côté ne l'a toujours pas rendu public ni peut-être même rédigé. Mais, en Algérie comme en France, le rapport Stora suscite réflexions et commentaires. Ci-dessous, le texte d'un universitaire algérien, Mouloud Hedir, qui le considère comme le point de départ d’un débat qui rassemble toutes les bonnes volontés en Algérie. Il souhaite par ses propres commentaires faire la jonction avec ceux qui, en France, travaillent dans la même direction. Ci-dessous aussi une émission de France culture où Benjamin Stora revient sur son rapport.

Ce que nous dit le rapport Stora. Un point de vue citoyen

par Mouloud Hedir, universitaire algérien, le 25 mars 2021.

Mouloud Hedir est membre du Think Thank Care. Il est l’auteur de L’économie algérienne à l’épreuve de l’OMC, éditions ANEP, Alger.

Le rapport produit par l’historien Benjamin Stora, à la demande du président français Macron, sous le titre « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » a été rendu public en janvier 2021. Alors qu’il avait été suggéré dans un premier temps qu’il soit écrit à quatre mains, il fut finalement décidé que les deux pays produiraient chacun sa propre version. En attendant celle que devrait proposer la personne désignée à cet effet par le président Tebboune, on ne peut nier le grand intérêt que suscite, au regard d’un simple citoyen algérien, la lecture des 100 pages de ce premier rapport.

Faible opportunité politique du rapport Stora, vu du côté algérien

La décision de produire cette réflexion sur la mémoire coloniale est une initiative des autorités françaises et répond plus aux contingences internes du calendrier politique français que des contraintes que vit actuellement la scène politique algérienne. Dans une Algérie qui fait toujours face aux soubresauts du régime agonisant des Bouteflika et à une crise économique sans précédent, l’entame d’un débat hautement politique sur l’histoire récente du pays et sur la mémoire coloniale est loin d’être au centre des préoccupations.

La désignation d’une contrepartie pour faire le même travail et mettre en avant le point de vue algérien s’est faite sans enthousiasme, comme en témoigne le choix porté sur une personnalité loin d’être, comme Benjamin Stora, un spécialiste reconnu des questions historiques. Cela se reflète aussi dans les réactions réservées qui ont suivi la publication du rapport, et dans le faible empressement à voir sortir la version de l’expert algérien, dont on se doute qu’elle devra au préalable recueillir l’imprimatur officielle.

Pour l’heure et comme le rappelle le rapport Stora, la doctrine des autorités algériennes vis-à-vis du fait colonial en est encore à celle formulée sommairement par l’ex-président déchu, lors du discours solennel qu’il avait prononcé en Juin 2000 devant l’assemblée nationale française, et qui rappelait fondamentalement « la dette imprescriptible » de la France envers l’Algérie et la nécessité de « rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation ».

Cette doctrine sommaire, qui ne devrait pas évoluer dans le contexte politique actuel, souffre manifestement d’un double handicap : elle n’a eu, d’une part, aucune conséquence concrète sur le terrain, vingt années plus tard ; elle porte, d’autre part, la marque d’un président aujourd’hui honni dont le régime est associé à la corruption à grande échelle, à la fraude électorale et au déni des libertés.

Réconcilier les mémoires, un exercice difficile

Mr Benjamin Stora est sans conteste un historien de valeur, dont le travail sur l’histoire coloniale de l’Algérie lui vaut respect et considération en Algérie, en France et au-delà dans le monde entier. Il était parfaitement qualifié pour le « travail de mémoire, de vérité et de réconciliation » dont il a été officiellement chargé. Mais que sa mission était par essence ardue, chaque pays donnant un sens particulier à l’exercice mémoriel. Comme le disait Jean-Claude Carrière, une des figures les plus attachantes du paysage culturel français (par ailleurs historien de formation), « Tous les pays du monde racontent leur histoire, qui ne coïncide pas du tout avec celle de leurs voisins. On l’a vu lors de la dislocation de la Yougoslavie, où chaque partie raconte l’histoire à sa façon. Les mêmes événements ne sont plus du tout les mêmes, selon qu’ils étaient racontés d’un côté ou de l’autre. (…) La mémoire est un exercice du temps présent1 ».

En l’occurrence, et sans nier la volonté politique commune d’apaisement de leur relation bilatérale, on voit bien que chacun des deux Etats entend s’adresser en priorité à sa propre opinion publique.

Du côté français, si la déclaration du président Macron qualifiant en 2016 la colonisation de crime contre l’humanité passe toujours mal, il reste néanmoins qu’il va bien falloir commencer à jeter davantage de lumière les crimes et autres indignités qui ont accompagné, 132 années durant, la colonisation française de l’Algérie (expropriations ; enfumades ; acculturation ; code de l’indigénat ; répression féroce des révoltes successives ; déportations ; mobilisations de masse durant les deux guerres mondiales ; falsification des élections ; exécutions sommaires ; torture généralisée ; etc.).

Benjamin Stora et Abdelmadjid Merdaci en 2012
Benjamin Stora et Abdelmadjid Merdaci en 2012

A mesure que les consciences s’éveillent, que s’ouvrent les archives, même à doses homéopathiques, que les crimes sont de mieux en mieux documentés, le tableau qui transparait est celui du visage hideux de l’occupation coloniale. Dans un monde où toute information circule à grande vitesse et est partagée par l’humanité entière, les dirigeants français savent parfaitement que leur pays est condamné à assumer cette face sombre de son passé et qu’il se doit, tôt ou tard, de surmonter les fortes résistances qui persistent à s’y opposer. Il semble bien que ce soit là la fonction première du rapport commandé à Benjamin Stora.

Du côté algérien, on note surtout l’extrême réserve, sinon la timidité des réactions officielles enregistrées face à ce rapport Stora comme, de manière plus générale, face aux crimes et exactions pourtant avérés de la colonisation française. La demande de présentation formelle d’excuses de la partie française est sans conteste tout à fait légitime, mais elle exprimée sur un mode presque mécanique, comme une façon plutôt commode de simplement renvoyer la balle, sachant à l’avance qu’elle n’a aucune chance d’aboutir, dans le contexte politique prévalant en France. Surtout, à supposer que cette phase d’excuses soit effectivement engagée, rien n’a été fait jusqu’ici pour éclairer la signification précise d’un tel engagement et les suites pratiques auxquelles il est censé donner lieu. Paradoxalement, alors même que la lutte anticoloniale a été, depuis 1962 à ce jour, la source majeure de légitimation de toutes les élites politiques qui se sont succédées à la tête de l’Etat algérien, très peu a été fait pour documenter concrètement les méfaits du colonialisme ou pour disséminer l’information sur les travaux effectués à ce sujet, en Algérie même, en France ou dans le monde.

Sortir des querelles stériles pour mieux connaitre les réalités coloniales

L’intérêt principal de ce rapport Stora, c’est de proposer de sortir d’un statu quo stérile dans lequel chaque partie ressasse machinalement ses propres arguments. En l’occurrence et vu d’Algérie, l’idée n’est pas tant d’attendre une improbable réconciliation dont on distingue mal les contours, que de rétablir une forme de dialogue, au-delà de l’espace étatique. Dès lors que l’Algérie a accédé au statut d’Etat indépendant et totalement souverain, sa relation avec l’Etat français est régie par les usages du droit international qui laissent généralement peu de place à des sentiments comme le repentir ou l’excuse.

En revanche, cela fait sens au sein de la société algérienne. La recommandation par Benjamin Stora « de poursuivre la connaissance de ce que fut le système colonial » dans le cadre « d’un travail de longue haleine que nous devons mener ensemble des deux côtés de la Méditerranée » mérite d’être entendue parce qu’elle invite à sortir des poncifs purement idéologiques pour regarder de front les réalités les plus crues du système colonial. Le premier pas en ce sens est celui qui consiste, pour nous, à lire attentivement le rapport en question, à le critiquer le cas échéant et ne pas se contenter de simplement lui jeter la pierre au prétexte qu’il est destiné avant tout au pouvoir politique français.

Quoiqu’on en pense par ailleurs, une telle lecture est enrichissante et pleine d’enseignements. Pour qui, côté algérien, s’intéresse seulement à cette histoire coloniale laquelle, quoi qu’on en dise, est au cœur du système politique national depuis l’indépendance à ce jour, le rapport est plein d’informations utiles, peu connues en dehors des milieux spécialisés. Certains le rejettent d’un revers de main, au motif avéré qu’il ne met pas suffisamment en évidence l’étendue des crimes coloniaux, ce qui, reconnaissons le, n’était pas envisageable pour une commande du pouvoir politique français.

Il y a mieux à faire. Considérons le, non comme une fin en soi, mais comme le point de départ d’un débat plus consistant et, pour toutes les bonnes volontés intéressées dans notre pays (qu’il s’agisse d’acteurs institutionnels, d’historiens spécialisés, d’universitaires et chercheurs, ou même de citoyens curieux) de faire jonction avec ceux qui, en France, travaillent dans la même direction. Il nous faut garder en tête, à ce titre, que la mise à jour des crimes coloniaux et leur documentation doivent beaucoup à toute une longue chaine de personnalités françaises remarquables de haut en bas de l’échelle sociale qui, 132 années durant, n’ont pas accepté le fait accompli des exactions de l’armée d’occupation et de leur couverture par tous les pouvoirs politiques qui ont exercé en Algérie.

De quelques interrogations que soulève ce rapport Stora

A l’évidence, les cicatrices de la colonisation et de la guerre d’Algérie sont encore vivaces en France comme en Algérie, et pour des raisons souvent diamétralement opposées. Cela se lit à travers la rédaction malaisée du rapport et son souci de ne froisser les susceptibilités d’aucune des parties, pour éviter de les braquer et, bien sûr, sans trop transiger avec la vérité historique. S’il faut donc l’aborder au départ avec un apriori favorable, on y relève toutefois un certain nombre d’aspects dérangeants ou d’interrogations que l’on ne peut manquer de soulever.

Le lien surprenant entre colonisation et terrorisme islamiste

La référence explicite que le rapport fait au terrorisme islamiste est un de ces aspects surprenants. A deux reprises, il y est ainsi noté que « au moment où la rédaction de ce rapport touchait à sa fin, des attentats meurtriers ont frappé la France, la décapitation du Professeur d’histoire Samuel Paty, et l’assassinat à Nice de trois fidèles dans une Eglise, victimes du tel islamiste. Après ces actes meurtriers, se sont posés le rapport entre la religion musulmane et l’instrumentalisation de cette religion à des fins politiques ».

L’islamisme politique violent constitue un défi de taille pour les pays qui en sont victimes, mais le lien que Mr Stora établit implicitement entre ces meurtres ignobles et la colonisation de l’Algérie, est aussi surprenant que difficile à saisir. La crainte des « incendies de mémoires enflammées, surtout dans la jeunesse » n’est pas vraiment l’argument pertinent pour justifier la nécessité d’un nouveau discours sur la colonisation. Chacun sait que cette forme de terrorisme, dont l’Algérie a elle-même lourdement pâti, infeste quasiment la planète entière. Outre qu’il trouve son origine dans des pays du Moyen Orient avec lesquels la France entretient par ailleurs d’étroites relations, c’est un relent des guerres modernes de la fin du vingtième siècle et des réseaux sociaux mondialisés, sans lien vraiment établi avec les expériences coloniales.

Surtout, loin de rapprocher les points de vue sur cette colonisation, l’argument contribue plutôt à alimenter cette « mémoire de la bonne conscience qui s’enracine en France » et qui prend prétexte du fanatisme religieux et de « la certitude d’avoir eu raison à l’époque coloniale ».

Les retards inexpliqués de l’ouverture des archives

La partie consacrée au dossier des archives coloniales et à la nécessité de leur ouverture complète est certainement une des plus riches et des plus instructives de ce rapport Stora. Outre l’état général des lieux qui y est présenté, on y distingue une ligne de travail d’autant plus simple et explicite que, dans le principe, la partie française admet elle-même la nécessité d’une ouverture systématique des archives, soixante années après l’indépendance algérienne.

En l’occurrence, ce principe est celui qui est posé dans le droit commun français et qui est censé s’appliquer à toutes les catégories d’archives publiques, après une période maximale de cinquante années. Le rapport Stora pointe tout une série d’obstacles qui ont été opposés et qui restent encore inexplicablement dressés devant l’accès aux archives algériennes, en dépit des prescriptions de la loi française.

On observera, à ce sujet, que les autorités algériennes ne semblent pas avoir jamais protesté devant ces blocages. L’accès aux archives de la colonisation n’a jamais figuré au rang des priorités des autorités algériennes. Il est vrai que le problème n’est pas seulement d’ordre politique, il est à la base d’ordre technique et pratique. Benjamin Stora signale très justement un ensemble de questions pertinentes soulevées par l’historien algérien Hosni Kitouni : quelles catégories d’archives récupérer ? Sous quelle forme, originaux ou copies ? Et sur quels supports ? Comment s’organiser pour les exploiter utilement ? Comment en organiser l’accessibilité ? Qui doit financer le rapatriement de ces archives ? etc. Implicitement, ces interrogations suggèrent que notre pays a besoin encore de mieux s’organiser pour prendre réellement possession de la masse imposante des archives coloniales. Le préalable de l’accord politique, du côté français, n’est donc pas le principal obstacle.

Cela étant, Benjamin Stora nous rappelle qu’en dépit du temps écoulé, ces archives présentent toujours une sensibilité extrême pour la France, au vu de toutes les précautions qu’elle prend à les divulguer, y compris pour les chercheurs français. Même s’il ne le dit pas, on y décèle les traces de vieilles rancœurs. Ainsi du caractère emblématique de ces archives touchant aux plans de dissémination des mines antipersonnel posées aux frontières algériennes avec le Maroc et la Tunisie et qui n’ont été restituées qu’en octobre 2007. L’armée algérienne avait dû s’employer d’elle-même après 1962 pour rechercher et détruire une partie de ces mines. Quand on sait que des dizaines d’enfants ont été estropiés à vie faute d’un déminage méthodique et systématique, on se demande s’il faut saluer le courage du président Sarkozy qui a ordonné d’enfin remettre ces plans ou dénoncer l’inertie coupable de tous ceux qui, avant lui, les ont dissimulés maladivement pendant 45 années.

Coopération économique et mémoire coloniale

Bizarrement, le rapport Stora met en avant un thème sur lequel il n’était pas vraiment attendu, celui de la coopération économique. Il aborde ainsi la tenue en décembre 2017 d’une session du « Comité intergouvernemental de haut niveau franco-algérien », comme le souhait d’instaurer un climat de détente de la part du gouvernement français. Ainsi, est-il noté que « cette session, à laquelle ont pris part plusieurs membres des gouvernements algérien et français, a été l’occasion pour les deux parties de réaffirmer leur volonté de hisser le partenariat économique et industriel entre l’Algérie et la France au niveau d’excellence de leurs relations politiques et se sont félicitées de (…) la signature de trois accords de partenariat dans les domaines de l’automobile, l’énergie et l’agroalimentaire ».

Cette incursion dans le domaine de la relation économique entre les deux pays est pour le moins curieuse. Loin de contribuer à créer un climat détendu et serein, la coopération économique bilatérale depuis 1962 à ce jour aura été plutôt une source de tensions et de malentendus. L’objectif inscrit dans les accords d’Evian, d’une « indépendance algérienne dans la coopération avec la France » avait volé en éclats avec le départ massif de la population européenne et fut définitivement enterré avec la nationalisation des intérêts pétroliers français en 1971. Depuis cette date et en dépit du fait que la France reste toujours un des tous premiers partenaires commerciaux de l’Algérie, il est difficile de citer un projet de coopération bilatérale que l’on puisse considérer aujourd’hui comme exemplaire.

Il est vrai qu’on ne peut pas imputer un tel échec à la France seule, les autorités algériennes en assumant elles-mêmes une grande responsabilité. Au surplus, pour toutes les questions économiques essentielles, celles se rapportant à l’investissement et au commerce, c’est l’instance européenne qui, depuis l’avènement du marché unique européen, en est comptable et est l’interlocuteur de l’Algérie comme de tous les autres pays du monde.

Quant à ce Comité intergouvernemental, il n’a servi en aucune façon les intérêts de l’économie algérienne, comme en témoigne le blocage actuel de ce projet censé être l’annonce d’une industrie automobile algérienne. Si l’on ajoute que les ministres qui animaient cette session d’octobre 2017 que mentionne le rapport Stora, sont quasiment tous soit en fuite, soit emprisonnés pour des faits graves de corruption, on comprend que la voie de la coopération économique empruntée jusqu’ici n’apporte rien à la volonté affichée d’apaisement. On attend vainement un projet significatif comme celui d’un hôpital français, d’une université française, etc., qui soit porté par la coopération française en Algérie.

A défaut d’une ambition effective de coopération économique durable, on pourrait demander à la France de simplement se désolidariser de ces pratiques généralisées de corruption au sein de notre économie, et de cesser d’accueillir toute cette faune de dirigeants prédateurs qui, après avoir pillé leur pays, vont s’y soigner, s’y réfugier ou vivre de leurs prébendes.

Comment aborder les suites de ce travail de mémoire du côté algérien ?

Le rapport Stora s’analyse comme l’une des pièces d’un débat de plus en plus vigoureux en France au sujet de la colonisation en général, de la colonisation algérienne en particulier. Au-delà de son contenu, pertinent ou contestable soit-il, il nous interroge indirectement sur la façon dont nous-mêmes algériens appréhendons un débat dont nous sommes l’objet, soixante années après l’accession à l’indépendance de notre pays.

La palette des questions qui nous sont posées et qui ont besoin d’une réflexion renouvelée sont multiples. On peut juste en évoquer rapidement quelques unes, parmi lesquelles celles qui suivent et pourraient s’analyser comme notre devoir en interne, notre « homework » d’algériens.

Faire émerger un point de vue citoyen : l’histoire n’est pas une affaire administrative

Une des caractéristiques frappantes du débat sur la question coloniale, c’est que, côté algérien, la seule voie audible est celle des autorités politiques officielles, là où la partie française fait intervenir des registres complètement distincts et autonomes, celui de l’autorité gouvernementale bien sûr, mais démultipliée par une panoplie infinie de voix représentant la société civile et politique française. Cette asymétrie affaiblit considérablement le poids de la position algérienne. La parole officielle est par nature sèche et marquée par une réserve qui n’est pas la plus appropriée pour traiter des drames humains. Mais, surtout, la mémoire ne se décrétant pas, elle est un obstacle rédhibitoire devant la volonté toute louable d’apaisement et de réconciliation durables exprimée par les deux pays.

La mise à jour et la dénonciation répétée des crimes imputés à la colonisation auront beau être légitimes et justifiées, leur portée restera toujours limitée tant qu’elles ne seront pas relayées plus activement au sein de la société algérienne. Cette lacune est loin d’être formelle, elle est symptomatique d’autres faiblesses qui prennent plus de relief quand elles sont examinées à l’aune de ce que fut l’expérience coloniale.

De l’indigénat à la citoyenneté : la libération inachevée

Une autre faiblesse qui handicape notre pays face à ce dossier de la mémoire coloniale a trait aux difficultés qu’il éprouve à jeter les bases de l’Etat démocratique qui était pourtant un des objectifs clairement énoncés de la lutte de libération nationale. Quand on sait que l’expression de la domination coloniale était tout entière illustrée dans l’infamant code de l’indigénat, un statut à mi-chemin entre l’apartheid et l’état de servitude des autochtones amérindiens, l’incapacité à promouvoir une citoyenneté pleine et entière pour les Algériens d’aujourd’hui rend quelque peu malaisée la critique de cette facette indigne de la période coloniale.

Il est frappant de constater qu’au moment même où sortait ce rapport Stora, l’actualité politique dans notre pays en soit encore à la recherche des voies et moyens de nature à garantir des élections saines et loyales à l’assemblée nationale algérienne. De nombreux observateurs et analystes nationaux, y compris dans les cercles officiels, conviennent volontiers que les résultats des élections organisées jusque-là ont été entachées de fraude massive. Même si la comparaison souffre de quelques limites, le souvenir des « élections à l’algérienne (ou à la « Naegelen) » demeure dans les esprits.

Il est vrai que les traumatismes de la guerre effroyable qui a été livrée par l’armée française en Algérie et les conditions chaotiques qui ont marqué les premières années du nouvel Etat indépendant, n’offraient pas le terreau idéal pour la mise en place d’institutions démocratiques selon les canons en vigueur dans les sociétés modernes. Le chemin vers la liberté citoyenne est certes encore long et parsemé d’obstacles. Mais, en tout état de cause, on peut considérer que le procès du régime colonial ne pourra être réellement instruit que dans le cadre d’un Etat de droit et d’une Algérie qui se sera dotée d’institutions légitimes et régulièrement élues.

Le chancre de la torture, une survivance de l’indigénat

Il est maintenant officiellement reconnu que les pratiques généralisées de la torture ont été une des facettes les plus marquantes de la guerre menée par l’armée et le pouvoir politique français aux militants algériens et à leur lutte armée pour l’indépendance. La mise à jour publique de ces pratiques s’est faite très tôt et s’analyse sans doute comme un des points culminants de la lutte de libération nationale. Dès lors que des intellectuels français en avaient eux-mêmes été victimes, comme en a témoigné ouvertement Henri Alleg en 1958, dans son livre emblématique La question, il était devenu évident que le pouvoir politique français avait définitivement perdu la partie et qu’il n’avait plus aucune capacité ni aucune légitimité à se maintenir en Algérie.

Il se trouve toutefois que ces pratiques indignes se sont malheureusement maintenues dans l’Algérie indépendante et qu’elles y ont été régulièrement documentées2. La chronique judiciaire des dernières semaines relate encore la dénonciation devant les tribunaux nationaux de traitements illégaux subis par des citoyens algériens, au moment même où le rapport Stora était débattu publiquement en Algérie et en France.

Cette concomitance vient nous rappeler très opportunément que la persistance de telles pratiques, quand bien même elles resteraient limitées, épisodiques et sans commune mesure avec ce qu’elles furent durant la guerre d’Algérie, devrait être considérée comme totalement intolérable quand on sait ce que fut cette pratique de la sauvagerie coloniale que les Algériens ont subie dans leur chair. Quelles que puissent être les circonstances politiques, l’Etat algérien indépendant ne peut oublier qu’il est né des cris de torture des meilleurs de ses enfants. Sinon, comment pourrait-il aborder lucidement son histoire la plus récente et comment pourrait-il regarder en face cette mémoire du colonialisme ? Face à ces survivances de notre ancien statut d’indigènes il ne peut qu’être, à tous points de vue, irréprochable et intransigeant.

FLN et mémoire coloniale

La création du Front de libération aura été un moment d’innovation politique majeur dans l’histoire de la lutte du peuple algérien. Après le constat d’échec de toutes les formes du combat politique engagées depuis 1830 pour faire face à l’écrasante domination coloniale, la constitution d’un front commun avec pour seul mot d’ordre la demande d’indépendance de l’Algérie aura été décisive dans le succès final du mouvement de libération nationale.

Quand on sait, de plus, ce qu’était à l’époque le poids de la puissance française et la totale asymétrie des forces aux plans militaire, économique et politique, on mesure à quel point la redoutable machine du FLN aura contribué à écrire les plus belles pages du militantisme pour la liberté au cours du vingtième siècle. Aujourd’hui qu’il est question du travail de mémoire sur la colonisation, on ne peut que regretter que ce qui fut une authentique institution nationale forgée dans le feu du combat libérateur se soit transformée en machine désincarnée de pouvoir, au service des équipes politiques qui se succèdent à la tête de l’Etat algérien depuis son indépendance. Son compagnonnage servile des vingt dernières années avec la bande de prédateurs qui ont ruiné l’économie du pays est une tache noire qu’il sera difficile d’effacer.

Il est remarquable que le parti bureaucratique qu’il est devenu aujourd’hui n’ait rien trouvé à dire de substantiel face à ce rapport Stora. L’esprit du FLN historique, véritable creuset de la lutte anticoloniale algérienne, manque cruellement aujourd’hui.

L’hommage aux justes qui ont soutenu le combat algérien durant les heures sombres

Durant les très longues années du dur combat qu’ils ont eu à mener face aux forces coloniales, les Algériennes et les Algériens ont toujours trouvé à leurs côtés des femmes et des hommes qui ont dénoncé et condamné vigoureusement la sauvagerie coloniale. Certains d’entre eux sont allés jusqu’à prendre fait et cause pour les colonisés et, durant la guerre de libération en particulier, ont risqué ou même perdu leur vie, pour un combat qu’ils considéraient comme juste et légitime.

Le temps semble maintenant venu de réfléchir au meilleur moyen de leur exprimer une forme symbolique de reconnaissance. Cela pourrait prendre la forme d’un monument financé par des dons privés algériens ; d’un mur sur lequel seraient transcrits les noms de tous ces valeureuses personnalités ; de rues de nos villes ou de bâtiments publics à baptiser par les noms les plus illustres ; d’éditions de livres racontant leur histoire et leur itinéraire ; etc.

La mise en place d’une fondation FLN dédiée à la mémoire du combat anticolonial de l’Algérie, au lieu et place du parti actuel, offrirait un espace propice à la réflexion sur un tel sujet.

En finir avec les questions faussement taboues

Le rapport Stora évoque à raison, en les effleurant à peine il est vrai, un certain nombre de questions qu’il considère comme taboues eu égard à leur extrême sensibilité au sein de la société française comme de la société algérienne, pour des raisons il est vrai diamétralement opposées. On peut citer à ce titre les thèmes liés au sort des harkis, à celui de la population dite « pied-noir » ou encore des juifs algériens qui avaient bénéficié de la citoyenneté française en 1870.

Il est vrai que, du point de vue de « l’indigène », l’importance de ces questions est longtemps apparue comme toute relative, rapportée au caractère implacable de la colonisation et aux exactions subies dans une guerre effroyable et traumatisante. Après l’accession à l’indépendance, la préoccupation était celle de panser les plaies, d’apprivoiser à nouveau la vie courante et de regarder enfin l’avenir. Il y avait urgence à tourner rapidement la page du malheur et à reprendre une respiration enfin normale, cela laissait d’autant moins de place aux autres dommages collatéraux qui ont accompagné l’atterrissage brutal dans le monde de la liberté, que l’héritage symbolique du combat pour l’indépendance était disputé âprement par ceux des protagonistes qui y avaient survécu.

Il ne semble pas déraisonnable de considérer que, soixante années plus tard, il n’y ait plus réellement de question taboue. Cela l’est d’autant moins que les Algériens peuvent regarder aujourd’hui leur histoire récente avec beaucoup de sérénité.

Les dépassements réels dont ont été victimes les harkis abandonnés à leur sort par la France, ont été plus le résultat des désordres de l’après-guerre et de l’activisme de « maquisards de la dernière heure », jamais d’une quelconque campagne voulue par le FLN ou par les nouvelles autorités du pays. En revanche, pour ceux de ces pauvres algériens déracinés qui ont rejoint péniblement le territoire français, le traitement indigne qui leur a été réservé par cette France qu’ils ont cru devoir servir, leur parcage des années durant dans des camps de la honte, témoignent d’une véritable ignominie raciste. Et, en creux, cela illustre a posteriori, si cela était encore nécessaire, la complète légitimité de la lutte pour l’indépendance.

Quant à la population « européenne » qui a quitté massivement l’Algérie après 1962, on peut comprendre qu’une partie d’entre elle ait pu garder une forme de rancœur. Celle-ci s’atténue forcément, le temps passant. La population algérienne, pour sa part, n’a jamais cédé à une forme quelconque de haine. Elle garde la mémoire longue de ses multiples envahisseurs, une mémoire pointilleuse mais qui ne cultive pas le ressentiment. Et c’est pourquoi elle peut partager raisonnablement le message de Benjamin Stora quand il conclut que « Le métissage (le “vivre ensemble”) a échoué dans l’Algérie coloniale, mais dans la France d’aujourd’hui sa réussite est un enjeu majeur. Il en est de même en Algérie, où doivent être reconnus la part prise par les Européens dans l’histoire contemporaine, ou le destin particulier des Juifs d’Algérie ».


France-Algérie : les mémoires douloureuses

Emission de France culture, « La grande table »,
par Olivia Gesbert, le 31 mai 2021

Auteur de France-Algérie, les passions douloureuses (Albin Michel, mars 2021), la version en librairie de son rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie que lui avait demandé Emanuel Macron en juillet 2020 et qu’il avait remis à l’Élysée le 20 janvier 2021, Benjamin Stora a ensuite défendu ce rapport devant les députés le 5 avril 2021. Il est historien et universitaire, enseignant à l’Université Paris 13 et à l’Inalco.



  1. Jean-Claude Carrière sur France Culture, « la Conversation Scientifique », 12 janvier 2019.
  2. Cf. notamment : Bachir Hadj Ali, L’arbitraire, Editions de Minuit, 1966 ; Lakhdar Bouregaa, récit, Les hommes de Mokorno ; Rapport du Comité national contre la torture d’Octobre 1988
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